Présentation du numéro
Fabrice Métais
Les 5, 6 et 7 février 2018 se sont tenues, à l’École Supérieure d’Art d’Aix en Provence et à La Faculté des Arts Lettres Langues et Sciences Humaines de l’Université Aix-Marseille, les journées thématiques intitulées “De l’humanité de l’humain dans les arts”. Ces journées ont été organisées grâce au soutien du Laboratoire PRISM (Perception, Représentations, Image, Son, Musique, AMU-CNRS, UMR 7061), de l’École Supérieure d’Art d’Aix en Provence, et de la COMUE Université Paris Lumières (dans le cadre du projet de recherche “L’humain impensé : débats et enquêtes”). Une partie des contributions à ces journées thématiques se trouvent réunies dans ce septième volume de la revue p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e. Ci-dessous est retranscrit l’argumentaire de ces journées.
Qu’est ce que l’humain ? Qui est-il ? Comment le rencontre-t-on ? Comment faire sa connaissance ? Quel(s) enjeu(x) nomme(nt) pour nous le mot « humain » ? Y a-t-il vraiment quelque chose comme « le propre de l’humain » ? Quelle valeur aurait alors pour nous le choix de rattacher quelque chose à notre humanité ?
La réalité humaine glisse entre les mains du savoir. Que reste-t-il en effet de l’humain dans les objets que poursuivent les sciences dites humaines ? N’est-il pas, le plus souvent disséqué en petits morceaux – ses comportements, son langage, sa psyché, etc. – ou au contraire écrasé par des structures totalisantes qui asservissent sa réalité à des fonctionnements macro ? Comment retrouver la personne, dans son unicité, dans ce qui fait d’elle une entité irréductible ? Comment comprendre l’effort séculaire pour constituer un patrimoine de l’humain, pour partager notre humanité commune ? Comment appréhender le volume d’être individuel, sa matérialité, son épaisseur et ce qui constitue la gravité de son engagement dans le monde ? Comment rendre compte de ce qui interrompt si radicalement cette continuité personnelle, dans l’expérience de l’altérité d’autrui, dans l’outrage de la violence ou de l’eros ? Comment retrouver la valeur bouleversante de la culture pour chaque monade existentielle ? Les journées thématiques « De l’humanité de l’humain dans les arts » voudraient interroger l’idée selon laquelle les arts auraient à exprimer quelque chose comme « la réalité humaine elle-même ».
En tant que formes originales de pensée – s’hybridant à la matière, à la singularité et à l’outrage – les œuvres pourraient nous mener vers des lieux de sens qui échappent d’abord à l’objectivité et au savoir. Y aurait-il en ces lieux quelque chose comme “l’humanité de l’humain” ? À l’occasion de ces rencontres inter-disciplinaires, arts et sciences auront à unir leurs forces et croiser leurs méthodes pour tenter une réponse.
Toutes les pratiques artistiques peuvent participer à cet effort de recherche : arts plastiques, danse, théâtre, cinéma, lettres, etc., pratiques professionnelles ou amateures, arts modestes, arts appliqués, etc. Plus généralement, il s’agit de créer l’espace de rencontre entre différentes perspectives, différentes disciplines : disciplines artistiques, sciences de l’art, philosophie, esthétique, sociologie ; mais aussi éventuellement des sciences hors SHS : ingénierie de la perception, informatique, etc.
Pistes potentielles de recherche
Sans prétention à l’exhaustivité, nous repérons déjà trois pistes potentielles pour cette recherche. Il ne s’agit ici que de pistes possibles, qui n’ont aucune valeur prescriptive.
1) La personne et la rencontre
Ce premier axe propose d’étudier l’hypothèse selon laquelle, s’il y a quelque chose à connaître de l’humain, c’est dans l’entité de la personne et dans le moment de la rencontre qu’il faut chercher.
Parmi la diversité des pratiques artistiques, certaines font explicitement œuvre de mettre en scène l’unicité de la personne et sa fragilité : que ce soit celle de personnes anonymes (comme, par exemple, dans le travail de Christian Boltanski) ou celle de l’artiste lui-même (comme, parexemple, dans le travail de Roman Opalka). La singularité de la personne est aussi liée à l’intégrité de son corps : son volume ou sa surface (comme dans La peau de Thierry Kuntzel), sa résistance à la standardisation (comme dans les performances de Vanessa Beecroft). En quoi les pratiques artistiques peuvent-elles nous guider vers une entente de ce qui fait l’ancrage de l’humanité en la singularité de la personne ?
La personne est aussi celle que l’on rencontre, celle avec qui s’ouvre le discours, celle avec qui on entre en relation. L’art en tant que pratique sociale est en lui-même une pratique de la rencontre. Si l’humanité de l’humain se laisse approcher dans de telles relations, que peuvent nous apprendre spécifiquement les rencontres “artistiques” : la communion d’un “faire public”, l’empathie d’une rencontre entre le spectateur et l’artiste, les œuvres participatives, etc. ? De plus, certaines pratiques cherchent à mobiliser ou à construire une esthétique de la relation même : par exemple une esthétique de la convivalité (comme dans l’œuvre La salle du monde de Raoul Marek), ou encore une esthétique de l’intimité de la relation (comme dans certaines œuvres de Sophie Calle). Les explorations artistiques touchant aux modalités et au sens de la rencontre n’apporteraient-elles pas une lumière nouvelle sur ce qui ferait la qualité proprement humaine de la relation sociale ?
2) L’art et l’excès
Ce deuxième axe de recherche propose d’explorer l’idée suivant laquelle l’humanité de l’humain se laisserait plus facilement approcher dans les expériences de l’excès – ou dans ce qui excède l’expérience – et que les arts pourraient être de bons guides pour ces territoires où les sciences – parfois pour de solides raisons épistémologiques – n’osent s’aventurer. Par excès, on peut entendre d’abord ce qui dépasse la raison : la violence et la cruauté, la passion de l’eros, la foi, l’obscénité, le cri, la douceur, etc. Et nombreuses sont les pratiques artistiques qui font de ces territoires de l’excès le champ de leurs explorations. On peut également penser à un excès qui se cacherait derrière la pudeur et dans l’expressivité du geste artistique même, comme si “l’art lui-même” était “par essence” un excès. Les pratiques artistiques – lorsqu’elles nous pousseraient proche du bord de la conscience – nous inviteraient-elles à situer l’humanité de l’humain dans cette disposition à accueillir l’excès, à vivre dans sa proximité ?
Cependant, lorsque les formes artistiques sont des fictions, des re-présentations, lorsqu’elles attendent toujours un retrait, un décalage par rapport à l’urgence du quotidien, on pourrait penser que c’est bien plutôt la réalité du réel qui est en excès par rapport au suspens de la contemplation.
On pourrait défendre l’idée suivant laquelle la pratique artistique se nourrit précisément de réduire l’urgence du réel, de montrer les formes dans leur pureté de forme, alors démunies de l’enjeu de sens qui, dans le fait humain, les traversent toujours déjà. Devrait-on penser que l’art nous dissimule l’humanité de l’humain ?
Et que penser alors des tentatives d’unifier l’art et la vie ? Que penser des arts engagés ? Que penser encore des micro-esthétiques du quotidien ? N’atteindrait-on pas un point où on ne saurait plus bien ni pourquoi ni comment séparer l’art et la vie ? Trouverait-on alors en cette inséparabilité même – en cette connivence entre le réel et l’imaginaire – quelque chose de proprement humain ?
3) Les formes de l’art : entre humain et non-humain
Le troisième axe voudra interroger la possibilité d’approcher l’humanité de l’humain à partir précisément de ce qui ne serait pas humain, soit ce qu’on pourrait appeler le non-humain. Onpourrait considérer d’abord que l’œuvre d’art – qu’elle soit une chose matérielle, un geste, une partition, un texte – est comme une sorte d’objet et qu’elle se situe d’emblée dans une certaine extériorité par rapport à l’humain qui l’a produite. De même, si l’on considère l’œuvre non pas comme un objet mais comme un dispositif, un ensemble de relations, on pourrait défendre l’idée selon laquelle il en passe toujours, dans les pratiques artistiques, d’un commerce entre l’humain et son extériorité. Mais n’y a-t-il pas encore, dans le non-humain de l’œuvre d’art quelque chose comme la trace de l’humain ? Comment expliquer, par exemple, qu’il semble aller de soi que l’on qualifie de crime les destructions d’œuvres d’arts auxquelles s’adonne l’état islamique ? N’y aurait- il pas, dans cette résolution à conserver l’art, à l’intégrer comme un élément insigne de la culture, l’indice que quelque chose de propre à l’humanité de l’humain serait contenu dans les œuvres ? Y aurait-il alors à penser comme une éthique des œuvres d’art ? Et si oui, que nous apprendrait-elle sur l’humainté de l’humain et sur sa disposition à s’externaliser et à s’inscrire dans la matérialité du non-humain ? Peut-on aller jusqu’à imaginer que l’externalisation de l’humanité de l’humain dans le non-humain serait une condition nécessaire de l’humanité elle-même ? Et que penser alors d’éventuelles formes d’art purement non-humaines, comme par exemple les formes produites par les animaux non-humains (ou par des machines autonomes) ? Il est sans doute légitime de parler de danse ou de chant pour les pratiques animales. Aussi, l’étude de ces comportements pourrait-elle nous aider à ditinguer, en creux, une dimension proprement humaine des pratiques artistiques de notre espèce ? Ou est-ce que, dans la complexité de nos systèmes écologiques, essentiellement constitués de relations, la distinction entre l’humain et le non-humain finirait par perdre toute légitimité ?