Frères numains

FLORENCE PAZZOTTU

CITER CET ARTICLE

Pazzottu, F. (2023). Frères Numains. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.


Nous conservons ici le titre mais ne reproduisons pas Frères numains, livre paru chez Al Dante en 2016 (avec une postface de Bernard Noël), par la lecture duquel Florence Pazzottu conclut son intervention du 6 février 2018 à 14h. Nous ne publions ici que le texte intitulé « Césure » qui servit de support à la première partie de cette intervention1. L’ensemble, conférence, prise de parole (improvisée) et lecture, avait été présenté ainsi par l’auteur :

Tout poème est toujours adressé, est une adresse à n’importe qui. Cette affirmation d’Ossip Mandelstam doit être tenue et réaffirmée fermement dans l’opacité particulière de l’époque, la nôtre, où il devient à la fois de plus en plus difficile et vital de s’opposer à la langue de la « com. » et à la construction des murs, de dénoncer les effets réels dans la langue et les effets de langue dans le réel d’une propagande visant à justifier l’enfermement des hommes tout en garantissant la libre circulation des marchandises au bénéfice exclusif de quelques-uns. Le poème alors — point d’exception par quoi se découvrent les ressources des langues et la puissance du langage, notre commun, — peut devenir à la fois le témoin et l’opérateur par lequel s’éprouve aussi, âprement, vivement, la nécessité d’inventer un monde qui soit pour tous.

Césure

Le 4 mai 2009, j’ envoyais à un ami philosophe le tapuscrit d’une tragédie inédite, écrite entre 1991 et 1997, d’abord intitulée Au bord du toit, puis Thanaslavie, titre sous lequel Julie Krestschmar en proposera une lecture aux Bancs publics, à Marseille, en 2012. C’est dans cette lettre que je prélève, avec l’autorisation de son destinataire, le long extrait ci-dessous :

Vous ai-je raconté que, pendant des semaines en cette année 1991, il me suffisait de tourner ma pensée vers l’une des phrases dont j’avais laissé suspendu le mouvement d’écriture pour tomber aussitôt, réellement, instantanément, dans un sommeil très profond et que souvent je me réveillais le matin avec, déjà, en pensée, le prolongement ?(…)

Au moment où j’avançais fébrilement, à Pourrières, dans la partie disons familiale de cette tragédie, j’avais fait un rêve extraordinaire : un homme et une femme étaient debout au loin, dans une position où ils semblaient à la fois se faire face et se tenir à côté l’un de l’autre.

Ils étaient au bord d’un toit, immobiles.

Je ne sais pas si l’un d’eux tombait ou bien si j’étais seulement profondément avertie qu’une chute était en question, était la question. Je me suis réveillée en prononçant presque à haute voix cette phrase, qui n’a cessé depuis de m’habiter (c’est, je crois, l’énigme la plus fertile qu’il m’ait été donné d’approcher) :
« Il faut que je le dise, mais il ne faut pas que ça se sache! »

Le reste, la première scène et les cercles de la fin, n’a été écrit que plus tard en 1994. Nous avions regardé, mon compagnon et moi, sur Arte un documentaire très brut, sans commentaire, où l’on voyait Radovan Karadic sur le mont Kosovo recevant un général russe… Ma première scène est quasiment (à l’exception du personnage du fils, de l’Idiot, que j’ai ajouté) la transcription du dialogue que j’avais alors noté très vite de mémoire. Cela avait provoqué en moi ce curieux ébranlement d’où naît l’écriture…

Puis il y eut « les mannequins nus », ce manuscrit que je dus « corriger », lire donc, sans savoir ce qui m’attendait, et dont vient le nom de Mala (c’était une déportée d’Auschwitz, qui résista, se battit, et mourut sous les coups, un œil arraché)…

J’hésitais longuement à enchasser dans ma tragédie cette dimension politico-historique, les événements en Yougoslavie étaient récents alors et jamais encore je n’avais, en poème, pensé directement le politique, mais j’avais l’intuition profonde, et cela depuis longtemps, que l’intime et le politique étaient liés, obscurément, que certains ébranlements ou certains processus de transformation leur étaient communs.

J’hésitais jusqu’à ce qu’il m’arrive cette chose très étrange :

Je fis un rêve épouvantable où j’étais cernée par la guerre et tout semblait perdu… mais soudain une présence étonnamment douce se pencha vers moi, dans mon dos, et me murmura une phrase (je m’éveillai aussitôt) dont je garde encore intacte à l’oreille l’étrange sonorité.

À l’exception du mot allemand Nicht, d’un mot anglais et d’un mot latin que je reconnus aussitôt, les autres mots m’étaient tout à fait inconnus, mais j’eus l’intuition qu’ils pouvaient être en persan (mon plus proche ami (…) vivait avec une Iranienne dont il avait appris la langue (…).

J’obtins aussitôt, au téléphone, une traduction littérale des mots que j’avais entendus et voici ce que disait cette phrase :
Sois la main de la tribu ou ne sois pas ; l’œuvre est la chair de la tribu.

Je n’y ai pas entendu une injonction, mais une sorte d’encouragement… comment dire ?…. à l’insistance et à l’étrangeté… et j’ai plongé, puis noué, tissé, autrement que plus tard dans la Tête de l’homme2, l’intime et le collectif.

1 — Commencer

1.1. Histia, histos. Voiles, mât, métier… Oui, écrire est nouage et tressage, un fin tisser autour d’un trou. Mais écrire est avant tout cette percée — trouée du dire. Non pas l’assomption d’un récit, l’avènement d’un sens, mais son épuisement. Car c’est là — dans ce rien — ce rien qui reste quand rien ne reste — qu’il y a du commencement. Et tout poème est un lancer.

1. 2. Écrire rejoue chaque fois, en une fois qui n’est jamais la même, le geste premier de l’homme des cavernes, lui, qui, par le plus petit trait dans le ventre de pierre affirmait son existence tout en inscrivant la perte, le meurtre de la bête.
Tel l’homme dans la nature, le poème est dans la langue une coupe, une percée énigmatique.
Un lancer — mais un jet qui dure.
Un trait — mais il fait espace.
Une affirmation, mais qui se soutient du négatif, du retrait, de la perte.
Une invention de possibles ; à flanc d’impossible.

L’homme est dans la nature une coupe.
Nature? Y résonne tant de sombres malentendus, surtout aujourd’hui où sont en marche le commerce du vif et une pensée qui vise la maîtrise de l’espèce-parlante (elle nous vient, plus particulièrement, du monde anglo-saxon, mais pénètre partout).
Césure? Divisé par le langage qui le fonde, l’homme est lui-même une coupe dans la nature. Son inadaptation, — son inachèvement, donc, à la naissance —, est aussi sa chance.

Une absence, une disparition tremble dans tout poème, hante et éclaire tout lancer d’œuvre. Tout poème est, comme le trait de l’homme de Lascaux, marqué du sceau de l’impossible.

C’est pourquoi les plus grandes menaces qui cernent la poésie ne sont pas celles d’un poème extrême, méconnaissable, incompris, labyrinthique, froissé, obscur, démesuré, inachevé, protéiforme, inclassable, discursif, abstrait, boiteux ou presque-pas-poème, multipliant les visages et les langues, se frottant aux arts et aux sciences, se salissant les mains en jouant avec le plus trivial, se déchirant l’esprit en affrontant et vivifiant la lame des plus sérieux concepts pour provoquer l’éveil, — elles sont dans le « Tout est possible » de la kermesse de l’aléatoire, dans les pirouettes, rires sans gravité et virtuosités robotiques de ceux qui surfent sur le motif très fun de la finitude et de la fin de tout, ont jeté le sujet, croient-ils, avec le pathos qui était l’eau du bain, et prétendent dégonfler la langue comme un ballon zeppelin afin d’en démontrer toute l’aliénante machinerie, ou bien au contraire toute la puissance d’invention et d’autorégulation (à l’instar des marchés qui gèrent nos existences), elles sont aussi dans la fascination qu’elle exerce encore sur elle-même, la poésie, (et sur ceux qui la fréquentent, la sacralisent) quand elle se croit seuil ou promesse, quand elle prétend être pour l’homme point d’origine. (L’origine, c’est qu’y a pas. Y a d’la place. Du sujet.)

Entretenir le rêve mortifère d’un retour à la matrice ou le règne de la langue machine (dans sa succession de dominations successives, « la langue est morte, vive la langue ! »), c’est méconnaître qu’il y a du commencement, c’est méconnaître dans le dire, et ce qui faille-fonde, la marque première de l’homme de Lascaux, le trait par lequel il s’affirmait irréductible et irréversiblement séparé.

Mais encore faut-il, pour être le lieu-hors-lieu du dire, éprouver patiemment, pas à pas, la résistance du labyrinthe.

2 — Poursuivre : Il faut que je le dise, mais il ne faut pas que ça se sache

Que je le dise — ça ne se saura pas.

Voilà ce qu’aujourd’hui je dirais, autrement que mon rêve autrefois me l’a dit.
Un « je ne sais pas » indépassable soutient toute pensée, et ce qui se dit, s’écrit dans le poème (quelle que soit sa forme, même quand il est récit, épopée, tragédie…), peut faire la place aux concepts et emprunter aux savoirs mais n’est pas cependant de l’ordre du savoir, et, même, un non-savoir s’y lève et s’y adresse.

S’y adresse : car tout poème est une adresse.
Que je le dise (subjonctif, qui dit la nécessité de l’adresse, mais aussi performe, ouvre le possible), ça se saura-pas — ça se non-saura : il y aura du non-savoir adressé.

Il y aura.
Ainsi que nous l’a appris La reprise de Kierkegaard, dans un récit au passé, c’est toujours le futur qui est en jeu. C’est pour ouvrir l’avenir, les possibles à venir, que je me tourne vers ce qui a été et que je réitère, tente de dire l’irréversible.

3 — Alors, (De l’irréversible vers)

C’est pourquoi la liberté (telle que la soutiennent l’inachevé du poème et son sens toujours à venir) — est la grande question de l’acte poétique. Tout poème (tel que j’entends le poème) est un acte de libération ou d’affirmation, de préservation et d’invention de la liberté. Car il ne s’agit pas alors, avec le poème, de faire un écrin à la beauté du monde, de momifier ce qui est, substances, ni de border les trous du réel, ni de « rendre compte » de ce qui nous entoure ni de fixer un récit de l’événement ou de la catastrophe), ni d’attraper le réel ni de le mettre en boîte (en mots), il ne s’agit donc pas de fermer l’équivoque ni d’arrêter la course du je-jument, de la pensée-cheval, mais au contraire d’ouvrir l’avenir, de se tourner vers ce qui arrive et d’en susciter le mouvement, de relancer le dé.

Car même « circonstanciels3 », caressant la surface et tissés par la circonstance, les poèmes à la fois s’offrent et résistent…

à jamais insaisis
et se tenant autour
—leur centre
est leur surface—

des dehors-au-dedans
s’ils font abri sont seuils
et le profond va vite

tout entiers exposés
rien pourtant
qui se sache

—d’un trait
ils font espace—

ce qu’ils manquent, toujours
fonde un autre lancer

 

Car le mouvement du poème est toujours inachevé, qu’il soit prose ou vers, jaillissement d’une pensée dans le travail continu du récit ou incandescences forgées, par pensée froide, de l’allégresse, — est toujours à la fois imprévisible et logique. (Et dense, précis, obstiné, et cependant sans cesse soulevé, déplacé, aéré par la trouée du rire.)

Par un déploiement méthodique, tournée résolument vers l’affirmation mais creusée sans cesse par le négatif, accueillant « la puissance de commencement immanente au symbole4 » mais cherchant également à donner forme aux expériences subjectives où, le plus radicalement, se syncopent, se suspendent la pensée et l’esprit — un accouchement, une agression, la jouissance, par exemple, — l’écriture poétique fait de ce qu’elle manque toujours le fondement d’un autre lancer.

Elle vérifie ainsi, chaque fois, que la trace de ce qui est perdu-depuis-toujours est aussi point d’appui du vide, mise en mouvement du désir, de la vie, de l’écriture, que l’indicible soutient le dire et que, même exposée, l’enigme ne ternit pas — d’ailleurs, ce n’est que dans l’adresse que se livre l’intense réel, son énigme.

Si le mouvement propre du poème est (à la fois) une désappropriation, si l’élan du poème est porté par le vide, le poète n’en est pas pour autant gardien du secret.
Il n’est veilleur de rien, ou peut-être est-il un veilleur de rien. Car c’est dans l’acte même de signifier que le rien est inscrit comme coupure, irréductible, et qui nous fonde.

Le poème (tel que je le conçois ici) étant aussi une pensée, et n’ayant pas renoncé à l’épopée (la renonciation étant contraire à son mouvement, qui est d’affirmation même dans le retrait), le poète redouble son mouvement intrinsèque d’adresse d’une autre adresse, plus réflexive et plus consciente sans doute, mais qui lui revient aussitôt sous la forme d’une énigme, d’une question, à la fois poétique et d’emblée politique (comme l’entendait le poète théoricien Henri Meschonnic),

et qui le pousse à mettre à l’épreuve, à penser-en-poème, jusque dans leurs impasses, ses expériences subjectives dans leurs multiples résonances et là même où leur font échos, concordent ou discordent, les constructions du collectif et les secousses de l’Histoire (ceux qui la font, hélas, peinent à découvrir l’inexistence du Tout — et à saluer par les infinies inventions de chaque jour la grâce du multiple).


NOTES

1Le texte « Césure » avait paru dans une autre version et sous un autre titre en 2015 dans Hyperion : on the future of aesthetics , publié par Contra mundum press (New-York).

2Florence Pazzottu, La Tête de l’Homme, éditions du Seuil, coll. Déplacements créée par François Bon, 2008.

3Florence Pazzottu, Alors, éditions Flammarion, collection Poésie dirigée par Yves di Manno, 2011.

4La formule est d’Alain Badiou.


BIOGRAPHIE DE FLORENCE PAZZOTTU

Florence Pazzottu est poète et cinéaste, auteure d’une quinzaine de livres parus chez différents éditeurs (LansKine, Flammarion, Al Dante, L’Amourier, Seuil, Commune…) et de films régulièrement sélectionnés en festivals. Elle lit, expose, scénographie ses propres textes, seule ou avec d’autres artistes, et écrit parfois pour la compagnie Les Guêpes rouges de Clermont-Ferrand. Ses deux derniers livres, Le joueur de flûte – avec des encres de Hugues Breton – et J’aime le mot homme et sa distance (cadrage-débordement), ont été publiés par les éditions LansKine en 2022 et 2020, et ses deux derniers films, continûment occupé des choses de l’amour (30’) et Un faux roman sur la vie d’Arthur Rimbaud (60’, d’après le texte éponyme de Jack Spicer), ont été sélectionnés par le FID (festival international de cinéma) Marseille en 2022 et 2021 dans la section « Autres joyaux », et Un faux roman… a également été déclaré « meilleur film expérimental » en septembre 2021 par le Blackboard International Film Festival en Inde.