Laboratoire de l’ouïe

David Christoffel & Bastien Gallet

(English version)


Citer cet article

Christoffel, D. & Gallet, B. (2014). Laboratoire de l’ouïe. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 1.


Résumé

Refondé en 2013 par Bastien Gallet et David Christoffel, dans le cadre de l’Atelier des testeurs à l’initiative de Christophe Rihm à la Chalet Society, le “Laboratoire de l’ouïe” se donne pour objet de renouveller les questionnements sur l’écoute avec des méthodes expérimentales performatives. À l’été 2013, 20 volontaires du Risc (de tout âge, tout sexe et tout profil social) ont été mobilisé pour suivre un protocole d’écoute avec manipulations d’objets et questionnaires. La contribution livrée au premier numéro de la revue p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e.org reprend les premières conclusions de cette première phase de la refondation du “Laboratoire de l’ouïe”.

Mots-clés

Expérience, cochons d’Inde, musique, laboratoire, sciences cognitives, ouïe, cobayes, écoute, bruit, émotions, gestes, expressions, titillatio.


Introduction

Vingt sujets volontaires – dix hommes et dix femmes, de 21 à 74 ans (4 entre 20 et 27 ans, 4 entre 28 et 37 ans, 4 entre 39 et 49 ans, 4 entre 52 et 63 ans et 4 entre 64 et 74 ans) – assis devant une table dans une pièce close ont écouté treize morceaux de musique répartis en sept moments successifs : Mozart, voix, musiques fonctionnelles, formes, bruits, répétition, croyance. Chaque moment est défini par une consigne qui le précède (et oriente l’écoute), un questionnaire qui le suit (et la restitue).

Le dispositif d’enregistrement comprennait deux caméras : la première filmait les visages, la seconde la table sur laquelle avant chaque moment d’écoute des objets sont disposés. Nous pouvions ainsi capturer les expressions qui traversaient les sujets et observer les relations de regard et de manipulation qu’ils entretiennaient avec les objets.

Ont été placés devant eux dans cet ordre : deux cochons d’Inde dans leur cage (moment 1), un citron, un verre d’eau, des agrafes, un cendrier (moment 2) un macaron et une éponge (moment 3), un tas de sable et deux bouchons d’oreille (moment 4), deux dés, une boîte d’allumettes et un briquet (moment 5), trois pièces de mah-jong et une rose en pot (moment 6), deux mèches de perceuse (moment 7).

Ce dispositif nous a permis de lire leur écoute à travers : 1. ses traces affectives sur les visages, 2. le jeu semi-conscient avec les objets auquel elle donne lieu (on s’oublie vite quand on écoute), 3. les réponses conscientes et réfléchies aux questions posées à son sujet. Soit : les affects, le jeu, les mots. Trois types de traces (et de significations) à partir desquelles des partitions ont été produites, que les auditeurs et sujets de l’expérience ont signé (devenant ainsi auteurs de leur écoute). Ces morceaux d’écoute ont été interprétés et enregistrés par le pianiste Mathieu Acar au moment de la restitution des expériences, le 25 septembre 2013.

Un laboratoire pour tester l’écoute en la mettant à l’épreuve de la musique : l’écoute non-savante, émotive, distraite, amateur, l’écoute quotidienne mais ici, dans cette mise en scène, productrice de signes et de traces, de données conscientes, inconscientes, semi-conscientes par lesquelles nous espérons pouvoir la réfléchir, l’analyser, et en faire finalement, par ce que Joyce a appelé dans un tout autre contexte un « vice de recirculation », de la musique.

Des cochons d’Inde

Une chose peut être agaçante avec ce genre de protocole. Il laisse aux participants la possiblilité de développer une telle curiosité envers l’expérience que, pour la satisfaire, ils perdent souvent tout naturel dans leur comportement. À quoi il y a un grand avantage d’ordre stylistique : un tel protocole porte les participants à s’abstenir de toute évaluation esthétique de la situation et à se concentrer sur les enjeux qui leur sont soumis. Mais l’un des défauts de cette qualité, c’est qu’ils peuvent alors percevoir comme parasitaire tout ce qu’ils ressentent comme des limites à l’exercice. Des biais ont ainsi été formulé par les participants eux-mêmes, notamment pour justifier leur résistance à la première question que nous leur posions : « Le morceau a-t-il produit des effets sur les cochons d’Inde ? » Son ambition était de faire apparaître les expressions probablement récurrentes qui seraient liées à des stimuli eux-mêmes probablement récurrents. Cette corrélation pourrait permettre de faire apparaître des régularités dans la manière qu’on a de traiter la dimension émotionnelle éventuellement contenue dans les événements.

L’événement émotionnel, c’était la modélisation par les participants des comportements des cochons d’Inde avec, pour variable indépendante, un extrait du Concerto pour basson de Mozart. Le questionnaire que nous avons soumis ensuite consistait à les encourager à faire un lien entre leur analyse du comportement des animaux et leur perception de la musique.

Le premier sujet a plaidé sa méconnaissance du comportement des cochons d’Inde sans pour autant thématiser la possibilité réciproque (que l’éventuelle méconnaissance de Mozart pourrait au moins autant brider sa capacité de juger des effets de la musique sur les cochons d’Inde). Tandis que le sujet n° 4 a déclaré que la musique n’avait pas eu d’effet, en soulignant qu’une autre aurait peut-être pu davantage les exciter. Mais une majorité significative des participants a surtout insisté sur l’activité des cochons d’Inde. Et comme les mouvements étaient corrélés à la musique dès lors que nous avons demandé aux participants de guetter ses effets sur les animaux, les réponses ont eu tendance à chercher une corrélation chaque fois qu’ils faisaient quelque chose. Un sujet les a ainsi reliées au rythme de la musique. Un autre, au volume sonore. Sachant que plusieurs ont relevé une activité plus importante du petit cochon d’Inde par rapport au plus gros. Un sujet a trouvé que le temps d’observation sans musique était trop court pour comparer leur comportement avec le moment où il y avait de la musique. Ce qui l’a amené à se déclarer dans l’incapacité de répondre. Alors qu’à la question « Quels sont les critères qui vous permettent de juger si les effets ont été bénéfiques ? », un autre sujet a observé que les cochons d’Inde avaient cessé de bouger pendant l’écoute.

De fait, le dispositif d’observation des chochons d’Inde a été modifié au cours de l’expérience. Passé les premiers tests, nous nous sommes aperçus qu’ils bougeaient très peu. Nous avons donc changé le protocole pour ne plus les exposer à même la table recouverte de la partie haute de la cage comme c’était le cas jusqu’alors mais en posant la cage elle-même, avec son socle, sur la table.

Cette situation n’a pas provoqué de rejet, mais elle n’a pas non plus permis un consensus complet sur sa nécessité dans la mesure où huit des vingt participants ont évoqué les cochons d’Inde au moment du questionnaire général, quand on leur soumettait des questions comme « Avez-vous eu peur ? » À la fin des tests, c’est surtout à la question « Avez-vous été surpris ? » que les cochons d’Inde sont réapparus dans l’analyse que les cobayes ont pu eux-mêmes produire des enjeux potentiels de l’expérience. Un sujet a écrit « j’ai été surpris par la présence d’animaux, par l’effet miroir “cobaye-cobaye” ». Un autre : « Je me suis demandé jusqu’où je devrais interagir avec eux ». Un autre a répondu avoir été surpris « par la réaction des cochons d’Inde », un autre « Par le changement d’attitude des cochons d’Inde avec la musique. » Un autre encore s’est déclaré surpris de la présence de cochons d’Inde dans l’expérience, en précisant pourtant être « sûr que les animaux sont très sensibles à la musique. »

Sur ce plan, la présence animale semble avoir renforcé la tendance habituelle des cobayes à rechercher des biais dans l’expérience. Pour la laisser s’exprimer, nous leur avons demandé dans le questionnaire, quelles étaient les questions qu’ils pouvaient attendre qu’on leur pose. À cela, les sujets ont beaucoup parlé de leur ressenti et des objets. Les uns pensaient qu’on leur demanderait leurs goûts, leurs centres d’intérêts, leur morceau préféré, les souvenirs que telle musique pouvaient réveiller. Les autres imaginaient que les questionnaires pourraient s’attarder sur le rapport entre les objets et les sensations musicales ou que l’expérience aurait pu les amener à davantage circuler dans la pièce pour, qu’en plus de la manipulation des objets sur la table, on puisse observer la déambulation de leur corps dans l’espace.

La question de savoir quelles questions les participants s’attendaient à ce qu’on leur pose a permis d’expliciter l’imaginaire qu’ils ont pu développer sur le compte de l’expérience et de ses enjeux. Un sujet s’attendait à ce qu’on lui demande ce qui a motivé sa participation. Un autre pensait qu’on aurait pu lui demander de dessiner ce que chaque musique lui évoquait, s’il avait eu des synesthésies ou si la consommation d’alcool pouvait avoir une influence sur son ouverture à la musique ou sur sa perception. Dans le même ordre d’idées, un autre sujet a imaginé qu’il aurait pu lui être demandé en quoi chaque musique influençait les actions avec les objets, mais aussi quel effet il pouvait supposer que les autres musiques auraient eu sur les cochons d’Inde.

Des émotions

La musique comme on le sait suscite chez ceux qui l’écoutent des émotions dont on ne se demandera pas si elles sont plus ou moins réelles que celles éprouvées dans la vie de tous les jours mais de quelle manière elles se sont données à voir au cours de ces tests, tant sur les visages qu’à travers les manipulations d’objets auxquelles elles donnèrent lieu. Qu’il y ait des émotions faciales, autrement dit des émotions qui sont visibles sur le visage et que l’on peut déchiffrer en interprétant ses mouvements, ne fait aucun doute mais l’honnêteté nous oblige à soulever deux questions que l’on peut comprendre comme des objections : 1. Premièrement, toutes les émotions n’apparaissent par sur le visage de ceux qui les éprouvent. Deux seulement parmi les six habituellement recensées par les spécialistes de la lecture faciale des émotions furent ainsi clairement lisibles au cours de ces tests : le dégoût et la surprise, mais il n’y eut aucune trace visible de colère, de mépris, de joie ou de tristesse. De nombreux visages sont demeurés impassibles, ce qui ne veut évidemment pas dire que les sujets concernés n’aient rien ressenti ; 2. Deuxièmement, les mouvements du visage ne peuvent être tous interprétés comme des expressions d’émotions.

Nous avons, afin de répondre à la première objection, disposé des objets devant les sujets, qui devaient leur permettre d’exprimer indirectement les émotions qui ne montaient pas jusqu’à leur visage. Des émotions comme l’ennui ou le chatouillement. Pour répondre à la seconde objection, je vais devoir prendre un exemple.

Le cas de l’ennui, émotion non répertoriée dans le Facial Action Coding System ou FACS, montre clairement que les mouvements nombreux qu’il suscite dans le visage sont autant des expressions que des stratégies dilatoires, autrement dit des manières pour le sujet de faire passer le temps en adressant à lui-même son ennui, en le réfléchissant. Le répertoire d’expressions peut être particulièrement étendu (sujet 11). L’usage que les sujets font de leurs mains est à cet égard très frappant (sujet 6). Gestes et expressions fonctionnent dans ce cas singulier comme des adresses dont l’élaboration spontanée diffère d’un sujet à l’autre. Je dirais qu’il y a un art de l’ennui, de l’occupation expressive du temps qui le rend imperceptible au FACS.

Un autre cas particulièrement intéressant est celui de l’émotion contraire qu’on ne peut nommer joie, pas plus qu’on ne peut appeler l’ennui tristesse. Ce plaisir pris à l’écoute, l’expression la plus appropriée pour le décrire serait celle de chatouillement intérieur, est rarement lisible sur les visages mais il lui arrive de se manifester à travers certaines manipulations d’objets, comme le citron (sujet 3). On trouve un concept très proche chez Spinoza, celui de « titillatio », que certains (Charles Appuhn, Roland Caillois et Bernard Pautrat) ont traduit par « chatouillement ». Il désigne une joie localisée dans une partie du corps, c’est-à-dire, dans son lexique, une augmentation locale de puissance, corporelle et spirituelle. Dans l’exemple qui nous occupe, la « titillatio » apparaît clairement localisée dans les mains du sujet. Il manipule le citron de manière à sans cesse varier les relations tactile et visuelle qu’il a avec lui. Il s’agit de jouer avec le citron, une chorégraphie s’esquisse d’ailleurs peu à peu, mais il s’agit aussi d’en faire l’épreuve sensorielle et cela de toutes les façons possibles : sentir son poids, sa rondeur, sa texture, sa couleur (il s’observe en effet le manipuler).

Il nous semble pour conclure ce chapitre que les émotions musicales nécessitent pour être éprouvées, ce qui ne veut dire qu’elles en deviennent conscientes pour autant, une forme de médiatisation, de mise à distance. Comme s’il fallait pour écouter se regarder écouter ou mieux encore s’écouter écouter. Et bien je pense qu’il y a à cette réflexion nécessaire de l’écoute une condition émotionnelle. C’est en réfléchissant ses émotions qu’on apprend à écouter.

Mémoriser ou se concentrer

Parmi les consignes que nous avons donné aux participants, il y avait celle de mémoriser sept mots que nous leur énoncions de vive voix : ciel verdure naissance lendemain regrets ordre lumière.

Les mots ont été choisis pour leur charge affective et leur connotation poétique et spirituelle. Avant de leur demander de nous les restituer, nous leur faisions entendre deux œuvres musicales : une musique militaire, La Marche de la 2ème DB et une musique zen de Tracy Bartelle, The Secret Life of Trees. Ce qui présentait un double enjeu : il s’agissait non seulement de faire apparaître l’effet comparé de l’écoute d’une musique militaire et d’une musique ambient sur la mémorisation, mais également de générer un rapport réflexif à la concentration.

Seuls trois des vingt sujets ont restitué les sept mots dans l’ordre, à la fin de l’écoute.

Un sujet a restitué les sept mots dans le désordre, en avançant lumière juste après verdure et en mettant lendemain avant naissance. Un autre sujet a restitué les sept mots dans le désordre, en oubliant le mot lendemain, mais en donnant deux fois le mot ordre.

Parmi les quinze sujets qui n’ont pas restitué l’intégralité des mots, le minimum de mots restitué est de deux : verdure et naissance. Un seul autre n’a pas restitué ciel : le participant ayant oublié ciel avait aussi oublié lumière et n’a donc restitué que naissance, ordre, verdure, lendemain et regrets. Six des quinze restitutions incomplètes ont donné six mots au lieu de sept : ciel et verdure restaient dans le bon ordre à chaque fois, mais trois sujets ont fait passer lendemain avant naissance. Sur les six sujets n’ayant oublié qu’un seul mot, le mot oublié a été deux fois le mot ordre, deux fois le mot lendemain, une fois le mot naissance et une fois le mot regret. Même si deux ont modifié des mots : un sujet ayant restitué nature au lieu de verdure et un autre nouveau-né au lieu de naissance. Sur les sept sujets qui ont restitué entre trois et cinq mots : quatre en ont restitué cinq, deux en ont restitué quatre et un en a restitué trois. L’ensemble de ces sept sujets a oublié dix-huit mots au total. Quatre lumières, quatre verdure, trois regrets, trois ordre, deux naissance et deux lendemain.

Si le détail des mots oubliés n’est pas nécessairement significatif, il faut dire que les facteurs plus traditionnels comme l’âge et le sexe des participants ne semblent pas non plus avoir eu d’incidence significative dans la capacité de mémoriser les sept mots dans l’ordre. En revanche, l’expérience a permis de libérer un discours sur la capacité de la musique à soutenir l’effort de mémorisation. À la question « Lequel des deux morceaux vous a-t-il le moins permis de retenir les sept mots ? », les réponses n’ont pas donné de résultat significatif : onze ont répondu le premier ; sept ont répondu le deuxième , un a répondu : « Je n’étais pas en train de mémoriser les mots pendant l’écoute ( sorry ! – ; ) » et un autre a répondu : « Aucun, dès le début j’ai pas pu retenir les sept mots. »

Sur les sept qui ont répondu le deuxième, un sujet a apporté une précision qui tend à décorréler l’oubli des mots de la facture du morceau, en soulignant : « Le deuxième, car c’est à ce moment-là que j’ai perdu les mots ».

Par contre, sur les onze à avoir répondu le premier, trois ont précisé leurs réponses, recherchant un motif de corrélation : « Difficile à dire mais sans doute le premier car il “prend davantage la tête” et empêche de se concentrer » ; « Le premier, plus stimulant » et « Probablement le premier plus distrayant, si le morceau m’avait plu, j’aurais pu perdre un peu plus ma concentration ».

En fait, la musique militaire et la musique ambient n’ont pas vraiment d’effets différenciés. Comme elles sont en position discriminée dans l’expérience, leur opposition tient d’une distinction de laboratoire. Et même si, dans la réalité, les usages veulent que ces deux types de musique ne soient pratiquement jamais amenés à se rencontrer, cela ne nous empêche nullement de spécifier l’effet de telle et telle sur la mémorisation. À la question « Pensez-vous qu’une autre musique aurait mieux fixé votre mémoire ? Si oui laquelle ? », deux sujets ont répondu « Je ne sais pas » ; cinq ont répondu « non ». Dans le détail : certaines remarques ont consisté à prêter à tel ou tel genre une influence plus ou moins pertinente sur la mémorisation : un sujet a répondu que la seconde musique était parfaite parce qu’elle n’accaparait pas l’attention, elle permettait de se « rappeler » et de se « reconcentrer sur les sept mots » ou, dans le même ordre d’idée : « Non, cette musique n’était pas agressive, permettait la mémorisation ». Là où un sujet a totalement dissocié les deux : « Ma mémorisation s’est faite sans rapport conscient avec la musique. La première, très rythmée aurait pu permettre de restituer un mot à chaque note. La seconde, plus douce et plate, permettait peut-être une meilleure concentration, mais “distrayante” ».

Enfin, pour analyser plus en détail ce rapport entre mémorisation, décontraction et déconcentration, une dernière question était posée : « Diriez-vous qu’une musique qui nous fait oublier les mots est plus relaxante ? » Sans donner de résultats significatifs, le panel des réponses offre malgré tout une représentation de l’état mental suggéré par l’exercice, qui consistait à mettre en opposition l’appel à la méditation que contiendrait la musique et l’activité intellectuelle que demanderait la tâche à exécuter. Un sujet a répondu : « Oui, peut-être qu’elle permet d’être plus dans les ressentis que dans le mental », un autre :  « On ne pense plus à rien, on est dans le monde musical ». Un autre : « Notre esprit divague, nous sommes moins concentrés » ou, encore un autre : « Le type de musique peut nous envoyer vers une sorte de méditation intérieure et nous éloigner de l’exercice de mémorisation ».

Un sujet a développé une argumentation au sujet de cet antagonisme entre la mémorisation des sept mots et l’écoute des musiques : « Les mots sont réducteurs, faibles dans l’expression de la pensée. Ils nous obligent à traduire, interpréter : c’est un “effort” permanent. Une musique qui nous fait oublier les mots élimine cet effort, elle nous transmet un ressenti, une ambiance. Elle nous touche au plus profond de notre être, sans effort. C’est en ce sens qu’elle est plus relaxante ».

D’autres ont répondu : « Oui, car elle nous absorberait complètement et nous détacherait de ce qui nous entoure. Ce qui devrait être relaxante, a priori » ; « Il y a moins de chose à retenir mais on se relaxe moins en essayant de retrouver les mots oubliés » ; « Oui sans doute car elle vide l’esprit » ; « Oui car elle diminue le stress qui peut être positif et stimulant ».

Douze des vingt participants ont jugé qu’une musique qui fait oublier les mots est plus relaxante. Et cette appréciation n’était pas corrélable avec la performance au test de mémoire. Ce qui tient à une vision de la musique comme échappatoire à la mobilisation intellectuelle et une vision de la mobilisation intellectuelle comme effort antagoniste à la relaxation, voire au bien-être.

Des formes produites

Les sujets de ces tests ne se sont pas tous contentés de manipuler les objets disposés devant eux. Certains ont produit avec ces objets des formes que l’on peut sous certaines conditions considérer comme des formes d’écoute. Il me faut ici énumérer les objets en question dans l’ordre de leur arrivée : un citron, un verre d’eau, des agrafes, un cendrier puis un macaron et une éponge, puis un tas de sable et deux bouchons d’oreille, puis deux dés, une boîte d’allumettes et un briquet, puis trois pièces de mah-jong et une rose en pot, enfin deux mèches de perceuse. Les formes produites avec ces objets se déterminent selon deux grandes catégories : les dessins et les sculptures. Dessins à l’eau directement sur la table (sujet 3) mais le plus souvent dessin à la main ou à l’aide d’un instrument sur le sable comme c’est le cas ici (sujet 11). Il y eut aussi un certain nombre de dessins d’objets que les sujets disposaient les uns à côté des autres ou symétriquement autour du tas de sable (sujet 9). On aperçut évidemment beaucoup de dessins d’allumettes, dont un fut spectaculaire (sujet 16). Les sculptures furent plus rares mais néanmoins significatives. Il suffit quelque fois de peu d’objets, comme dans le cas du sujet 12 (sable, cendrier et bouchons d’oreille). La sculpture fut souvent une simple élévation, autrement dit une accumulation verticale d’objets, un jeu enfantin avec l’équilibre. Mais certaines prirent des formes propres, originales comme la sculpture au centre d’un dessin d’objet du sujet 13. Sculpture qui deviendra ici le support d’une action qui en changera la nature : le sujet plantera des allumettes dans le citron et utilisera le briquet pour les enflammer. On peut se demander d’ailleurs si l’action en question a pour fin de compléter la sculpture ou si la sculpture n’est que la condition et le prétexte matériel de l’action. Question indécise s’il en est.

J’ai dit que ces formes pouvaient être considérées sous certaines conditions comme des formes d’écoute. C’est le cas à notre avis dans deux cas que je vais maintenant préciser : 1. Premièrement quand le dessin ou la sculpture commencé comme une simple adresse à l’ennui ou au plaisir éprouvé, autrement dit comme un gribouillis, prend forme mais une forme non prévue, que le sujet découvre en même temps que nous et quelque fois efface au plus vite ; 2. Deuxièmement quand un projet de dessin ou de sculpture prend une direction nouvelle, se déplace, dérape, se transforme en action ou prend des proportions imprévues. Dans les deux cas, une forme semi-consciente ou dont la conscience n’est pas thématique, surgit, expression indirecte de la manière dont le sujet écoute mais aussi expression qui l’aide à construire son écoute. Ces formes sont donc à la fois des expressions et des moyens : elles nous permettent de déchiffrer le mode d’écoute du sujet et elles sont pour lui des médiatisations de son écoute. En tant qu’elles lui permettent de la réfléchir, elles lui permettent aussi de la construire, non thématiquement, de manière semi-consciente, de la construire néanmoins. Je reprends là en la précisant mon hypothèse de tout à l’heure : il n’y a d’écoute et par conséquent d’émotion musicale que médiatisée, réfléchie, fabriquée, et pourtant éprouvée. Ce qui veut dire que l’émotion musicale doit pour être ressentie avoir été réfléchie d’une certaine manière. Ce qui me permet de poser cet axiome : toute écoute n’est qu’en cela qu’elle se médiatise et qu’à celui qui en produit une forme non projetée, forme qui, en tant qu’elle dépasse le sujet qui l’accomplit, est un acte d’écoute authentique. Il y a alors un sujet écoutant, constituée par l’écoute même en tant qu’elle l’a dépassé.

De la croyance

Il n’est pas d’écoute qui ne soit conditionnée et en quelque sorte préétablie par les croyances de celui qui écoute. Il n’est donc pas d’écoute naïve ou innocente. On projette sur les musiques que l’on entend et cela dès les premières secondes catégories, jugements et affects divers qui orientent l’écoute avec une telle force que l’on peut dire que celle-ci ne sera le plus souvent que la confirmation de ce qui aura été imaginé d’une musique à peine entendue. On pourrait dire cela qui n’est pas faux, qui est même abondamment documenté et très convaincant. Cela ne dit rien néanmoins de la croyance qu’est l’écoute elle-même, des croyances qui lui permettent de fonctionner comme telle et qu’il faut clairement distinguer des croyances que peuvent avoir les sujets quant à ce qui est écouté.

Nous avons demandé aux sujets au début du cinquième moment, celui nommé simplement BRUITS, d’identifier des parties dans les morceaux écoutés et de les dénombrer. Les musiques jouées était un madrigal de Monteverdi extrait de son huitième livre, un morceau de graincore du duo électronique Chlorgeschlecht et une pièce de Michel Chion, soit : de la musique vocale baroque, du noise électronique et de la musique concrète. Le décompte des parties a été pour le premier morceau très variable : de 2 à 11, dont un tiers de 3 (ce qui est musicologiquement la bonne réponse). Les trois quarts des sujets n’ont fait aucune différence entre les morceaux 2 et 3, qu’ils ont invariablement écouté comme différentes parties d’un même ensemble. La capacité à distinguer des styles musicaux qui ne sont que très superficiellement apparentés est clairement dépendante de la culture musicale des auditeurs. En revanche, le décompte des parties semble plutôt lié à la manière dont les sujets identifient une partie et plus profondément à la stratégie d’écoute qu’ils choisissent d’adopter. Une écoute au fil de l’eau fera que l’auditeur comptera une nouvelle partie à chaque changement musical notable. Tout changement fera partie. Une telle écoute aura du mal à différencier les changements structurels des changements non structurels. Une écoute plus active et plus globale comparera ces changements les uns avec les autres et tentera de les hiérarchiser de manière à différencier les passages d’une partie à l’autre des transformations incidentes qui se produisent dans chacune d’elles.

Il y a là deux modes d’écoute clairement distincts et plus précisément deux manières de se rapporter au temps musical, soit qu’on décide d’y plonger et de se laisser par lui porter, soit qu’on cherche à discerner la forme que prend son cours et la nature des paysages qu’il traverse. Nous soutenons que chacun de ces deux modes d’écoute repose sur un certain nombre de croyances, les unes quant à nature de la musique en générale, les autres quant au sujet lui-même, à ce qu’il est et à ce qu’il s’estime pouvoir faire. Pour les uns, la musique sera une expérience identifiée à la suite continue des émotions qui seront éprouvées, l’écoute se devant d’en rester au présent, sa tâche consistera à ressentir pleinement chaque nouvelle plage affective, à faire en sorte que tous les moments soient nouveaux et toutes les émotions originales. Pour les autres, la musique sera une forme qu’une écoute adéquate se devra de reconstituer, il lui faudra pour cela se souvenir, garder en mémoire afin de les comparer aux moments à venir motifs, rythmes, tonalités, ce qui veut dire doubler continument l’écoute au présent d’un point d’écoute plus global attentif à la forme d’ensemble que prend peu à peu la musique. Ces deux attitudes sont des tendances que l’on retrouve le plus souvent mêlées dans chaque écoute singulière, l’une pouvant indifféremment l’emporter sur l’autre à tel ou tel moment. Nous pensons néanmoins qu’elles sont constituées par un réseau cohérent de croyances qu’il suffirait de modifier ne serait-ce que partiellement pour transformer celles-là radicalement.

De la croyance en Dieu

Après l’écoute du Miserere d’Allegri, nous avons mis dans le questionnaire une série de trois questions autour de la croyance : « Pensez-vous qu’il faille croire en Dieu pour apprécier cette musique ? », puis « Croyez-vous en Dieu ? », puis « Une croyance a-t-elle joué un rôle dans votre appréciation des musiques précédentes ? Si oui laquelle ? »

Personne n’a refusé de répondre à la question « Croyez-vous en Dieu ? » Sept ont déclaré croire en Dieu et treize ne pas croire.

Sur les sept croyants, seuls deux faisaient preuve de réserve ou de retenue, l’un écrivant « Oui mais ne pratique pas » et l’autre « Euh oui », mais peut-être en écho à sa réponse à la première question : puisqu’à la question « Pensez-vous qu’il faille croire en Dieu pour apprécier cette musique ? », il venait de répondre « Ha ha ! non ! » Le fait est que la croyance en Dieu semble induire une décorrélation entre l’appréciation d’une musique manifestement religieuse et le fait de croire. Sur les sept croyants, quatre ont répondu un simple « Non » à la question « Pensez-vous qu’il faille croire en Dieu pour apprécier cette musique ? », un a donc répondu «Ha ha ! Non », un «Pas forcément » et un seul a répondu « Oui ». Mais parmi les treize incroyants, il n’y en a qu’un qui a répondu « Oui sans doute », mais parmi les douze qui ont répondu « Non », quatre ont ressenti la nécessité d’ajouter une rationalisation : « Non, c’est un prétexte à sa composition », « Non, le croyant peut donner une valeur supplémentaire à cette musique mais qui n’a rien de musical donc je ne le pense pas », « Non, bien que l’on ressente le côté spirituel voire religieux du morceau, on peut l’apprécier sans être croyant », « Je ne crois pas non. Il faut ouvrir ses oreilles et son âme… »

Autrement dit, un incroyant sur quatre ressent le besoin d’expliquer en quoi l’émotion musicale n’est pas déterminée par la foi, alors que les croyants (qui ne croient pas non plus que l’émotion musicale suppose la foi) ne le ressentent pas.

Mais c’est la question plus générale « Une croyance a-t-elle joué un rôle dans votre appréciation des musiques précédentes ? Si oui laquelle ? », dont la non-croyance en Dieu a le plus sensiblement affectée la réponse.

Parmi les sept croyants, une participante ayant répondu « Pas forcément » à la question de savoir si l’émotion musicale supposait la foi, a tout de même répondu : « Le besoin de recueillement à l’écoute de la musique ». Une autre qui, croyante, avait répondu « Non » à la nécessité de la foi dans l’émotion musicale, a aussi teinté sa réponse d’une couleur spirituelle : « Oui, j’étais en “communion”, yeux fermés à savoir la beauté de ces voix ». Tandis que le seul croyant à penser que l’ardeur est nécessaire à l’appréciation du Miserere d’Allegri a écrit « Oui », sans autre précision. Là encore, ce sont les incroyants qui ont le plus détaillé leur réponse.

Huit étaient catégoriquement négatives (« Non » : pas de croyance impliquée dans l’appréciation musicale), un était plutôt négative (« Pas particulièrement ») et quatre théorisaient sur le rôle des croyances dans le jugement esthétique : « Les humains sont pétris de croyances ! Pour en identifier une je parlerais de croyance en des dimensions transcendantales de nos existences, mais pas de religion », « La beauté », « La tolérance, l’éclectisme, l’épicurisme », « Pas vraiment une croyance mais j’ai l’impression que le chant diaphonique a un statut particulier, qu’il vibre en quelque sorte à une fréquence fondamentale de la Terre (le Om dans l’hindouïsme, ce n’est pas ma religion, étant athée, mais sans pouvoir clairement l’exprimer) ».

Conclusion

Cette expérience permet d’expliciter un certain nombre d’avantages à faire de la recherche dans un contexte artistique. Le premier avantage pouvant tenir au fait que le nombre des avantages est justement démultiplié, dans la mesure où la recherche peut porter sur plusieurs niveaux en même temps. Le fait est que, dans la même expérience, nous avons pu produire des conclusions sur des thèmes de recherche extrêmement variés. D’abord, nous avons observé une agréable souplesse réflexive dans l’évolution des procédés de test, mais aussi une belle ouverture de la liberté d’interprétation des données recueillies à des rigueurs hétérogènes entre elles. Et jusque dans la rédaction des résultats, nous avons pu faire progresser la compatibilité de préoccupations heuristiques avec un vocable ouvertement analytique. À ce titre, nous pouvons même avancer que nous avons démontré, en l’expérimentant grandeur nature, la force critique de montages théoriques embarqués dans des dispositifs artistiques.

De plus, il nous a ensuite paru notable que le cadre ait pu être propice à l’apparition spontanée de théories de la part des participants eux-mêmes, justement invités à expliciter l’imaginaire de questionnement que les différentes consignes leur semblaient dégager. L’humeur de recherche permettait aux tests de se dérouler dans la bonne neutralité axiologique qu’imposent les protocoles scientifiques, tandis que l’ambiance du cadre artistique donnait aux participants une perplexité curieuse et leur évitait toute forme de pose (qu’un lieu strictement artistique aurait risqué d’induire). D’ailleurs, le bien-fondé de l’étude lui-même pouvait ouvertement prêter à débat. Ce qui est une relative spécificité du cadre artistique dans lequel cette étude a été réalisée. Tout cela étant lié à la dynamique de démultiplication des niveaux d’analyse que nous avons eu l’occasion d’observer, sous différentes aspects, au cours du développement.

Pour terminer, nous pouvons relever certains des nombreux avantages à investir le domaine artistique en chercheur. Mais comme les avantages scientifiques à œuvrer dans un contexte d’art, ils peuvent être aussi foisonnants que les libres appréciations des lecteurs.


ANNEXES

Playlist

00 (musique d’accueil) – Jean Michel Jarre « Waiting For Cousteau »

01 – Mozart « Andante ma adagio » du Concerto pour basson K 191 (version Karajan, Orchestre Philharmonique de Berlin)

02 – Huun-Huur-Tu « Ancestors Prayer », concert, extrait de Best Live

03 – Josephine Foster « A Thimbleful of Milk », extrait de This Coming Gladness

04 – Son House « John The Revelator », concert de 1970, extrait de Delta Blues and Spirituals

05 – Marche de la 2ème D.B. (Victor Clowez)

06 – Tracy Bartelle « The Secret Life Of Trees »

07 – Anton, Bruckner, premier mouvement de la Neuvième Symphonie (version Barenboim, Orchestre Philharmonique de Berlin)

08 – Plastikman « Ping Pong », Consumed

09 – Morton Feldman For Christian Wolff

10 – Claudio Monteverdi « Hor Ch’L Ciel E La Terra E ‘L Vento Tace » Huitième Livre de Madrigaux (version Rinaldo Alessandrini, Concerto Italiano)

11 – Chlorgeschlecht « Chlorkill », extrait de Unyoga

12 – Michel Chion Dix études de musique concrète

13 – Gregorio Allegri Miserere (Timothy Brown, The Choir of Claire College, Cambridge)

Échantillon de réponses à la question : « Le verre d’eau vous a-t-il intrigué ? Et si oui, en quoi ? »

– Je me suis dit : « c’est malin ! On peut faire plein de choses avec un verre d’eau ». Pourtant je n’ai fait (presque) que boire… j’ai aussi joué avec les reflets des agrafes sur le verre.

– Non, je l’ai bu régulièrement car j’avais soif.

– Pas d’avantage que les autres objets, même si les ondes sonores peuvent avoir des effets sur l’eau.

– Je me demandais si je devais le boire.

– Tous les objets m’ont intrigué, peut-être plus que le verre d’eau, dont l’utilité m’apparaît plus évidente (me désaltérer).

– Il m’a fait penser à la musique d’ambiance, qui pouvait faire référence à des jeux d’eau.

– Oui, je me suis demandé si c’était pour boire ou non.

– Non. Pas plus que le citron ou les agrafes.

– Fallait-il le boire ?

– Pas plus que le reste.

– Est-ce que d’autres personnes ont bu dedans ?

– Oui un peu. Je pensais qu’il servirait dans le test.

– Le verre d’eau ne m’a pas intrigué. Je l’ai bu… J’espère qu’il n’y avait rien de douteux dedans…


Biographies de David Christoffel & Bastien Gallet