L’incorporation animale chez l’acteur

Ivan Magrin-Chagnolleau

Citer cet article

Magrin-Chagnolleau, I. (2015). L’incorporation animale chez l’acteur. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 2.


Résumé

Dans cet article, je présente en détail l’exercice d’incorporation animale tel qu’il a été proposé par Lee Strasberg et est enseigné aux acteurs qui apprennent la méthode de l’Actors Studio. L’exercice est détaillé de telle sorte qu’une personne lisant cette description puisse le pratiquer elle-même. La première visée de cet article est donc didactique. Cet exercice est ensuite mis en perspective dans le cadre du travail d’un acteur, d’un metteur en scène, ou d’un coach d’acteur. Je montre comment l’utiliser concrètement dans un travail de construction de personnage. Je fais pour finir un lien entre la pratique de l’incorporation animale et certaines pratiques chamaniques, notamment celles des Indiens d’Amérique du Nord, afin de montrer comment cet exercice peut aussi être utilisé dans un contexte de développement de soi.

Mots clés

Incorporation, incorporer, animal, animalité, incorporation animale, acteur, jeu, technique de jeu, mise en scène, coaching, chamanisme, intuition, inconscient, Actors Studio.


1. Introduction

L’incorporation animale est une technique très utilisée chez les acteurs, et notamment ceux qui ont été formés à la méthode de l’Actors Studio. Il s’agit en effet d’un des exercices phares développés par Lee Strasberg. Mon objectif dans cet article est d’abord de décrire en détail cet exercice afin que toute personne puisse le pratiquer pour elle-même. Je m’appuie pour cela sur ma propre pratique de cet exercice en tant qu’acteur, sur ma formation d’acteur suivie à l’Actors Studio à New York pendant trois ans, et sur ma pratique de cet exercice en tant que metteur en scène et coach d’acteur. Je propose notamment cet exercice régulièrement sous forme d’ateliers. Ce fut le cas par exemple lors du congrès international IDEA qui a eu lieu à Paris en juillet 2013, et au cours duquel j’ai proposé à 25 participants une version de deux heures de cet atelier. La première dimension de cet article est donc didactique.

Mon second objectif est de mettre en lien cet exercice avec la notion de développement de soi et de certaines compétences personnelles comme l’intuition. À ce titre, j’essaie de montrer tout au long de l’article, et plus particulièrement dans les dernières parties, comment une pratique régulière de cet exercice peut développer certaines compétences physiques et mentales, en faisant notamment des liens avec des pratiques anciennes comme le chamanisme.

L’article se divise en six parties. La première donne les définitions des trois concepts principaux de l’article : animal, incorporation, incorporation animale. La deuxième partie décrit en détail l’exercice d’incorporation animale. La troisième partie explicite son utilisation dans le travail de l’acteur. La quatrième partie explore l’exercice du point de vue du metteur en scène. La cinquième partie, du point de vue du travail de coaching. Enfin, la sixième partie tisse des liens entre cet exercice et certaines pratiques chamaniques.

2. Définitions

Je voudrais d’abord tenter de définir quelques termes qui reviendront souvent dans cet article.

Animal

Le Robert donne deux définitions du mot « animal », l’une incluant l’homme, « être vivant organisé, doué de sensibilité et de motilité, hétérotrophe », l’autre excluant l’homme, « être vivant non végétal, ne possédant pas les caractéristiques de l’espère humaine (langage articulé, fonction symbolique, etc.) ». Il me paraît plus intéressant d’adopter ici la première définition, celle qui est inclusive. Elle permet, il me semble, une connexion plus profonde entre les animaux et nous, à quelque niveau que ce soit. De plus, dans le cadre d’une pratique d’incorporation animale, il est plus facile de concevoir cette incorporation, et donc de la pratiquer, si l’on considère que les animaux et nous faisons partie d’un même ensemble.

Incorporation

Le Robert définit le mot « incorporation » comme « l’action de faire entrer (une matière) dans une autre », et le mot « incorporer » comme « faire qu’une chose fasse corps avec une autre » et « unir intimement (une matière à une autre) ». Le mot « incorporation » regroupe donc plusieurs notions, celle de « faire entrer », celle de « faire corps », et celle d’« unir ».

Incorporation animale

On pourrait donc dire que l’« incorporation animale » consiste à « faire entrer un animal en soi », « faire corps avec un animal », « unir son énergie avec celle d’un animal ». La première formulation semble être la plus proche de la réalité que j’essaierai d’appréhender tout au long de cet article. Mais je pourrais dire aussi « fusionner avec un animal ».

3. L’incorporation animale à l’Actors Studio

Après avoir tenté de définir les quelques notions principales que nous allons utiliser tout au long de cet article, je vais m’attacher à décrire l’incorporation animale telle qu’elle se pratique à l’Actors Studio. Cet exercice de l’incorporation animale a été développé par Lee Strasberg[1] [2] [3], et est le fruit de tout son questionnement sur le jeu de l’acteur, ainsi que de son expérience d’acteur, de metteur en scène, de professeur et coach d’acteurs. Elle repose aussi sur sa lecture de plusieurs théoriciens du jeu de l’acteur, dont notamment Stanislavski[4] [5] [6] [7], Meyerhold[8] et Michael Tchékhov[9] [10]. Je l’ai moi-même pratiquée pendant mes trois années à l’Actors Studio, et continue à la pratiquer depuis comme acteur, metteur en scène, et coach d’acteurs. Il se décompose en trois parties, que nous allons détailler : une première partie d’observation, une seconde d’incorporation, et une troisième de transformation en personnage.

Observation

Je reviendrai par la suite sur les critères qui poussent à choisir tel animal plutôt qu’un autre. Supposons, pour le moment, qu’un animal a été choisi. La première partie de l’exercice consiste à observer cet animal. Cela peut prendre différentes formes, en fonction de l’animal choisi. Si l’animal est, par exemple, un chien ou un chat, il est assez facile d’en observer directement, surtout si l’on en a un à la maison. Il est possible, également, d’aller observer des animaux dans un zoo. Bien sûr, cela ne remplace pas de pouvoir les observer dans leur habitat naturel, mais pour certains animaux, c’est tout de même utile. Enfin, quand aucune de ces deux solutions n’est possible, il est toujours envisageable de trouver des documentaires animaliers sur l’animal choisi. On en trouve aujourd’hui facilement sur Internet. Le plus important, dans cet exercice, est d’observer l’animal dans le plus de situations différentes possible, et de laisser ces observations s’imprégner. On ne cherchera pas, par la suite, à produire simplement une imitation de l’animal, mais plutôt à l’incorporer. Cette observation a donc pour but de remplir l’inconscient d’éléments à peine perceptibles, mais qui aideront ensuite à l’incorporation. Cela signifie qu’il faut passer beaucoup de temps à observer l’animal choisi, éventuellement à prendre des notes pendant l’observation, ou après l’observation. Mais la prise de notes n’est pas du tout obligatoire. Elle peut aider à fixer l’attention, mais elle ne permettra certainement pas de capturer sur la page tout ce qui est observé et ressenti. Il est conseillé que cette phase d’observation dure jusqu’à ce que l’animal choisi ne semble plus avoir de secrets pour vous.

Incorporation

La phase d’incorporation peut démarrer une fois l’observation terminée, ou en parallèle de cette dernière. Plus vous aurez observé l’animal et le connaîtrez, plus cette phase d’incorporation sera pertinente et efficace. L’incorporation se déroule en plusieurs étapes. Elle commence toujours par une étape de relaxation. Tout travail d’acteur commence toujours par une étape de relaxation. La relaxation permet de faire le vide, de se mettre à disposition, de se rendre présent au moment. Il existe de nombreuses techniques pour cela, mais je ne les détaillerai pas dans le cadre de cet article[11]. On peut faire une relaxation allongée ou assise. Dans le cadre d’un exercice d’incorporation, il est préférable de la faire assise, ou tout au moins de la terminer en position assise. Une fois la relaxation effectuée, on procède à l’étape d’incorporation à proprement parler. Concentrez-vous sur une partie de votre corps, et imaginez qu’elle se transforme pour devenir petit à petit la partie du corps correspondante de l’animal choisi. Il est recommandé de choisir au départ des parties de corps plus faciles, par exemple un bras entier ou une jambe entière. Au fur et à mesure que votre partie du corps se transforme, vous pouvez commencer à la faire bouger pour prendre conscience de cette transformation au fur et à mesure qu’elle se produit. Puis vous relâchez la partie du corps transformée, et passez à une autre. Vous passez ainsi en revue toutes les parties du corps, les unes après les autres, en commençant par exemple par des membres entiers, et en terminant par des parties du corps très spécifiques, par exemple un doigt ou une oreille. Toute cette étape de l’exercice se fait en restant en position assise. Une fois que vous avez passé en revue chaque partie de votre corps, y compris des parties du corps très spécifiques, vous pouvez commencer à les combiner entre elles, par deux, par trois, jusqu’à arriver à votre corps tout entier. Votre corps tout entier est alors transformé, et vous allez pouvoir commencer à bouger de la chaise et à vous déplacer dans l’espace. Il peut être nécessaire de passer par des étapes intermédiaires où vous êtes, par exemple, debout sur vos membres postérieurs avec vos membres antérieurs appuyés sur la chaise. À vous de trouver la bonne configuration en fonction de l’animal que vous avez choisi.

Vous pouvez alors commencer à explorer l’espace et l’environnement typiques de l’animal choisi. Comment votre animal se déplace-t-il ? Comment votre animal court-il ? Comment mange-t-il ? Comment boit-il ? Comment se repose-t-il ? Comment dort-il ? Comment joue-t-il ? Comment se bat-il ? etc. Cherchez à explorer le plus de situations possible, qui sont typiques du mode de vie de l’animal choisi. Plus vous explorerez de situations différentes, plus vous incorporerez l’animal. Un mot ici pour essayer d’expliquer en quoi consiste l’incorporation de l’animal dans ce contexte. Ce n’est pas une imitation. Il s’agit bien de quelque chose qui se ressent de l’intérieur. L’imagination joue très certainement une part importante, mais il y a bien une expérience réelle de devenir l’animal. C’est toujours de votre corps qu’il s’agit, mais il n’a plus la même énergie, ne fait plus les mêmes mouvements, ne ressent plus les choses de la même façon, ne réagit plus de la même façon. Des expériences en neurosciences nous montreraient sans doute que le cerveau ne fonctionne plus non plus de la même façon. Cette transformation se fera graduellement au fur et à mesure que vous pratiquerez l’exercice. Il se peut que très peu de choses se passent la première fois, ou que vous ressentiez une transformation très minime. Pour arriver à une transformation totale, il faut beaucoup de lâcher-prise, faire confiance à l’instinct animal que nous avons déjà en nous, et ne pas chercher à comprendre à tout prix ce qui se passe, tout du moins pendant la réalisation de l’exercice. Être guidé par un professeur ou un coach expérimenté est bien entendu fortement recommandé. J’ajoute que cet exercice nécessite d’avoir déjà une bonne maîtrise d’un autre exercice pratiqué dans la méthode de l’Actors Studio, celui de la mémoire sensorielle[12]. En effet, c’est en ayant recours à des mémoires sensorielles que vous arriverez à reconstituer l’environnement dans lequel vous ferez évoluer votre animal, puisque vous ne serez pas en réalité dans cet environnement.

Pendant que vous réalisez cet exercice, il est très important de laisser aussi sortir des sons. Une fois encore, il ne s’agit pas d’imitation. Il s’agit plutôt de laisser sortir des sons en rapport avec l’expérience intérieure que vous vivez, et avec le besoin d’exprimer ce que vous ressentez de l’intérieur. Les sons qui sortiront alors ressembleront peut-être aux sons que produit l’animal, mais ce n’est pas certain ni nécessaire. Ce qui est important, c’est d’utiliser les sons qui viennent pour exprimer les ressentis que vous vivez.

Après avoir fait de nombreuses fois l’exercice en vous projetant dans un environnement qui est proche de l’habitat naturel de l’animal choisi, vous pourrez pratiquer l’exercice plusieurs fois en choisissant cette fois-ci de vous trouver dans l’environnement de la pièce de théâtre ou du film ou du personnage que vous travaillez. Cette transition permet de préparer la troisième partie de l’exercice, tout en mélangeant le travail sur l’animal avec un travail de mémoire sensorielle classique[13].

Transformation en personnage

Cette troisième partie de l’exercice consiste à glisser progressivement de l’animal vers le personnage. Vous êtes arrivés au point de l’exercice où vous pratiquez l’exercice d’incorporation animale dans l’environnement d’un personnage humain. Pour glisser progressivement vers le personnage, plusieurs choses sont possibles, qui ne se font pas toujours dans le même ordre selon les cas. Vous pouvez, d’une part, humaniser progressivement les sons qui sortent de votre bouche d’animal, pour qu’ils deviennent progressivement langage humain, en passant par des étapes intermédiaires, et en conservant finalement des caractéristiques du langage animal que vous aviez mises en place. Cela devrait contribuer tout naturellement à modifier votre voix dans une certaine mesure, ainsi que votre façon de parler, et éventuellement votre accent. Vous pouvez, d’autre part, humaniser progressivement votre corps. Là encore, plusieurs étapes sont possibles. Vous pouvez retransformer différentes parties, ou l’ensemble, mais en gardant des empreintes corporelles ou des attitudes corporelles qui sont résiduelles de l’animal. Cela veut dire que votre posture ne sera plus tout à fait la même, ni votre façon de bouger, et qu’elles intégreront des caractéristiques physiques de l’animal que vous avez travaillé. Finalement, la caractérisation physique et vocale qui en découle contiendra des caractéristiques physiques et vocales de l’animal travaillé. C’est une transformation assez étonnante à observer, de l’intérieur comme de l’extérieur, quand l’exercice a été pratiqué suffisamment pour qu’une vraie transformation s’opère, c’est-à-dire qu’une véritable incorporation animale ait lieu.

4. Jeu d’acteur et incorporation animale

Abordons maintenant la question du travail de l’acteur, et plus particulièrement l’utilisation de l’incorporation animale pour créer un personnage. Autrement dit, comment l’acteur va-t-il utiliser l’exercice décrit précédemment pour créer un personnage ?

Créer un personnage

Revenons d’abord sur la question du choix de l’animal. Comment choisit-on un animal pour travailler cette incorporation animale ? Il y a plusieurs façons de procéder. La première consiste à faire une liste de caractéristiques physiques et comportementales du personnage à créer, et de rechercher ensuite un animal aux caractéristiques semblables. Une autre possibilité consiste à laisser venir le premier animal qui vient à l’esprit, et à commencer à travailler avec celui-là. Une troisième possibilité consiste à choisir un animal qui va faire travailler certaines caractéristiques que l’acteur souhaite développer. Ce qui compte, c’est surtout de démarrer le travail avec un premier animal. Par la suite, il arrive souvent qu’un autre animal s’impose, puis un autre, etc. Il se peut aussi que le personnage à incarner nécessite le travail de plusieurs animaux. Il est possible d’en travailler plusieurs les uns à la suite des autres, jusqu’à ce qu’éventuellement l’un d’eux s’impose comme le plus représentatif. Au-delà de la pertinence du choix de l’animal, cet exercice présente suffisamment d’intérêt pour être travaillé en tant que tel, même si le choix de l’animal ne semble pas satisfaisant ou pertinent. Pour créer un personnage, l’acteur peut donc recourir à cet exercice de l’incorporation animale, en se laissant guider par son instinct pour le choix de l’animal.

Incarnation, incorporation et physicalité

Je voudrais revenir sur les notions d’incarnation et de physicalité dont on entend souvent parler au théâtre et au cinéma. On parle d’incarner un personnage, et on pourrait aussi dire incorporer un personnage. On dit aussi travailler la physicalité d’un personnage. Pour moi, ces trois notions parlent de la même chose. La question qui se pose à l’acteur est la question de son corps physique. Comment peut-il transformer son corps physique ? Il s’agit de prendre conscience de ses limites, de ses habitudes, de ses conditionnements, afin de s’en affranchir le plus possible. Sinon, tous les personnages que créera un acteur auront tous les mêmes tics, ce que l’on peut voir chez certains acteurs. En travaillant l’incarnation — l’incorporation — la physicalité, l’acteur travaille sur son corps et le met au service de la création d’un personnage. Pour cela, l’exercice de l’incorporation animale est à mon avis l’un des plus efficaces. Pour autant, l’acteur travaille toujours avec son propre corps, mais auquel il va faire faire d’autres mouvements, d’autres actions, et avec lequel il va ressentir d’autres états énergétiques.

Préparation

Une autre question se pose à l’acteur : celle de la préparation. Préparation avant une répétition, ou avant une représentation, ou avant un tournage. Chaque acteur a son rituel préparatoire avant de répéter, d’entrer en scène, ou sur un plateau de tournage. Je ne détaillerai pas ici les différentes préparations possibles ni les composantes de cette préparation. Mais pour ma part, l’exercice de l’incorporation animale en fait presque toujours partie. Et c’est d’ailleurs pour moi la dernière étape de la préparation. C’est l’exercice que je pratique généralement juste avant d’entrer en scène. C’est en effet un exercice qui me permet de trouver très rapidement l’énergie du personnage, c’est-à-dire l’énergie de l’animal sous-jacent à mon personnage. C’est aussi un exercice qui me met immédiatement dans mon corps, et qui me permet d’entrer en scène dans un état de présence intense. C’est donc un excellent exercice pour faire le meilleur usage possible de l’adrénaline qui est générée juste avant une représentation. Sur un plateau de tournage, il est un peu plus difficile d’incorporer cet exercice en préparation, car on ne sait jamais vraiment à quel moment on va être appelé. C’est donc un exercice que je vais pratiquer beaucoup pendant les répétitions, mais peu pendant le tournage lui-même, ou bien simplement le matin afin de préparer mon corps à la journée de travail qui l’attend. Je vais néanmoins compter sur l’habituation de mon corps à l’énergie de l’animal pour que je puisse me la remémorer en quelques secondes à peine à chaque fois que je tournerai une scène.

5. Mise en scène et incorporation animale

L’enjeu d’un metteur en scène est différent de celui d’un acteur. Le metteur en scène doit avoir une vision globale de la pièce ou du film, et notamment de tous ses personnages. Il doit donc imaginer une incarnation, et donc une incorporation animale, pour chaque personnage.

Direction d’acteurs

L’exercice de l’incorporation animale est une composante importante de mon travail de metteur en scène, que ce soit pour le théâtre ou le cinéma. Je l’utilise en effet presque à chaque fois, et pour presque tous les personnages. C’est un exercice excellent pour sortir l’acteur de sa tête, et le connecter à son corps. C’est aussi un exercice très ludique qui permet de tisser des liens rapidement. Cela est dû, à mon avis, au fait que les corps tissent des liens plus rapidement que les têtes. Et les liens qui se tissent à travers cet exercice sont généralement plus profonds. C’est aussi un excellent exercice pour stimuler l’imaginaire de l’acteur. Même lorsqu’un acteur n’a pas reçu de formation à la méthode de l’Actors Studio, c’est un exercice qui est facilement abordable et qui, même s’il demande du travail, porte toujours des fruits. C’est enfin un exercice qui permet à l’acteur de trouver rapidement une physicalité de personnage sur laquelle travailler.

Mise en corps

Comme je l’ai dit précédemment, l’un des enjeux majeurs de l’acteur est ce que j’appelle la mise en corps. En tant que metteur en scène, j’essaie d’aider l’acteur à sortir de ses habitudes corporelles. Une partie importante du travail sur le personnage consiste à trouver le corps de ce personnage, sa façon de bouger, de se déplacer, de parler, etc. Mais cela toujours à partir du corps de l’acteur, puisque c’est le seul outil qu’il a à sa disposition, son propre corps. L’exercice de l’incorporation animale permet de trouver tout de suite quelque chose en lien avec le corps du personnage. C’est une piste de travail parmi d’autres, mais elle est souvent une clé importante pour aller à la rencontre de son personnage.

Mise en espace

L’exercice de l’incorporation animale offre en outre un autre avantage. Une étape de l’exercice consiste en effet à faire explorer l’environnement du personnage à l’acteur incorporé en animal, ce qui permet de lui faire prendre en compte l’espace scénique choisi par le metteur en scène. Du coup, tout en travaillant son personnage et sa physicalité, l’acteur travaille également sur son appréhension de l’espace scénique tel qu’il a été conçu pour ce spectacle ou ce film. L’incorporation animale permet donc de travailler de nombreuses choses en même temps.

6. Coaching et incorporation animale

J’utilise également l’exercice de l’incorporation animale dans mon travail de coach.

Coaching d’acteurs

Le travail d’un coach d’acteurs est très semblable à celui d’un directeur d’acteurs. Il est donc tout à fait logique que chacun recoure à des exercices semblables. Il y a néanmoins quelques différences. Dans le cas d’une direction d’acteurs, qui intervient le plus souvent dans le cadre d’une mise en scène pour le théâtre ou le cinéma, c’est souvent le metteur en scène qui a choisi le sujet, les personnages, et les acteurs pour les incarner. Il a donc une vision très précise des directions qu’il souhaite voir prendre à ses acteurs pour incarner leurs personnages. Dans le cadre d’un coaching d’acteurs, outre le fait que c’est l’acteur qui vient avec un personnage à travailler, que le coach n’a donc pas choisi lui-même, il y a également beaucoup moins de temps à disposition pour faire le travail, par rapport à un metteur en scène qui dispose des acteurs plusieurs heures par jour et plusieurs jours par semaine. En outre, le rôle d’un coach d’acteurs dépasse généralement le simple cadre d’un travail de personnages. Il est souvent question aussi de gestion de carrière, de motivation, de blocages artistiques, etc. L’exercice de l’incorporation animale offre néanmoins, dans ce cadre-là, de nombreux avantages. Outre le fait que c’est un exercice très efficace pour explorer la physicalité d’un personnage, comme nous l’avons déjà vu, c’est aussi un exercice très intéressant pour améliorer la connaissance de soi : d’une part, en notant les choix d’animaux qui sont faits par les acteurs, et qui ne sont jamais anodins ; d’autre part, en observant comment l’acteur aborde l’exercice, et où il en est dans son travail de lâcher prise. C’est donc un exercice qui peut s’avérer très révélateur des problématiques personnelles et professionnelles sous-jacentes de l’acteur.

Instincts

D’autre part, puisque l’incorporation animale consiste à faire appel à un animal pour développer des caractéristiques physiques et corporelles de cet animal, c’est aussi une technique qui permet de développer, ou tout du moins de contacter son instinct animal. C’est une chose qui est naturellement très intéressante dans le cadre d’un coaching d’acteur. Le recours à l’animal permet également de mettre une certaine distance par rapport à soi, ce qui permet souvent de pouvoir lâcher prise plus facilement.

Pratique sous forme d’ateliers

Il m’arrive régulièrement de proposer des ateliers de pratique d’incorporation animale. Cela a été le cas par exemple lors du congrès IDEA 2013, congrès autour du thème théâtre éducation qui a eu lieu à Paris en juillet 2013. J’ai proposé à ce congrès un atelier d’incorporation animale simplifié et destiné à un groupe d’environ 25 participants. L’atelier ayant une durée de deux heures, et existant en tant que tel, c’est-à-dire notamment sans travail d’observation d’animal préalable, j’ai donc proposé une version modifiée. Les participants ont commencé par un exercice de relaxation. Puis je les ai guidés à travers une incorporation animale, l’animal choisi étant le premier qui leur venait à l’esprit. Les participants ont d’abord tenté de ressentir l’animal de l’intérieur dans différentes parties de leur corps, puis dans leur corps tout entier. Je les ai ensuite fait se déplacer avec ce ressenti animal intérieur et, pour ceux qui le souhaitaient, je les ai finalement fait se rencontrer. Le dernier temps de l’atelier a été dédié à une discussion sur ce qui venait de se passer. Même en si peu de temps de pratique de l’exercice, on peut déjà observer des transformations étonnantes et radicales dans la physicalité des participants, dans leur énergie et dans leur lâcher-prise.

7. Incorporation animale et chamanisme

Je souhaiterais terminer cet article en mentionnant le lien qui existe entre incorporation animale et chamanisme. Pour cela, j’aborderai tour à tour la question des animaux totems, et celle de la relation des Indiens d’Amérique du Nord avec les animaux.

Animaux totems

Pour de nombreuses traditions chamaniques, et c’est notamment le cas chez les Indiens d’Amérique du Nord, chacun d’entre nous a un animal totem. De nombreuses choses ont été écrites au sujet des animaux totems, mais je m’en tiendrai ici à quelque chose de très simple. Un animal totem est un animal qui représente, symbolise notre essence. C’est l’animal dont les caractéristiques (physiques, comportementales, énergétiques) vont nous guider tout au long de notre vie. Certaines personnes diront que l’esprit de cet animal nous habite, et que nous pouvons le solliciter à chaque fois que nous le souhaitons. Cet animal totem est une sorte de guide, et il pointe une direction de cheminement. Est-il nécessaire d’incorporer son animal totem pour le comprendre ? Ou pour puiser dans ses caractéristiques diverses ? Cela peut être intéressant afin d’expérimenter de l’intérieur certaines de ses caractéristiques, et afin de développer une meilleure compréhension de cet animal totem.

White Eagle

Il existe plusieurs moyens pour appréhender les caractéristiques animales telles qu’elles sont perçues par les Indiens d’Amérique du Nord. Plusieurs jeux de cartes sont disponibles, qui reprennent chacun un ensemble d’animaux, et qui donnent des clés pour comprendre leurs énergies, leurs caractéristiques, etc. L’un d’entre eux, le jeu de White Eagle[14], comporte 28 animaux parmi lesquels l’aigle, le serpent, ou encore le colibri. Sur chaque carte, il y a un travail d’artiste représentant l’animal fait à l’aide de petites perles de couleur, ainsi qu’une photo représentant l’environnement et les attributs correspondant à cet animal. Dans le livret qui accompagne le jeu de cartes, on trouve une description du message qui est relié à cet animal, résumé en haut de page par trois caractéristiques principales. Les cartes peuvent être utilisées individuellement pour appréhender chacun de ces animaux, ou sous forme de tirages tels qu’ils sont décrits dans le livret. C’est un outil ludique qui permet d’entrer en contact avec une sagesse ancestrale, fruit de plusieurs millénaires de pratique expérimentale. Il peut être intéressant de coupler l’exercice d’incorporation animale avec l’utilisation de ces cartes. Cela permet de développer des liens plus étroits, plus intimes avec les animaux représentés et incorporés, et donc aussi avec leur environnement.

Medecine Cards

L’autre jeu est celui des Medecine Cards de Jamie Sams & David Carson[15]. Il contient 52 animaux dont par exemple le papillon, la libellule ou la baleine. Le principe est exactement le même : le jeu est accompagné d’un livre qui donne des descriptions pour chaque animal, résumé en haut de page par une caractéristique principale. Plusieurs tirages sont proposés en début de livre pour utiliser les cartes. La plupart des animaux du jeu de White Eagle se trouvent aussi dans le jeu des Medecine Cards, et l’on retrouve d’ailleurs assez souvent des similarités entre les deux descriptions. Mais il y a également quelques différences, ces jeux étant issus de la tradition de tribus indiennes différentes. Ces jeux constituent une façon ludique d’aborder les rapports qu’ont les traditions chamaniques aux animaux. Il permet aussi d’inclure facilement cette exploration dans un autre cadre, par exemple celui du travail de l’acteur, de la direction ou du coaching d’acteurs. Le côté ludique des cartes et la portée symbolique des descriptions permettent d’utiliser facilement ces jeux en conjonction d’un exercice d’incorporation animale.

8. Conclusion

Je voudrais conclure cet article en proposant quelques pistes pour prolonger cette réflexion sur l’incorporation animale.

S’incarner

On parle souvent chez les acteurs d’incarner un personnage ou un rôle. Le Robert nous donne comme définition première du mot « incarner » : « revêtir (un être spirituel) d’un corps charnel, d’une forme humaine ou animale ». Lorsqu’un acteur pratique une incorporation animale, on pourrait dire qu’il revêtit une forme animale. Mais cela va d’après moi bien plus loin que le simple fait de revêtir. Cela se passe aussi de l’intérieur, et également au niveau de l’énergie, qui n’est donc pas uniquement quelque chose qui recouvre, qui vêtit. Je pense que cette transformation qui s’opère n’est pas seulement corporelle, mais aussi spirituelle.

L’inconscient

Dans ce processus d’incorporation animale, l’inconscient[16][17]joue un rôle important. La phase d’observation est une phase d’imprégnation. Une empreinte se forme par osmose, et va imprimer, il me semble, directement l’inconscient. C’est aussi ce qui, à mon avis, permet cette incorporation animale. L’acteur devient alors autre chose que lui-même, tout en étant toujours lui-même.

S’inventer et s’envoler

Pratiquer l’exercice de l’incorporation animale est une façon de s’inventer, de se réinventer. À travers l’incorporation animale, il est possible de percevoir son corps autrement, et donc de se percevoir autrement. Il est possible, selon les animaux choisis, d’inventer une autre relation à son corps, donc à soi-même, et aux autres.

Il est possible de s’affranchir de certains conditionnements, ce qui est finalement l’un des buts communs de tous les exercices d’acteurs. Et en s’affranchissant de ses conditionnements, on devient plus léger, et on peut donc s’envoler, surtout si l’on a choisi comme animal à incorporer un animal qui vole, comme le colibri. Pour la tribu de White Eagle, le colibri représente l’amour, la joie et la musique.


Notes

[1] Lee Strasberg. Le travail à l’Actors Studio. Gallimard, NRF, 1986.

[2] Lee Strasberg. A Dream of Passion: The Development of the Method. Plume. 1988.

[3] Lola Cohen. The Lee Strasberg Notes. Routledge. 2010.

[4] Constantin Stanislavski. An Actor Prepares. Methuen. 1988.

[5] Constantin Stanislavski. Building a Character. Methuen. 1988.

[6] Constantin Stanislavski. Creating A Role. Methuen. 1988.

[7] Constantin Stanislavski. My Life in Art. Routledge. 1996.

[8] Meyerhold. Écrits sur le théâtre : tomes 1 à 4. L’âge d’homme. 1980 à 1992.

[9] Michael Chekhov. Être acteur. Pygmalion. 1997.

[10] Michael Chekhov. L’imagination créatrice de l’acteur. Pygmalion. 1997.

[11] Lola Cohen. The Lee Strasberg Notes. Routledge. 2010.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Wa-Na-Nee-Che. White Eagle Medecine Wheel Deck. Connections Book. 2007.

[15] Jamie Sams & David Carson. Medecine Cards : The Discovery of Power Through the Ways of Animals. Saint Martin’s Press. 1999.

[16] Sigmund Freud. Œuvres complètes XIV. Leçons d’introduction à la psychanalyse. PUF 2000.

[17] Sigmund Freud. Œuvres complètes XIX. Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. PUF 2004.


Biographie d’Ivan Magrin-Chagnolleau