L’art, la continuité et l’anthropologicalité 

ALBERT PIETTE

CITER CET ARTICLE

Piette, A. (2023). L’art, la continuité et l’anthropologicalité. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.


L’être humain, je le nomme « volume d’être » ou « volume humain ». Cela m’aide à penser qu’il est une surface avec un contenu, et surtout qu’il est une consistance. Le mot « volume » a un champ lexical qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Le volume, c’est d’abord un « ensemble de feuilles manuscrites collées côte à côte et enroulées autour d’un bâtonnet »1, puis l’ensemble des cahiers réunis au moyen d’une reliure, la « quantité de matière, de texte nécessaire pour constituer un volume », le livre, l’ouvrage. Enroulement, bâtonnet, collage, reliure indiquent des manières de tenir le volume et de lui conférer une unité. Le contenu du volume, ce sont les feuilles, les cahiers et les textes. De même qu’il n’y a pas de livres sans ces éléments et que ceux-ci n’ont de sens que contenus dans un livre, il n’y a pas de volumes sans les composants qui les constituent et qui eux-mêmes n’ont de réalité possible que dans un volume. Selon les sens du dictionnaire, un volume est également mesurable, que cela concerne la mesure d’une masse, d’un son, de l’air, du sang, contenu dans un espace. Cela indique, en lien avec ces significations, la possibilité de penser des intensités, des ampleurs ou des modalités dans le volume humain. Pour rester dans l’étymologie du mot « volume », le verbe volvere indique un mouvement et des actions : rouler, faire rouler, dérouler le temps mais aussi remuer dans son cœur et également méditer dans son esprit. Solide à trois dimensions, un volume humain est en mouvement, il est dans le temps, aussi avec des rythmes et des intensités variables. En le regardant continuer de situation en situation, je suis interpellé par sa continuité, comme si l’observation de la continuité dans le temps faisait voir une continuité dans le volume, une continuité de l’être humain lui-même. C’est sur ce point que je voudrais insister ici, en montrant comment l’art peut aider à penser en anthropologie.

Face au temps

Depuis quelques années, je suis interpellé par l’écart entre ce que l’art permet à l’artiste de réaliser et ce que la science ne permet pas au scientifique de réaliser. Il serait possible de mentionner plusieurs artistes dont le temps et la continuité sont au centre de leur œuvre. C’est le cas de Roman Opalka.

« Opalka a consacré toute sa vie, peut-on lire, à raconter la fuite du temps, il en a croisé l’idée, l’a développée, ramifiée jusqu’à sa philosophique et complète perfection, pour en faire un programme, une œuvre d’art qui illustre parfaitement l’idée qu’un artiste qui travaille au plus près de sa vie peut rejoindre un universel qui nous bouleverse tous.2 »

Opalka visualise ainsi le temps par la mise en série peinte de chiffres et dans les changements dans son visage photographié chaque jour. Ceci suffit à m’interroger. Est-ce que je pourrais dire le nombre de jours, d’heures et de secondes que j’ai passé depuis le 18 avril 1960 à 19 heures 15, jusqu’à ce jour, le 14 février 2018, à 10 heures ? Comptons en gros 58 ans X 365 = 21170 jours X 24 = 508080 heures X 60 = 30484800 minutes X 60 = 1829088000 secondes. Je doute de l’effet anthropologique. Aucun être n’échappe aux instants. Il en est ainsi de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père, et de tous mes ancêtres. Je pense ainsi à l’arbre généalogique d’un être humain de 25 ans en l’an 2000 et comptons 25 ans pour une génération. Son père (ou sa mère) est né en 1950, son (un de ses) grand-père en 1925, son (un de ses) arrière-grand-père en 1900, et ainsi de suite. Soit quatre générations par siècle. Cela donne : 40 pour 1000 ans ; 400 pour 10 000 ans ; 4000 pour 100 000 ans ; 40 000 pour un million d’années, 400 000 pour 10 millions d’années et 1 200 000 pour 30 millions d’années. Auraient-ils vécu chacun 40 ans, cela fait 1 200 000 X 40, c’est-à-dire 48 000 000 années vécues par tous mes ascendants. Cela pourrait être compté en jours : 365 X 48 000 000 = 17 520 000 000 jours vécus…

Afin de dire le temps et sa continuité, la référence à l’art, de manière diffuse, est présente, le lecteur va le comprendre. Mais je sollicite aussi un élément du savoir-faire de l’anthropologue : noter. Noter des situations, des moments, celles, ceux qu’il ne faut pas oublier, ni perdre. C’est comme si ce savoir-faire, qui consiste à regarder, observer, noter et décrire, réalisé le plus souvent dans un cadre spécifique de terrain, se répandait dans mon existence. L’exercice de notation est au cœur de l’expérience du temps. Elle n’est bien sûr pas le monopole des anthropologues, elle peut être leur spécialité. Ce n’est pas si facile d’écrire ses actions de la journée, les actions bien passées ou celles qui viennent juste d’avoir lieu. Il n’y a pas là une opposition synthétisée entre des contrastes. Il y a plutôt une longue répétition des mêmes choses, des mêmes sentiments et, à petites doses, la découverte de petites différences. J’ai ainsi tenté de retrouver les traits, les mimiques de mon père mort, en les décrivant, et sans disposer de films vidéo de lui, et aussi j’ai écrit quasiment jour après jour, dans une sorte de rituel qui a duré quatre ans, les émotions conduisant à l’enfouir de plus en plus. J’ai également noté les situations animées par mes filles lorsqu’elles étaient enfants et des actions qu’elles déployaient : lire, manger, jouer, etc., en précisant, selon les situations avec qui, comment, où, quand… Ce sont des notes, et seulement des notes brutes, et certainement pas une écriture qui pourrait être dite « littéraire ». Mais pourquoi cette activité de notation, aussi de photographier et de filmer ? Je me l’explique ainsi : la peur du futur et donc un besoin de disséquer, collecter, détailler, miniaturiser, collectionner pour maîtriser. J’avais alors peur que le bonheur engendré par cette période s’arrête. De même que l’écriture du passé de mon père fut une solution bricolée, un rituel intime de fixation, j’ai cherché à extirper et à conserver des morceaux du présent. Le moment ponctuel de l’écriture fixante est contraire à la vie qui continue, mais cette capacité d’enregistrer sur papier (ou sur image) génère l’avantage d’une sorte d’alliance avec le temps, qui permet d’emprisonner d’infimes parcelles, d’amortir même un peu son mouvement continu et de constituer une mémoire potentielle. Cela peut être perçu comme une évidence.

Je me note aussi faire de l’anthropologie, je veux dire : lire et écrire. Il ne s’agit pas d’un journal de terrain à proprement parler. Ancrées dans un temps et un espace, la lecture et l’écriture sont deux activités, que je fais sans cesse se succéder, au fil des journées. Là, le savoir-faire de l’anthropologue, noter, est poussé jusqu’au bout, puis qu’il s’agit de se noter lire ou envoyer des messages. Se noter en train de faire du terrain est une pratique courante, mais ici il s’agit d’autres choses, je dirais plus extrêmes. Mes écritures contiennent plus que des traces, disons des strates bien sédimentées par mes lectures. L’écriture quotidienne des notes de lecture, de réflexion, de travail se fait avec un certain effort, non parce que la réflexion me semble difficile ou que je cherche les bons mots, mais parce qu’elle constitue un arrêt dans la fluidité des actions, en particulier de la lecture. Cette notation consiste à ne pas perdre ce que j’ai lu et d’abord noté sur des feuilles volantes. Elle se fixe ensuite dans un fichier d’ordinateur. Le passage des pages du livre lu à l’écran, du rythme quotidien à mon cahier de journal constitue comme un contre-mouvement, un acte non spontané, non fluide. L’acte qui se fait pesant n’est pas nécessairement long, d’emblée suivi de nouvelles lectures, de messages, etc. J’écris aussi, directement à l’ordinateur, des mises au point diverses. J’y exprime aussi mon ressentiment lorsque je lis des articles qui oublient mon travail. J’y note aussi mon courrier à l’auteur de la « faille », disant une raideur et une rigidité intellectuelle grandissante. Il me semble tout aussi nécessaire de fixer des réflexions sur l’anthropologie et tous les sujets qui aliment mon travail. Tout cela montre en tout cas les préparatifs de livres bientôt assemblés. Ce que je lis et j’apprends constitue donc la matière d’une notation continue où se mêlent des idées spontanées, des commentaires critiques, parfois brefs, parfois systématiques, des programmes comparés d’enquête, des citations qui indiquent un réseau d’auteurs. Disons que tout cela décrit une anthropologie en train de se faire. Tous ces éléments peuvent générer une idée, une note écrite qui deviendra un paragraphe d’un article ou d’un livre, une rencontre qui déclenchera elle-même d’autres idées, d’autres actions et ainsi de suite.

Face au temps, il est un autre élément : l’écriture et la publication de livres successifs, c’est-à-dire à un rythme disons régulier et rapide de publications. L’intention de la succession est claire : terminer quelque chose, par crainte que demain le rende impossible, en particulier, par la mort. Je déchiffre ainsi un mode d’existence qui est dans le contenu des ouvrages, mais aussi dans leur forme, leur structure, leur manière qu’ils ont d’être publiés. Il m’est arrivé, dans mon « curriculum vitae », de distinguer les livres des pré-livres. Je ressens à nouveau dans cet acte la crainte de mourir demain, de perdre, de ne pas tout dire, de n’avoir pas tout dit. « C’est si ennuyeux, écrit Proust, de penser tant de choses et de sentir que l’esprit où elles s’agitent périra bientôt sans que personne les connaisse »3 : l’expression proustienne est raffinée. Je dirais que je ne supporte pas la perte des choses.

Ainsi, je « textualise » le temps dans mes journaux et par ce système de publications successives. Et cela dit ce que le temps fait sur moi. Mes livres matérialisent le temps et le temps imprime quelque changement dans mes livres. Ce n’est pas une décision programmée et explicite de constituer ainsi mon travail, contrairement à Opalka, mais la récurrence de ces expressions, l’anxiété qu’il peut s’arrêter demain, qu’il y a ainsi une forme d’urgence narcissique à dire me font penser qu’il se constitue de cette façon. Ce mouvement du temps, mes livres et mes journaux l’expriment, en sollicitant des réemplois et en ne dissimulant pas une forme d’inachèvement. Écrits, publiés, ils sont irréversibles. Ce qui génère un sentiment d’échec. Mais ce mode de travail a sans doute aussi rendu ma vie acceptable. Est-ce que cela a enfermé mon travail, comme une obsession peut enfermer ? Sans doute aussi. Est-ce qu’il y a un effet d’universel ? Je le pense. L’impression de parler de moi et de mon volume m’est toujours apparue secondaire, par rapport à l’objectif de parler de l’être humain. Mais l’anthropologue, est-ce qu’il peut dire cela ? Non. Quelque chose ne va pas si je le dis. Et pourtant je le dis. Et c’est ainsi que je me sens anthropologue et, dirais-je, que mon travail est anthropologique. On peut ainsi dire que ce que je fais n’est pas de l’anthropologie.

Mon travail se présente ainsi comme une reprise permanente de lui-même, en train de se nuancer, de se préciser, parfois de se contredire. Je prendrais le risque de parler de ré-emplois et d’inachèvement. Ce sont des éléments que les historiens de l’art ne manquent pas de souligner par exemple à propos de Rodin – mais il n’est pas le seul. Les réemplois de Rodin concernent l’utilisation de très nombreux fragments de membres moulés en plâtre conservés au fur et à mesure de son travail, ceci lui permettant de concevoir rapidement de nouvelles figures4. À propos du non finito qui concerne l’inachèvement de l’œuvre, Christiane Wohlrab, écrit ceci : « Rodin réussit à représenter des formes hybrides qui oscillent entre la matière cristalline et minérale et le corps vivant et organique, et cela dans le marbre, matière classique et propre à des finitions très poussées. En exprimant un état transitoire, le non finito introduit une zone d’indécision dans l’interprétation du mouvement qui anime la matière ». Et aussi : « l’inachèvement atteint graduellement une dimension métaphysique en introduisant, par des moyens non narratifs, une réflexion sur le temps et sur le vivant dans l’espace de la sculpture ». Chacun de mes livres pratique ainsi le ré-emploi et l’inachèvement, parfois même la contradiction entre eux. L’opération de réécriture éviterait des répétitions, mais elle éliminerait beaucoup de « restes » et dénaturerait certains passages écrits sur le vif de manière tranchante.

Il est une autre expression de la continuité : le film sur une durée de presque 12 heures consécutives d’une de mes journées, le 19 janvier 20165, réalisés par deux artistes, Catherine Beaugrand et Samuel Dématraz, et présentés sans montage. Une journée qui enchaîne, sans interruption, les moments et les situations, des repas, des transports en commun, des moments de cours, des attentes diverses. L’objectif du film était clair : faire sortir le volume d’être de son contexte, le regarder en face de soi, le penser séparément des autres, le penser en entier et non fragmenté, le penser avec ses détails et son inachèvement. Regarder un être humain dans le continu de ses situations, de moment en moment peut aider à décaler le regard, précisément en le focalisant plus sur l’être humain lui-même que sur son lien à la situation, à l’environnement, aux objets et aux autres humains. C’est comme si le regard en continu aidait à fixer et à dé-situer le volume restant ainsi en avant-plan, comme la figure centrale, celle à regarder. C’est une méthode importante pour récupérer l’être humain comme « objet » de l’anthropologie, qu’elle a pris l’habitude de perdre, en le mettant en perspective, en travaillant, comme on le sait, sur les liens, les activités, les interactions, les sociétés, les cultures, les événements. Dans ce film, je retrouve deux figures de mes livres : l’inachèvement et l’hésitation. Le premier peut se repérer dans les actes et surtout les paroles qui ne vont pas jusqu’au bout de leur accomplissement, de leur portée, de leur nature intrinsèque ou de l’accueil de ce qui advient. Ils s’arrêtent, comme faisant demi-tour, s’inachevant, parfois reportant à plus tard. Ils ne clôturent pas, ils ne tranchent pas. C’est comme s‘il y avait un cliquet activant une marche arrière ou un arrêt avant que l’acte ou la parole ne continue. Alors que l’inachèvement désigne une action n’allant pas jusqu’au bout d’elle-même, l’hésitation proprement dite concerne un acte ou une parole commençant à peine. Il y a esquisse, hésitation, une forme de balbutiement, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir dans ce cas une certaine tension. Comme si le doute s’infiltrait au début de l’accomplissement. Comme si la pensée avait quelque difficulté à se dire, n’osait pas s’exprimer, s’amenuisant dans sa tentative d’expression, dans des paroles hésitantes. Ce film foisonne de telles expressions. Lorsque je parle avec un étudiant, un collègue, lorsque je fais mon enseignement, lorsque je lance une idée, je repère une abondance de balbutiements ou de bégaiements, et aussi une sorte de recul, de retrait partiel, des formules interrogatives, des ironies.

Anthropologicalité

En quoi ces propos peuvent être pertinents dans des débats épistémologiques, théoriques ou méthodologiques zh-TW”>? C’est pour moi leur seule raison. Un mot résume la nature de cet enjeu : anthropologicalité. Je crée ce mot, par analogie avec littéral et littéralité. De même que la littéralité concerne la lettre, le mot à mot du texte, je dirais que l’anthropologicalité concerne l’être humain, dans la suite de ses actes, de ses instants. De celui-ci, l’anthropologicalité désigne sa « lettre » de base.

Le mot « littéral » désigne un type d’interprétation qui, évitant de chercher des significations et des interprétations, « est conforme à la lettre, au mot à mot du texte »6. Et de la même façon, l’anthropologicalité d’une description réside en ce qu’elle dit ce que fait l’être humain à la lettre : son pas à pas, ses instants successifs. La valeur du texte est dans ce qui est écrit, et rien de plus, sur l’être humain en train de continuer de moment en moment, de situation en situation. C’est la réalité à laquelle chaque observateur est confronté, sans nécessairement la retenir, s’en souvenant plus ou moins, ne la notant pas nécessairement, se limitant à des moments spécifiques, choisis selon le thématique d’études.

L’anthropologicalité désigne ainsi une anthropologie qui est littéralement anthropologique, disant l’être humain, sans injecter donc à ce niveau d’autres sens supplémentaires (sur d’autres choses). Cela suppose une description qui colle de près à la réalité, à ce qui est, qui a affaire au « réel »7, avec une forme de « simplicité » qui « parvient au plus près de ce qui est »8. C’est l’échelle de ce qu’on n’est pas vraiment habitué à voir ou à décrire : ce n’est pas celle des acteurs jouant leurs rôles sociaux, comme dans l’interactionnisme, ni celle du « pris pour acquis » de l’ethnométhodologie. C’est celle du littéral : je fais cela, je ressens cela, puis ceci, puis cela. C’est l’échelle de la succession des actes et aussi des ressentis, de ce qui continue comme identique dans le volume, de ce qui change dans celui-ci. On retrouve là l’exercice de la notation et plus encore ce film de 12 heures consécutives. Qu’indique la description, sur base d’images filmées, de ce pas à pas ? Elle dit un même être humain en train de manger, prendre le RER, parler à des étudiants, écrire sur un fichier d’ordinateur. Imprégnées par les traits stylistiques du volume, les actions se suivent, s’enchaînent, et le volume reste presque le même.

Quel est l’enjeu d’une insistance sur une observation idéalement ininterrompue de l’existence de chaque être humain ? Un des effets de cette proposition est de réfléchir sur la façon dont l’anthropologie construit ses thèmes de recherche. Loin de l’existence de chaque humain, elle choisit quelques humains ensemble, mis dans la perspective d’une situation sociale, d‘un événement particulier. Parfois, la focale reste sur ces humains-là, dont on a sélectionné quelques paroles, quelques actions ; parfois, c’est la situation sociale, le système social, les rapports sociaux qui s’imposent au détriment de ces personnes. Il arrive qu’un individu soit pris pour thématique principale, que l’anthropologue a observé, a interrogé, dont il restitue quelques fragments de ce qu’il a vu ou entendu, mais pour aider à comprendre une situation, une expérience culturelle. Toutes constructions des recherches en anthropologie ne peuvent faire fi du pas à pas des humains. C’est d’eux que les objets se font : tels ou tels migrants, tel rituel dans une région, tel quartier dans une ville, les rapports hiérarchiques dans une entreprise, la transmission d’une technique, etc. Le film évoqué plus haut et la description montrent cet écart entre ce que la plupart des descriptions anthropologiques proposent, quelle que soit leur échelle (culture, action, expérience) et la microcontinuité des instants. Il y a comme une difficulté et un contournement de cette échelle monocontinuiste, qui est pourtant celle qui est la plus proche de la réalité de l’être, alors même que l’anthropologie revendique une proximité méthodologique et théorique avec l’être humain.

L’anthropologicalité dit l’importance de l’être humain en anthropologie. Il y a ainsi pour moi un impératif anthropologique : garder cette échelle de l’être humain en ses instants successifs. Qui d’autre que l’anthropologue pour l’affronter ? On comprend épistémologiquement, disciplinairement que les autres disciplines l’oublient. Je ne peux me résoudre que cette échelle des instants continus soit oubliée par l’anthropologie. Je suis en fait face à une ambition-limite : observer l’existence des êtres humains, toute l’existence du début à la fin. À défaut de toute la vie, et pour éviter la focale des sciences sociales, l’anthropologue pourrait choisir plusieurs mois, semaines, jours ou même une journée entière, et de là comparer ce qu’il voit du volume, de ses changements, de sa continuité. Ce type de description veut aller au cœur des détails et ne veut pas penser que la précision des détails risque de manquer la réalité, de figer l’expérience.

Beaucoup de mots perdent leur pertinence, si on les rapporte à la succession des instants, par exemple : décision, choix, liberté. Il est difficile, dans cette succession, de leur trouver un référent, un moment qui justifierait leur emploi. Devenue radicalement empirique, l’anthropologicalité réduirait considérablement les controverses philosophiques. C’est parce qu’on ne sait pas, qu’on ne va pas savoir, qu’on entretient ce flou des interprétations. La réalité est celle des instants, de la première seconde à la dernière et ainsi pour tout à chacun. Nous aurions ainsi les réponses à toutes les questions controversées qui animent les sciences humaines et sociales. Et ces heures rendraient d’emblée inexactes les théories qui ont une ambition de vérité générale ou plus précisément situeraient leur vérité à tel instant et pas à tel autre. « Mille autres fictions des philosophes qui viennent de leurs notions incomplètes », notait Leibniz9.

Volume et continuité : quelques réflexions

La continuité est en fait un élément essentiel du volume. Celle-ci désigne un enchaînement non interrompu du volume dans ses actes et ses formes de présence, comme l’on vient de voir, mais aussi une constance du volume et dans celui-ci. Le volume, constitué d’une multiplicité d’éléments, est aussi une même entité qui continue, au-delà et avec ses variations. Ce genre d’observation fait apparaître l’autre continuité, celle du volume qui change tout en restant le même. De visage en visage, même si la continuité n’est pas continue, il est presque naïf de constater au fil du temps, en même temps qu’une volumuation permanente, une continuité de traits. C’est le cas dans les portraits d’Opalka.

Car qu’est-ce que d’abord un volume ? Il est une cellule nouvelle, unique, au moins par son génome. Bien sûr, ce volume, d’emblée unique, se développe in utero à partir des potentiels génétiques reçus et des diverses informations qu’il intègre d’abord de la paroi intra-utérine, puis du placenta, capable de modifier la vie de ladite cellule. Mais, – fait non négligeable -, avant de se diviser, celle-ci vivrait entre douze et vingt-quatre heures. Nous avons bien là un substrat « informé », la matière et la forme indissociables, l’un n’étant pas sans l’autre, selon le vocabulaire aristotélicien. Ceci n’exclut pas d’intégrer l’avancée de la biologie contemporaine, selon laquelle le génome peut lui-même se modifier partiellement et différentiellement (selon les cellules), à tous les moments de l’existence, selon les propres expériences de l’individu ou de façon radicalement aléatoire, et ce avec des impacts plus ou moins importants. Mais ces modifications génétiques restent partielles et n’altèrent pas l’unité d’ensemble du volume, je le répète, ce volume-ci, ce volume-là.

Ainsi, du premier instant et pendant toute l’existence, ce que montre le suivi d’un volume d’être, toujours déjà là, sont des « volumuations », selon le beau mot suggéré par Catherine Beaugrand. Elles sont des microvariations successives du volume lui-même. Cette remarque précise ma focale : directe sur le volume – à une échelle autre que ce qui est désigné habituellement par la notion d’individuation comme devenir relationnel, en lien avec un milieu, voire comme devenir émancipateur, de telle manière que c’est le processus ou le devenir qui deviennent dans ces cas les focales, plutôt que la réalité même du volume en train de continuer. Du bébé à la personne âgée, en passant par l’adolescent et l’adulte, les volumuations et leur intensité sont différentes. Il reste qu’à partir d’un volume et sa totalité, il faut parfois beaucoup d’instants, de jours et d’ans pour que des variations significatives soient perceptibles. Pour être précis, il y a au moins trois éléments à distinguer.

D’abord les volumuations de certains éléments du volume observé n’empêchent pas une continuité d’autres parties. Par exemple, un être humain passe d’une attitude concentrée à un mode distrait, d’une acceptation de ce qui se passe à une décision de changement, de telle émotion à une autre, et ainsi de suite. Dans ces exemples de changements de modes de présence, ce n’est pas tout le volume qui est concerné. D’autres aspects de celui-ci ne sont pas nécessairement concernés par lesdits changements, qui sont par ailleurs réversibles. Ce que nous observons de moment en moment, ce sont donc des volumuations, c’est-à-dire des « mues » qui ne sont pas totales, qui n’atteignent pas tout le volume. À chaque volumuation, des parties restent les mêmes. C’est ce que peuvent indiquer des sculptures de Rodin. En dialogue avec celui-ci, Gsell décrit ainsi « L’âge d‘airain » :

« Les jambes de cet adolescent qui n’est pas complètement réveillé sont encore molles et presque vacillantes ; mais à mesure que le regard s’élève, on voit l’attitude se raffermir : les côtes se haussent sous la peau, le thorax se dilate, le visage se dirige vers le ciel et les deux bras s’étirent pour achever de secouer leur torpeur.10 »

Et Rodin de préciser : « Il [le peintre ou le sculpteur] figure le passage d’une pose à une autre : il indique comment insensiblement la première glisse à la seconde. Dans son œuvre, on discerne encore une partie de ce qui fut et l’on découvre en partie ce qui va être »11. Et aussi : « le mouvement est la transition d’une attitude à une autre. Cette simple remarque qui a l’air d’un truisme est, à vrai dire, la clé du mystère »12. De mouvement en mouvement, il y a comme une chaîne, un enchaînement, une transition laissant trace de la présence de l’action d’avant et anticipant celle d’après. Associés à un rôle ou à une activité, les mouvements en question peuvent être infiltrés par des détails des modes de présence antérieurs ou postérieurs, par exemple des gestes mais aussi par des pensées, des états d’esprit, comme assurant un fil. Les volumages en surface se rééquilibrent sans cesse dans un état qui d’instant en instant semble à peine bouger. Il me semble bon de mentionner aussi, comme de telles sculptures le montrent avec force, que les mouvements du volume ne quittent pas ce qui semble son unité. Ils ne s’en échappent pas.

Ensuite – et c’est un point capital -, il apparaît que le volume humain n’est pas seulement une multiplicité de rôles ou de modes d’être présent, mais une continuité « cohérente » traversant ceux-ci et les imprégnant, à partir d’un corps, de gestes, de mimiques, de capacités cognitives et de dispositions psychologiques plus ou moins stabilisées, au fur et à mesure de l’existence. C’est ici qu’intervient le style. Le style, avec ses diverses expressions, est ancré neuronalement ou musculairement, construit à partir d’expériences diverses, qui ne sont pas réductibles aux seuls traits, capacités ou dispositions transmis par ce qu’on appelle les classes sociales ou les codes culturels, et dans lequel pourrait être inclus ce qu’on nomme « caractère » ou « tempérament ». La position de Bourdieu est différente, faisant du style personnel le résultat d’une succession d’habitus sociaux (familiaux, scolaires) auxquels un individu a été exposé13. Il n’est sans doute pas facile de distinguer ces traits les uns des autres, se mêlant les uns avec les autres, ainsi qu’avec les autres composants du volume. L’observation de la continuité est un avantage important à cet effet. Ainsi, une perspective centrée sur le volume n’exclut pas l’importance de l’expérience de la continuité, à travers un sentiment constant et diffus de son exister ou à travers la mémoire et les souvenirs, mais elle insiste aussi sur la présence continuante de modalités stylistiques concernant tout autant la posture, les gestes, les paroles, les formes de penser14. La présence d’un style, le poète la dit : « Chaque être, écrit Rilke, se développe et se défend selon son mode et tire de lui-même cette forme unique qui est son propre, à tout prix contre tout obstacle »15. Ce que Rilke nomme mode, je l’appelle style ou expression stylistique. Comme les traces sociales ou habitudes culturelles, le style se déploie nécessairement avec les actes, les gestes ou les paroles. Il est reconnu dans des expressions spécifiques : le sourire de quelqu’un, sa façon d’écrire ou de penser, de manger, de faire tel geste, de prendre sa cuillère de telle façon. Gerald Manley Hopkins, un poète anglais du 19ème siècle, décrit une façon de parler :

« J’ai observé sa prononciation pendant qu’il lisait à haute voix. Pour des mots comme Ribadeneira, il donne au ei la valeur des deux lettres, en en faisant une vraie diphtongue entre e et i. Il aplatit les consonnes finales, disant led pour let. Le g doux, comme dans raging, est très remarquable : c’est un dzêta grec, qui égale presque dz. 16»

C’est bien cela une expression, pour autant qu’elle ne soit pas associable à un signe culturel, social, par un accent régional, etc. Mais, au-delà de ces diverses expressions, le style est aussi reconnaissable, de manière plus transversale, à partir d’une manière disons d’être présent dans ses actes. Hopkins revendique ainsi de saisir les « inscapes » d’un objet ou d’un être, son unité. Un poème sur le martin-pêcheur est éclairant à ce sujet : « Toute chose ici-bas fait une et même chose / Divulgue cet intime habitant de chacun / S’avère, per-se-vère, incante et dit moi-même / Criant Ce que je fais est moi : pour ce je vins »17. Cette unité unifiée et homogène est sans doute exagérée. Le commentateur d’Hopkins, Pierre Leyris, précise la notion d’inscape :

« Le sens du suffixe scape apparaît dans le composé landscape. Un scape de land, c’est une unité visible de pays saisie individuellement et qui garde les caractéristiques essentielles de l’ensemble du pays. L’inscape d’un objet, d’un être, ce sera donc, sinon à proprement parler une unité de l’essence de l’objet, de l’être, du moins un composé unifié des qualités sensibles qui reflètent et permettent dans cette mesure même de pénétrer cette essence. Quant à traduire cela par un mot unique aussi organique et, en dépit de sa nouveauté, de consonance aussi familière, il n’y faut pas songer. Tout au plus, s’autorisant, des mots mêmes que Hopkins propose pour en jalonner la route, peut-on hasarder « dessin, motif intime », ou encore « schème intrinsèque », bien qu’il s’agisse plutôt d’un motif ou d’un schème de l’intrinsèque18. »

Le mot « essence » risque d’embrouiller. Disons que quelque chose semble tenir le volume, certes jamais totalement fixé, mais dont les modifications se font superficielles et fragmentaires à chaque moment, régulées elles-mêmes par l’une ou l’autre modalités qui lui sont caractéristiques. Les composants du volume sont comme « reliés » et tenus. Ce « quelque chose » serait une sorte de « noyau », correspondant à des caractéristiques identiques traversant les rôles et les actes. Quelqu’un vient de passer de célibataire à marié. Il change de profession. Il reste bien sûr grand ou petit, intelligent ou niais, mais surtout avec une manière d’être gentil et méchant, la sienne plus ou moins « formée ». Le volume fait telle activité, se déplace dans un lieu, a telle émotion, mais il continue à être comme ceci et comme cela, à faire comme ceci et comme cela. Et son activité, son déplacement, son émotion sont imprégnés de l’un ou l’autre trait stylistique que l’on a pu repérer, déjà présent dans le volume. La continuité du volume ne veut pas dire qu’un individu ne puisse pas ressentir ça et là une discontinuité, ne pas « se reconnaître », comme on peut parfois l’entendre dans des situations de troubles psychologiques par exemple. Mais sans doute sa manière de ne pas se reconnaître n’est pas n’importe quelle manière, portant elle aussi sa continuité.

Le style du volume d’être, qui se révèle ainsi à partir de traces laissées, précise la présence, il est une façon d’être présent, mais surtout il forme et fait tenir le volume, même s’il n’est pas tout. Il traverse les rôles, les actions, les paroles. Mais le style ne constitue pas, à un moment donné, une infiltration totale dans un geste, une attitude, une posture. Il est toujours important de chercher, y compris dans le style, quelque chose en plus ou en moins, peut-être infime, qui empêche ou en tout cas nuance toute interprétation exclusive. Par ailleurs, comme les marques sociales, le style laisse se déployer tel ou tel de ses traits, telle ou telle de ses expressions, par exemple corporelles ou cognitives ici ou là, dans des associations particulières avec un geste ou une parole ou une pensée. Il peut s’exprimer dans tel geste et non dans tel autre, plus à tel moment qu’à tel autre moment, avec tel trait plutôt qu’avec tel autre, d’autres éléments venant aussi se mélanger. Faut-il l’indiquer : sans être jamais totalement fixées, certains traits traversant les pelures sont d’autant plus stabilisés qu’elles se sont constituées au début de l’existence du volume ? Ces remarques veulent inciter à des observations les plus exhaustives possible, je dirais des stylographies du volume19.

Enfin, quand on observe un volume, on voit que des gestes, des paroles ou des actions ont des conséquences et des effets sur le volume et la volumuation. J’ai déjà mentionné ce point. Au-delà de l’instant t, les actions, les pensées, les émotions d’un volume ou celles d’un autre, le surgissement d’événements, ont des impacts variés, ponctuels, durables, soudains, graduels sur la continuité du volume concerné. Et surtout, comme si, d’emblée, celui-ci pouvait se détacher de ce qui arrive, ces effets sont partiels, pouvant atteindre à court ou moyen terme l’une ou l’autre caractéristique du volume, avec des conséquences variables, parfois très mineures, gardant d’autres caractéristiques intactes. Au cours des instants et des situations, de nombreuses variations, des mouvements du volume, sont sans impacts et peuvent d’ailleurs être réversibles. Avant leur accomplissement, beaucoup d’actions ne sont d’ailleurs pas si « essentielles » au volume, instant après instant. Après coup, certes rien n’eût été vraiment pareil si telle et telle séquences n’avaient pas été celles qu’elles ont été, mais avec des degrés très variables de différences entre avant et après. Ainsi l’exemple d’Aristote : « Si, en creusant une fosse pour planter un arbre, on trouve un trésor. C’est par accident que celui qui creuse une fosse trouve un trésor, car l’un n’est ni la suite nécessaire, ni la conséquence de l’autre, et il n’est pas constant qu’en plantant un arbre on trouve un trésor »20. De ce hasard, un imprévisible extravolumique si je puis dire, cet individu est devenu riche, a commencé de nouvelles actions, a acquis de nouveaux rôles. Mais il en conserva aussi d’autres, ainsi que les modalités de les accomplir. Ce que le volume intègre au cours des moments et des situations, y compris de façon inopinée, peut infléchir certaines de ses caractéristiques récentes ou plus anciennes, mais est aussi marqué et imprégné par d’autres, en particulier par son style en plusieurs de ses expressions. Le découvreur du trésor a bien sa manière de le trouver, de le prendre, de se réjouir. Il a même sa manière de changer certaines activités de son existence, une fois qu’il est devenu riche. C’est tout cela qui fait la continuité et les variations du volume. Et l’anthropologue continue à s’interroger pour préciser ses descriptions : Quelles seront les conséquences et la succession des conséquences de cette découverte ou d’autres « divers » surgissant ? Quels éléments seront concernés, ponctuellement, durablement ? Quels sont ceux qui ne seront pas touchés ? Quand un geste technique, une façon de parler, un mode de raisonner s’ajustent à une situation et peuvent ainsi se modifier, quelle est la part du style qui continue à les imprégner ? Et celui-ci, un trait de celui-ci en ressort-il modifié ? Comment, à l’instant t, avec sa propre unité, son style, et aussi certains de ses éléments (ses humeurs, ses émotions, ses savoir-faire, ses décisions, etc.), le volume intègre-t-il des événements arrivant de l’extérieur ? Comment aussi l’intensité particulière d’un moment est-elle intégrée ou absorbée dans la consistance même du volume, et sans que celle-ci reste affectée ?

… Le substantif

Dans l’échiquier de la pensée contemporaine, Giorgo Agamben n’est sans doute pas le plus réticent à penser et même à valoriser les singularités individuelles. Mais il écrit aussi que l’être « se constitue en se modifiant, n’est autre que ses modifications »21, qu’il est « un flux »22 ou « émergence incessante », que l’existence singulière est « une série d’oscillations modales, par lesquelles à chaque fois la substance se constitue et s’exprime ». C’est un des risques d’accentuer ainsi sur les modes comme « exigence de l’être » au point de dire que « la substance est ses modifications ». Le volume a certes des microvariations mais on ne peut oublier qu’il est aussi une unité constituée, toujours déjà distinguable de celles-ci quand elles surviennent et qui les infiltre. Aristote, souvent commenté par Agamben, lui-même note ceci : « Le principe des individus, en effet, c’est l’individu ; de l’homme en général ne sortirait que l’homme en général, mais l’homme en général n’est pas ; c’est Pélée qui est le principe d’Achille, c’est ton père qui est ton principe »23. Par cela, je veux rappeler que le volume est une « matière » toujours déjà associée intrinsèquement à une « forme », à un contenu pourrais-je dire, toujours se précisant comme on l’a vu, – c’est même cela qui fait le volume dès qu’il surgit comme cellule unique -, et qu’ainsi à chaque instant, il y a une continuité manifestée dans le volume, absorbant et régulant ce qui advient. Le degré, capital, de la force d’absorption est certes différent selon les moments de la vie. On y retrouve en tout cas une « forme » complexifiée par des divers volumes, en particulier un style, qui confère structure et unité. Actions, émotions affectent de façons variables mais elles semblent aussi à peine altérer le volume qui se rééquilibre et qui continue. Le volume volumue, partiellement donc, et impliquant aussi ses modalités de changement. J’ai ainsi beaucoup de difficulté à m’imaginer un tel volume continuant comme un « flux ». Je trouve significatif qu’Agamben déplore que les « maneries », les manières, aient été ramenées dans la pensée médiévale au verbe latin manere qui veut dire rester, et qu’il préfère les associer à un autre verbe, manare, qui indique un mouvement d’écoulement et même d’échappement24. La continuité imprégnante ou le flux qui ne cesse d’engendrer ? Parce qu’il semble si difficile de voir et d’admettre cette unité-continuité du volume, une très bonne part de la pensée contemporaine valorise d’emblée le flux et la différence.

Je prends ici la description des premiers instants de cette journée filmée :

« Je verse du café dans une tasse. Je suis debout, incliné, vers la tasse. À côté de la table, gilet gris, chemise blanche, pantalon bleu. Je déplace légèrement ma chaise. Je prends du paquet le sachet de céréales, je les verse ensuite dans un bol. Reniflement. Puis je verse du lait, beaucoup plus sur les céréales, un peu dans le café.

Je bouge à nouveau légèrement la chaise. Je m’assieds. Regard vers Samuel. Je bois un peu de café et je commence à manger. Avec la main droite, la cuillère va des céréales vers ma bouche que j’avance vers celles-ci. La main gauche pour essuyer la bouche, puis le bras tendu sur la table et les doigts fermés, le poignet et la main légèrement levés. Regard vers l’armoire (à ma gauche), puis en face de moi. Je bouge un peu ma petite assiette et mon bol. La main gauche puis la droite devant la bouche, deux fois, comme pour essuyer ou cacher la bouche. Je touche légèrement ma tasse. Le long temps des aliments dans la bouche. Je m’incline pour que ma bouche prenne les céréales sur la cuillère. Regard vers la pièce. Je mange, tête baissée. Petits mouvements de la cuillère dans la tasse25. »

Après cette réflexion sur le style et la consistance du volume, je crois qu’une telle présentation descriptive, au fond classique, en une succession d’actes est une erreur. Un volume n’est pas une suite d’actes. Il est une consistance dont les actes semblent secondaires et dépendants, il a des affects et est affecté, mais ces affects sont aussi dépendants et secondaires. On n’imagine pas des actions ou des émotions en dehors du volume d’être. Celui-ci l’emporte sur le faire qui altère à peine, un peu, le volume semblant se rééquilibrer au fil des instants. Il importe dans une description de redonner plus de poids au substantif, et moins aux verbes, en montrant ce qui le constitue : en particulier, la simultanéité de divers éléments, sa densité intérieure, sa densité stylistique, ce qui continue comme identique par rapport aux moments précédents. Empiriquement, il est difficile de contester ce fait. Le volume existe bien, avant d’accomplir telle et telle action, venant d’une autre situation, portant divers éléments, un savoir-faire, des habitudes, des idées, etc., et il sera modifié, mais à peine, par les actes qu’il va accomplir ou par son émotion du moment, eu égard à cette consistance-continuité qui le caractérise. Il s’agit ainsi de dire un volume, son unité, qui au-delà de ses actions et d’autres de ses éléments, et de bien marquer sa place par rapport à celles-ci se déployant comme secondaires à lui. Toutes les inventions discursives sont possibles. Le principe en serait le « volugramme », à l’instar des caligrammes avec lesquels Apollinaire écrivait des poèmes. Mais dans ce cas, ce ne sont pas les vers qui feraient le contour du dessin. Le contour du volume existe et c’est à l’intérieur de celui-ci qu’il s’agit d’écrire les actes, importants et secondaires, l’expression stylistique et les ressentis.


NOTES

1 Dans Le trésor de la langue française informatisé.

2 Claudie Gallay, Détails d’Opalka, Arles, Actes Sud, 2014, pp. 8-9.

3 Dans une correspondance à Mme Strauss : cf. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p.14.

4 Christiane Wohlrab, Rodin et le non finito, in Rodin, la chair le marbre, Paris, Editions du Musée Rodin/Hazan, 2012.

5 Cf. Albert Piette, Le volume humain, Lormont, Le bord de l’eau, 2017.

6 Selon le CNRTL.

7 Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris, Questions théoriques, 2015, p. 340.

8 Ibid., p. 344

9 Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Flammarion, [1705] 1990, p. 43.

10 Auguste Rodin, L’art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Gallimard, 1967 [1911], p. 47

11 Ibid., p.45

12 Ibid., p.43

13 Cf. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 pp. 284-285. [1972].

14 Cf. une discussion synthétique sur les enjeux philosophiques et psychiatriques sur ce sujet dans : Fuchs Thomas, “Self accross Time: the Diachronic Unity of Bodily Existence”, Phenomenology and the Cognitive Sciences, 15, 2016.

15 Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, Grasset 1992, p. 74 [1903-1908].

16 Gerard Manley Hopkins, Poèmes et proses, Paris, Seuil, 1980, p. 52

17 Ibid., p.129

18 Ibid., 11-12

19 Avec ces remarques sur la continuité, je ne pousse pas pour autant la notion de style pour qu’elle remplace d’autres notions et en faire un concept unifiant, comme Marielle Macé tend à le proposer dans Styles. Le style n’est pas tout le volume. C’est même la force de la notion de volume dans lequel le style se mélange à d’autres choses, de permettre cette attention à la dynamique entre différents éléments.

20 Aristote, Métaphysique, Paris, Vrin, 2000, 1025a

21 Giorgio Agamben, L’usage des corps, Paris, Seuil, 2015, p. 241 [2014].

22 Ibid., pp. 241-246 pour les expressions suivantes

23 Aristote, op. cit., 1071a.

24 Giorgio Agamben, op. cit., pp. 311-312.

25 Albert Piette, op. cit., p. 44.


BIBLIOGRAPHIE

Agamben Giorgio, L’usage des corps, Paris, Seuil, 2015 [2014].

Aristote, Métaphysique (2 tomes), Paris, Vrin, 2000.

Bourdieu Pierre, Esquisse dune théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 [1972].

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Rodin Auguste, L’art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Gallimard, 1967 [1911].

Wohlrab Christiane., Rodin et le non finito, in Rodin, la chair le marbre, Paris, Editions du Musée Rodin/Hazan, 2012, pp. 97-107.


BIOGRAPHIE D’ALBERT PIETTE

Albert Piette est né le 18 avril 1960 à Namur.
Après des études de lettres classiques et de philosophie aux Facultés de Namur et à l’Université de Louvain, il obtient un doctorat en anthropologie et sociologie à l’ Université de Paris V en 1987 et une habilitation à diriger des recherches en 1993 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris.
Nommé maître de conférences à l’Université de Montpellier III en 1988 et à l’Université de Paris VIII en 1992, il devient professeur à l’Université d’Amiens en 2001.
Pendant plusieurs années, Albert Piette enseigne à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à l’École Pratique des Hautes Études (à la Vème section des sciences religieuses) à Paris, ainsi qu’à l’Université Catholique de Louvain, à Louvain-la-Neuve.
De 1993 à 2000, il est membre titulaire du Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux.
Il intègre alors le Groupe de Sociologie Politique et Morale, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
En 2011, après une année d’enseignements à l’Université de Strasbourg, il est nommé Professeur au département d’ethnologie de l’Université Paris X-Nanterre et devient membre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (CNRS – UMR 7186).