Un bel oiseau
FABRICE METAIS
CITER CET ARTICLE
Métais, F. (2023). Un bel oiseau p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7
C’est une reine paresseuse. Sur son trône d’or et de poussière, elle distribue les coups du destin. Elle frotte entre ses mains les nerfs et les épices. Elle colle des images dans son grand répertoire. Une vieille reine en guerre peut être contre les heures et le siècle.
L’art. Les humains qui le scandent, et le servent. Le monde qui chose (du verbe choser), avec des parures, des lumières – rythmes, formules magiques et autres incantations. Dans la présence et les signes, caressant tes poignets. L’art s’est déguisé comme un baiser sur le front. Avec les humains il est venu régler ses comptes.
Aussi, lors d’un premier épisode, l’art est ailé. À peine caresse-t-il, du bout de ses plumes, la tête des enfants. De l’intérêt qu’on lui porte, il s’en fait des chapeaux.
L’art, ce grand félin, reste caché, avec discrétion donc, derrière les formes du monde. Puis il surgit, les griffes en avant. Il est fluide. Il n’est l’envoyé de personne. Dans le grand débat métaphysique, il ne se prononce pas. C’est pas son truc.
L’intelligence et la vision font un chateau de cartes. L’art c’est : un peu de vent, sur la plage – et les cartes qui s’envolent, « dans le soleil couchant ».
Il n’est pas dans les mots, qui glissent à sa surface. Ils obstruent la vitrine. L’art est génial, il est source, il verse sur l’expérience son électricité, il est cette secousse. L’art, c’est lui qui frappe le premier : les petits bras de la pensée glisse sur sa peau de poisson. Tout ce qui n’est pas vibrant de ce frisson inaugural, je le jette dans la poubelle des arts. Elle grouille.
L’art pourrait vivre sans doute, en sandales légères, et sur une autre planète. Une planète sans histoire, sans culture, sans végétation.
Il pourrait vivre dans le vide absolu – du moins c’est ce qu’il croit, à l’issue de cette première manche.
Tel qu’il se rêve encore à ce moment là, et tant qu’il lui reste du temps pour faire le beau, l’art est pur tremblement. En aucun cas, il ne se met au service du monde. L’art, comme un noble, ne travaille pas pour les causes mondaines. Jamais ! L’art, tel qu’il se voit dans son miroir argenté flotte, au dessus des humains et de leurs stupides offrandes.
L’art ne se nourrit pas de blafardes sensations – ou du moins il ne supporterait pas que l’on pense cela de lui. Sa manière de se déposer dans le monde, c’est de feindre l’indifférence, complexe de supériorité. Mais il devra bien sortir un jour de sa caverne, avec ou sans ses lunettes noires. L’art, spectre mou, sans masse d’abord, verse peu à peu le bout de son doigt. « Il faudra bien qu’il se montre ! » se réjouissent les chasseurs, regroupés devant le terrier de l’art, encourageant les chiens à le déloger. L’art – superbe à l’instant – semble comme pris au piège. Pris au piège du monde et de ce qui doit s’y montrer. Pris dans le régime des choses comme dans une nasse. Dans les atomes et les pigments, il se débat comme un bel oiseau.
L’artiste – qui lui non plus n’avait pas été convié – fait alors de son mieux pour rester discret. Les compromissions de l’art, il était au courant bien sûr, depuis le début. Quand la lumière passait autour de ses poignets, il avait juré de ne rien dire. Mais il n’y avait pas pire contrat. Les ors qui se changent en sable. L’art lui-même n’aurait pas voulu y croire. L’art n’aurait pas voulu voir ce qu’il était devenu. Il flottait maintenant comme un ballon d’hélium, comme la ficelle du ballon : celle que l’enfant avait laissée s’échapper.
Entre l’artiste maudit, dans son atelier poisseux, et l’art comme brûlure sacrée, il n’y a pas de symbiose. Le feu n’a que faire de la maison qu’il réchauffe. Desserts de couleurs, déversement obscène de sensations et de spectacles. Sur les quelques marches qui les séparaient du trottoir, ils s’enlacèrent une dernière fois. Depuis cette rupture tragique, les rumeurs s’amplifiaient. L’art, disait-on, avait trempé dans les affaires. Certains soupçonnaient : n’était-il pas venu sur notre île pour échapper à quelques procès de l’autre continent. C’est le mauvais vent qui l’amène, disait-on.
Malgré tout, dans la conscience, l’art subrepticement, par effraction, comme de petits doigts, derrière mes oreilles, et des souvenirs. L’art, comme le frottement d’un archet dans la neige, comme deux petits pieds nus, sur le rebord du quai. Enfant sauvage, il saute dans la piscine et les bouquins sont pleins d’eau maintenant. Adolescent colérique, il quitte la salle en claquant la porte. Il n’a que faire de la terre et de ses rotations. L’art parmi les choses, comme un chien impatient dans le jeu de quilles. Et il perce sans pitié les esprits et l’intelligence. L’intelligence qui glisse, sur sa peau de plastique. L’art se moque. Il rit à gorge déployée – empereur enflammé, sur le toit du monde. Il se promène nu dans les cendres et dans le creux des objets. Sur l’humain, à ses pieds prosterné, il essuie encore ses bottes.
La boue des bottes de l’art dégouline le long du paysage. Et mon chien s’émerveille devant le soleil couchant.
Face à la nature, brillante, face à l’indécence de la forme et de ses images, dans la lumière comme substrat d’une magie, l’art n’y serait toujours pas contenu. Mais il devra bientôt subir une vengeance. « Y a-t-il de la pudeur dans un soleil couchant, ou dans la goutte de rosée ? » Dans l’impudeur d’une goutte de rosée vibrait déjà le germe d’une révolution.
Donnez-moi l’art dont l’humain s’est absenté. Donnez moi l’art sans l’humain. Donnez moi les sculptures de l’eau et le marbre, donnez moi les couleurs de ce fameux soleil couchant, et le ciel associé. Donnez moi tout ça, mais sans la porcelaine de vos yeux. Il y a de l’excès, certes, mais rien qui ne ressemble à un baiser. Tu me parlais d’un art sans monde, victorieux dans le ciel des palais. Maintenant l’art se vautre dans les drapés de mes sens. L’art s’est vautré dans l’émoi : il s’est roulé dedans, comme un cochon.
Bien engagé déjà dans ce précipice, l’art, une dernière fois, sort le tranchant de son grand couteau. Sans alibi, sans argument, il voudrait se sauver sans doute de cette ultime humiliation.
Nous visitions ce musée, les mains cousues l’une à l’autre. Je voyais tes yeux voir et se vider. La musique, toute entière à ton corps, « debout sur mes paupières ». Nous jouions à nous perdre de vue dans les galeries de ce grand château, le long du vitrail. L’art, si c’était le décor d’une aventure, il n’y aurait pas de honte, dîtes-le-lui. L’art parfois tient dans une boîte à chaussure, quelques rangées d’atomes assemblés dans ton œil, comme dans un arrêt de bus. À lui même son propre fantôme, il n’a plus peur alors de se vendre. Décor, divertissement, belle envolée, de couleurs et de rythmes – l’art est cette misère, il mérite aussi les sifflets et que l’on quitte la salle avant la fin du spectacle. On se moquera de lui, en buvant du vin. Boire et rire c’est aussi de l’art.
L’art des artistes s’était finalement rangé, comme une chose. Il avait pris sa place de meuble dans nos rendez-vous. Et il disparaissait gentiment avant que la nuit ne se referme, comme un reste d’élégance. Ce démon ailé et rieur – ce bel oiseau qui, dans l’atelier, avait laissé quelques plumes – ni lui, ni les autres, n’iraient pour le sauver de son rêve immaculé.
Depuis ce jour, il vivote au bout du sensible, comme on habite sur un toit, lié au sol bien que tourné vers l’étoile. Il serpente sur un mur bercé de soleil. Il sillonne, les griffes du sens glissant encore sur sa peau de plastique. Il dort dans la rue. Il se couche tard d’ailleurs, dans ses quelques habits de carton. C’est le clochard céleste. Et il s’invite dans le coloriage des enfants, à l’école de musique, dans le papier peint. Clochard céleste qui par mégarde s’était accroché dans tes cheveux. Il n’était que de passage finalement.