Approcher la notion d’atmosphère
à travers le film All These Creatures de Charles Williams

Rémi Adjiman (1), Rosine Bénard O’Kelly (1), Marine Brun-Fanzetti (1), Natacha Cyrulnik (1), Clément Delarbre (1), Javier Elipe-Gimeno (1), Agnés Horellou (1), Ivan Magrin-Chagnolleau (1) (2), Jean-Pierre Moreau (1) (3) (4), Laetitia Petit (1), Isabelle Singer (1)

(1) Aix-Marseille Univ, CNRS, PRISM, Marseille, France
(2) Chapman University, Orange, California
(3) Aix-Marseille Univ, ADEF, Marseille, France
(4) MIM, Marseille, France


To Cite this Article

Adjiman, R., Bénard O’Kelly, R., Brun-Fanzetti, M., Cyrulnik, N., Delarbre, C., Elipe-Gimeno, J., Horellou, A., Magrin-Chagnolleau, I., Moreau, J.-P., Petit, L., Singer, I. (2022). Approcher la notion d’atmosphère à travers le film All These Creatures de Charles Williams. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 6.


résumé
Après avoir partagé la projection du film All these creatures de Charles Williams (2018, 13′), les chercheurs participant au programme de recherche structurant AtmosphèreS au sein de l’UMR 7061 PRISM (Perception, Représentations, Image, Son, Musique) ont échangé, à partir d’une approche phénoménologique au sens large, sur les différentes impressions et représentations qui se sont données à eux lors du visionnage du film. L’ensemble des disciplines au sein de ce laboratoire étant ainsi convoqué, chacun a écrit une page sur ses premières impressions et réflexions au sujet de l’atmosphère du film. Au-delà de la diversité des approches, l’ensemble de ces textes éclaire aussi sur les enjeux et fonctions plurielles de l’atmosphère, et enfin sur les différentes manières de la construire d’un point de vue filmique.
mots clés
Atmosphère, Ambiance, Phénoménologie, Cinéma, Perception, Interdisciplinarité.

Contexte

Après avoir partagé la projection du film All these creatures de Charles Williams (2018, 13′), les chercheurs participants au programme de recherche structurant AtmosphèreS au sein de l’UMR 7061 PRISM (Perception, Représentations, Image, Son, Musique) ont échangé, à travers une approche phénoménologique, sur les différentes impressions et représentations qui se sont données à eux lors du visionnage du film. L’ensemble des disciplines au sein de ce laboratoire était ainsi convoqué, et chacun a écrit une page sur ses premières impressions et réflexions au sujet de l’atmosphère du film.

Si certaines réflexions dans ces pages peuvent paraître redondantes, elles témoignent en même temps de l’appropriation que peuvent en faire les chercheurs qui viennent d’horizon très différents (musicologues, chercheurs en psychologie, en philosophie, en esthétique, en cinéma et en sciences de l’information et de la communication). Leur regard est à la fois disciplinaire et personnel. Est-ce parce que le chercheur écrit sur ce qu’il connaît ou à partir d’une manière de réfléchir qu’il a éprouvée ? Est-ce parce qu’ainsi il se sent plus légitime ? Cela pose la question de savoir dans quelle mesure le chercheur est déterminé par sa discipline. C’est sans doute ce contrepoint alliant les discours disciplinaires qui peut rendre compte des enjeux de l’interprétation et de leur enracinement dans les concepts ou notions disciplinaires de chacun. C’est ce que nous souhaitons aussi expérimenter à travers ces visionnages de film en commun.

Pour autant, nous apprenons à nous connaître, nous découvrons d’autres manières d’aborder un film, et nous mesurons à quel point notre approche peut être disciplinaire alors que l’un des objectifs de ce programme de recherche AtmosphèreS est justement de construire l’interdisciplinarité au sein de notre laboratoire. Cette expérience se révèle structurante. Et elle propose une méthode de recherche collaborative.

C’est aussi parce que chaque participant parle depuis sa discipline que cette interdisciplinarité peut se construire. En cherchant à comprendre le point de vue différent de l’autre sur un même objet, le film, et sur ce qui contribue à lui créer une atmosphère spécifique, chaque participant opère un déplacement plus ou moins important, et c’est ce déplacement qui peut conduire, à terme, vers une rencontre à mi-chemin de toutes ces approches. Pour autant, ce n’est pas un consensus ou un chemin médian que nous visons, mais au contraire nous souhaitons faire entendre ces dissonances qui enrichissent l’objet pour tenter, au bout du processus, de produire une réflexion renouvelée ou une approche méthodologique nouvelle. Autant d’interprétations d’un même objet aident à l’enrichir de ses facettes (comme disent les phénoménologues : rendre compte de l’objet sous toutes ses facettes). Nous faisons le pari que l’interdisciplinarité se construit précisément à ces endroits de rencontres plurielles.

Ainsi, à travers ces quelques pages, différentes sensibilités se croisent. Nous avons tous une manière personnelle d’aborder l’atmosphère de ce film, ne serait-ce que dans la manière de relater nos ressentis : certains l’analysent de manière la plus rigoureuse possible pour tenter d’en extraire des éléments tangibles pour définir sur quoi elle repose, d’autres font une analyse de film d’un point de vue plus esthétique, d’autres encore parlent plus ouvertement de leur ressenti dans une approche très personnelle, etc. Tous l’analysent ou se laissent porter par leurs émotions faisant de l’ensemble de ces textes un inventaire non-exhaustif des manières de questionner l’atmosphère d’un film, ce qui était précisément le but que nous voulions atteindre dans un premier temps. Cette diversité témoigne ainsi d’une forme de richesse interdisciplinaire. Ici, ce sont donc différentes méthodes d’analyses du film qui émergent : qu’elles s’inscrivent dans une démarche esthétique, cognitive, communicationnelle ; qu’elles révèlent une introspection ou une construction collective ; qu’elles soient spontanées ou réflexives…

Au-delà de la diversité des approches, l’ensemble de ces textes éclaire aussi sur les diverses dimensions de l’atmosphère, sur ses différentes fonctions, sur les différentes dimensions qui y contribuent, et sur les différentes manières de la construire d’un point de vue filmique.

Les textes

Rémi Adjiman

Le film commence sur une image noire à laquelle s’associe l’ambiance sonore produite par l’enchevêtrement des stridulations des cigales et des criquets. Cette entrée en matière, qui donne le ton, sollicite le travail exclusif de l’écoute et nous immerge dans une atmosphère sonore très présente mais aussi très signifiante, dont il va être question tout au long du film.

Le film est lent ; il s’énonce de bout en bout au rythme de la voix du jeune homme et de sa diction. Cette voix lancinante et intériorisée, jamais clamée, monocorde et même monotone impose son tempo et sa faible dynamique. Jamais cette voix descriptive ne s’accélère, jamais un éclat de voix ne survient. Cette description qui suit le temps de la pensée du jeune garçon manifeste même une certaine apathie ou tout au moins une passivité. Elle décrit une réalité vécue mais extériorise très peu d’affects. Mais, cette voix peu expressive, sans émotion ni humeur, révèle néanmoins ce que l’on peut percevoir comme une souffrance intérieure.

Alors qu’il est très rapidement question, par les mots et le texte, de l’état mental du père, les attitudes et les actes de ce dernier ne portent pas de façon évidente les signes de sa maladie. Ce sont bien majoritairement les textes – portés par cette voix intérieure du fils, cette voix dense et obsédante – qui explicitent toutes les manifestations de cette folie, tous les doutes formulés, tous les risques ressentis. C’est bien également cette voix qui établit un lien causal entre les insectes qui infestent le jardin et l’état mental embrouillé et parfois violent de son père. Les insectes, par leur grouillement et leur brouhaha, expriment la confusion qui règne dans l’esprit du père. Pour finir ce sont également les regards, parfois gênés, qu’il porte à son père ou la distance de la caméra qui nous éloigne de ce père malade qui donnent le sentiment de l’aggravation de son état, du malaise généré par cette maladie, ou même du danger qu’il peut engendrer.

Le film ne contient que peu de sons directs, que peu de voix autres que la sienne. Dans une majorité de cas (comme pour la maîtresse), ces dernières sont alors sous-mixées, comme pour laisser toujours une place dominante à cette intériorité et cette subjectivité envahissantes.

Le film décrit, principalement par cette voix, des situations vécues, des brutalités, une emprise, une autorité, une fuite, des malaises récurrents, une incompréhension et, finalement, une crainte et une perte de relation. Cette voix est omniprésente, elle décrit des situations qui ne seraient pas si explicites si elles n’étaient portées que par les images. Les images décrivent des événements sans emphase ; mais la narration et le jeu des relations complexes s’établissent par la voix et son rapport parfois distant avec ce qui est montré. Le regard de cet enfant est un regard neutre d’observateur, un regard que l’on devine soumis et même parfois apeuré mais qui n’exprime ni cette peur ni cette soumission. Dans la bande sonore, des nappes parfois sourdes et toujours inquiétantes appuient les sentiments de confusion ou de crainte.

On peut décrire la situation spécifique et saillante de l’accident avec le chien, mais elle ne nous apprend rien de neuf par rapport à l’instauration de l’atmosphère du film. Elle est un fait narratif peut-être plus explicite et porté par l’image et le montage que les autres événements mais les principes fondateurs de l’instauration de cette atmosphère portée par la voix sont déjà en place depuis le début du film.

Ici l’atmosphère peut être décrite par la résultante d’un travail sur l’intériorisation, sur la durée et la lenteur, sur l’explicitation par la voix précise et claire et par le regard distant d’un enfant. Ce qui entoure tout le récit c’est ce monde vécu par l’enfant. Il est non seulement exposé explicitement par cette voix profonde tant elle est neutre, mais il est également perçu à travers ses propres yeux. Le point de vue subjectif est total puisque d’une part il combine une ocularisation interne et une auricularisation interne et d’autre part il mobilise une expression personnelle qui expose la focalisation extrême du personnage.

L’atmosphère se dessine comme le soubassement c’est-à-dire ce qui enveloppe et entoure le récit, sur la distance, le tempo, la dynamique. Elle se nourrit donc des éléments prégnants qui structurent la forme mais aussi de la façon dont sont amenés et montrés les événements nécessaires à la construction du récit. L’atmosphère ne peut se défaire de la façon d’exposer et de façonner le discours ou l’exposé narratif et de la façon d’expliciter les événements portés par le film et leurs enchaînements. Ici, c’est donc en particulier cette façon de retranscrire le point de vue et le point d’écoute qui ancre la perception du spectateur. L’atmosphère est portée par la façon dont le récit se donne à voir et à comprendre à travers la construction d’un filtre de perception. L’atmosphère fonde une certaine esthétique de la communication des événements et donc contribue à la compréhension du spectateur (compréhension qui varie bien entendu selon les spectateurs) et construit même une certaine assistance à la compréhension du spectateur (dans laquelle la forme est présente, proximité-distance, net-flou, précision et définition de l’image, perçu-non perçu, dans le champ ou hors-champ, porté par des indices sonores incertains ou exprimés clairement par la voix).

En quelque sorte une hypothèse de ce qui fonde l’atmosphère – au-delà de la forme – peut être de la considérer comme inhérente (ou plutôt consubstantielle) de la façon dont est manié l’art de la monstration, de la focalisation et de la suggestion.

Rosine Bénard O’Kelly

Le début du film est marqué par un bruit assourdissant de cigales, avant que toute image n’apparaisse. On entre dès le début dans une écoute subjective avec une voix-off omniprésente et un traitement du son singulier, notamment par le biais de la présence de nombreux sons sous-mixés et traités comme s’ils étaient « étouffés », comme pour rendre compte de la façon dont le fils appréhende la maladie mentale de son père mais aussi le fait qu’il craint de devenir comme lui dans le futur.

S’il y a certains moments de complicité, comme la danse dans le jardin, une peur sous-jacente reste toujours présente. Cependant, la voix-off de l’enfant qui rythme la bande sonore du film reste étonnamment toujours monocorde et monotone, quel que soit ce qui est dit : aucune émotion ne semble transparaître, comme si le fils était un observateur passif de la situation plus qu’un acteur de sa propre vie, comme s’il souhaitait aménager une barrière protectrice entre lui et son père.

Par ailleurs, dans la grande majorité du film, le père n’est pas présent dans le champ, ou alors il est présenté de dos, ou via des cadrages qui fragmentent son visage et son corps. Le cadrage très serré ainsi que l’obscurité de plusieurs images renforcent cette atmosphère d’enfermement et d’oppression ressentie par le jeune homme. C’est donc par le biais du langage cinématographique et non du langage parlé (dialogues) que l’inquiétude du jeune homme transparaît. Les sons et les images participent ainsi à faire sourdre les affects du fils.

À un seul moment, quand le père vient chercher son fils à la sortie de l’école, le son semble traité de manière plus conventionnelle, comme si on sortait de l’intériorisation, mais pour mieux y revenir, et ce assez rapidement : alors que Mel, le père, lui parle et commence à divaguer, sa voix commence à se faire plus discrète au profit de la voix-off du fils.

Par ailleurs, Mel semble entretenir une relation singulière avec la nature : la recréation d’une nature sauvage dans son jardin, sa tristesse vis-à-vis du chien blessé – qui, à ce moment-là, l’emporte sur sa relation avec son fils, puisqu’il l’abandonne au bord de la route pour emmener le chien à l’hôpital –, le fait qu’il pense que les insectes communiquent avec lui…

On notera d’ailleurs que l’intérieur et l’extérieur de la maison sont traités de façon différente au niveau sonore : les sons semblent étouffés à l’intérieur alors qu’ils sont très présents à l’extérieur (gros plans sonores).

Le dehors est le lieu de la nature et des animaux, remis à l’état sauvage dans le jardin par Mel. Mais le dehors commence à envahir l’intérieur de la maison (plantes et insectes). À un certain moment du film, il y a donc une contamination de l’extérieur dans l’intérieur qui fait écho à la peur de l’enfant d’être envahi par la maladie du père. Se crée alors une correspondance entre l’extériorité et l’intériorité spatiale et celle de l’être humain : entre corps et esprit.

À la fin du film, le rapport singulier à la nature qu’entretenait le père semble se transmettre au fils et serait, en cela, une manière de continuer à faire vivre la mémoire de son père désormais absent.

Marine Brun-Fanzetti

Le son dans le film All these creatures (2018) de Charles Williams sert à la narration, à la structure et lui donne une possible interprétation. Le chant des grillons accompagne la première image du film, un noir qui montre la place dominante du son dès l’introduction. Le son semble être une expérience auditive à la fois ressentie par le jeune garçon Tempest, personnage principal du film, et le spectateur qui peut vivre l’expérience à travers son regard. En plus des sons environnementaux, la voix-over est le récit des pensées du personnage sans que l’on ait un indice de temps ; il invite le spectateur à “sentir” sa propre interprétation de la réalité, sa réalité imaginée en fiction.

Dans l’univers dépeint, la nature semble alimenter l’imagination de Tempest. La nature environnante, les grillons qui sont considérés comme des “créatures”, font partie de sa vie quotidienne, des personnages de son récit qui l’animent. Les créatures du jardin apparaissent dans un premier temps comme un repère sonore qui est constant au quotidien ; leur présence est perçue comme un signe de mauvais présage par Mal ou encore dérange le voisinage.

Tempest interprète la présence des grillons et l’intègre à son univers comme si ces insectes étaient acceptés, et non niés ou rejetés. Les rites de famille que l’on voit apparaître dans le film renforce l’univers du personnage principal, où son histoire personnelle n’est visible que par lui, et non par les autres. La présence des créatures dans le jardin peut aussi relever des rites ancestraux de certains peuples : la présence d’animaux annonce un mauvais présage et seuls les gens de la communauté peuvent les apercevoir. Ce qui est visible et audible dépeint la réalité ou est-ce une réalité à laquelle on ne peut pas accéder ? Le spectateur peut s’identifier à cette vision du monde ou au contraire vivre une expérience nouvelle de perception.

Le chant des grillons permet de rendre tangible la nature, c’est-à-dire que la nature semble être un prolongement de ce que sont les personnages. Les créatures font partie de l’humain, cohabitent et vivent dans l’humain. Les insectes pourraient être la représentation de la maladie de son père Mal et ces derniers envahissent Tempest de par les bruits incessants comme une métaphore de son angoisse. Les sons s’accentuent au fur et à mesure des angoisses éprouvées par le garçon qui a peur de devenir comme son père. Son rapport à la nature serait donc une paranoïa générée par son sentiment d’insécurité et le reflet de ce qu’il peut ressentir en voyant son père délirer.

Natacha Cyrulnik

Howard S. Becker (Becker, 2007) écrit à propos de « Les Choses » de Georges Perec : « Parce qu’il n’y a pas vraiment d’évènements précis (…) l’histoire demeure vague, c’est plus une atmosphère qu’un récit, davantage une ambiance qu’un voyage linéaire. En cela, le récit ressemble beaucoup à la description ethnographique d’une culture ou d’un mode de vie, avec ce que cela comporte de connaissances collectives et d’activités routinières entreprises en accord avec cette toile de fond. L’ethnographie ne nous donnerait pas autre chose ».

Je re-visionne donc le film pour la 3e fois (la 1ère Rosine nous l’avait soumis, la 2ème elle nous l’a projeté tous ensemble) en questionnant cette fois plus précisément l’atmosphère au prisme des propos de Becker que je lis en ce moment (on est toujours influencé par nos questions du moment). Ce visionnage interroge donc pour moi à la fois la narration, le rapport image – son et surtout ce qui me marque au sujet de l’atmosphère du film de manière beaucoup plus subjective.

J’appréhende donc l’atmosphère dans une liberté d’interprétation, que l’on a d’ailleurs évoquée ensemble la dernière fois, et avec les sous-titres pour me concentrer peut-être plus sur le propos dans cet anglais qui m’échappait parfois. Le choix du film était déjà d’aborder une forme d’intériorité, la manière de le regarder va dans ce sens aussi, à travers notamment les indices donnés au spectateur pour comprendre ce qui se joue, l’impliquant sans doute plus ainsi, l’immergeant dans cet univers. Peut-être que cette question des « indices » participe justement de la définition d’une atmosphère en reprenant les propos de Becker ? Ils offrent en tout cas une « toute petite » matière à analyser ou à intégrer, à faire sienne, pour baigner dans ce monde. Ils impliquent ainsi une méthode d’analyse de ce que pourrait être l’atmosphère d’un film…

Pour autant, quelques moments du film font « évènements » ; ils construisent une narration cette fois. Le rapport au temps influence beaucoup ces perceptions : dans une continuité, ou dans l’instant précis de l’évènement. Ainsi différentes manières de (res-)sentir l’atmosphère émergent ; et différentes manières de la construire aussi, composée notamment de l’ensemble de ces ambiances (dans un registre commun correspondant à l’ambiance d’un film, mais aussi dans un registre nuancé qui rythme le film à travers les situations filmées). Ces enchaînements constituent peut-être la difficulté à définir l’atmosphère d’un film.

Pour être plus précise, il me semble que tout vise à faire mystère dans ce film, témoignant ainsi du monde dans lequel vit le père. Le passage de gros plan à des plans d’ensemble perturbe le spectateur. Les cadrages en plan rapproché empêchent souvent de tout voir (les sièges dans la voiture qui ne laissent voir que les yeux du fils par exemple, ou le père dans le rétro de la voiture) se mêlent à des plans d’ensemble où la fumée prend beaucoup de place rendant le monde flou. Les gros plans sonores, comme la bâche plastique dans la voiture qui vibre quand elle roule, vont jusqu’à un plan d’ensemble sonore à la toute fin du film quand le jeune rentre dans cet univers : le langage cinématographique est ainsi une manière de nous immerger dans ce monde. Les situations filmées aussi entretiennent ce mystère (comme le vélo qui roule seul par exemple). Et le rythme du montage va dans ce sens aussi. La juxtaposition de tous ces éléments (image, son, situations, rythme) participe à la création d’un univers mystérieux. Ils se mélangent souvent, accusant encore plus par le décalage entre eux cette sensation de mystère. Tout cela immerge le spectateur de plus en plus dans ce monde différent.

Les « indices » participent à construire cet univers, à nous interpeller en tant que spectateur, à les analyser, à nous impliquer, à nous immerger. D’une réception, une perception même, nous en venons à analyser (en tant que chercheurs comme en tant que spectateur) la construction de la représentation de ce monde imaginaire évoquée dans le film. La représentation filmique de l’univers bancal du père est mise en œuvre de telle manière qu’elle se transmet au spectateur de manière sensible par la construction de son atmosphère.

Clément Delarbre

Le bruit est sans aucun doute le sujet prépondérant du film, et il joue très certainement le rôle le plus important dans son atmosphère. « All these creatures » s’ouvre sur une ambiance pesante et agitée de cigales et de criquets. À cela s’ajoute la voix off monocorde d’un jeune garçon qui tente de dépeindre le portrait d’un père dont la santé mentale se dégrade de plus en plus. L’arrivée de ces insectes en serait peut-être la cause… Ainsi nous découvrons dans un premier plan le père, une sorte de batte en bois à la main, découvrant les insectes dans son jardin et leur bruit incessant. Il est observé à la fenêtre par son fils, une première image qui nous montre qu’il cherche à le comprendre.

Tout semble insidieusement relié au son. Face à la suprématie sonore des insectes, toutes les autres ambiances sont amoindries, presque inexistantes. Le son est élagué à son maximum, bruits de pas et de manipulation, tout ce qui peut rendre une bande sonore réaliste est écarté pour ne garder que le plus important. Lorsque le père partage un moment d’intimité avec son fils en le prenant dans ses bras, les insectes se font plus calmes. Il s’agit là d’un procédé assez courant qui est de baisser l’ambiance pour laisser place à un cadre plus intime et personnel, mais ici il prend tout son sens. Le père paraît être lui-même alors les cigales se taisent. Y-a-t-il une corrélation entre les insectes et sa folie ? De plus, il ne semble pas supporter le bruit. Il enfume le jardin pour faire partir les insectes, (on entend ici une nappe sourde qui semble illustrer la folie du père) et va jusqu’à allumer le moteur de sa voiture et l’écouter pour étouffer le bruit des cigales. Le père vit dans un autre monde, dans une bulle tout comme nous le sommes dans la quasi-totalité du film. La temporalité est déviante car chaque scène est une bribe de souvenirs du petit garçon.

Tout est éthéré, nous sommes emportés dans une mer sans aucun repère. Cela se joue beaucoup sur la musique, avec des nappes où parfois des mélodies cristallines d’un autre monde viennent nous emporter. Cet esprit est aussi accentué par la couleur de l’image quelque peu désaturée. Les couleurs que je retiendrais serait le beige, le noir, le bleu foncé, et le marron… L’intérieur même de la maison familiale est sombre. On a l’impression d’être constamment la nuit, ou en fin de journée, alors que nous voyons une multitude de scènes du quotidien. Nous sommes comme arrêtés dans un temps où les cigales et les criquets se réveillent. La scène même de l’école se déroule en fin de journée.

À cette immersion, s’ajoutent des sons qui ponctuent et font transitions à certaines scènes. De l’eau qui bout dans la théière, (on apprend par la voix off que son père l’a jetée sur sa mère), du son du sac plastique de la voiture qui se froisse avec le vent juste avant l’accident. Ces ponctuations sonores ne m’ont fait qu’angoisser, et m’interroger sur le sens réel de ces sons, qui nous alertent, nous menacent et parfois, nous rassurent. À la fin du film, le jeune garçon semble entrer lui aussi dans le monde dans lequel vivait son père. Il écoute les criquets, happé par la curiosité de savoir ce que les insectes ont à lui raconter. Qu’ils agissent en bien ou en mal, il y a une sorte d’apaisement. Par une musique planante, le son alors anxiogène des petites créatures ne nous effraie plus, jusqu’à en dégager une atmosphère calme et sereine.

Ce court-métrage est une remarquable démonstration qui joue avec nos sens, qui selon nos personnalités, nous raconte une histoire qui peut être interprétée de plusieurs manières. « All these creatures », ces insectes et petites bêtes qui grouillent autour de nous, en nous, ou qui sont peut-être simplement nous ? En partant de l’intime, le film peut tendre vers l’universel. À partir d’une simple histoire, j’en vois un discours plus global. Une métaphore, une vision onirique de notre relation avec le monde, et de notre quête de l’existence. Quelles différences peut-il y avoir entre les réflexions d’un fou et celles d’un être sain d’esprit, si nous ne comprenons pas nous-même notre propre existence ?

Javier Elipe-Gimeno

La composition sonore du film All These Creatures se caractérise par une atmosphère sonore globale, qui intègre la voix « off », les bruits d’ambiance, le sound-design et la composition musicale. Une des caractéristiques principales de cette bande-son est l’apparition régulière de différents sons de cigales, qui changent de texture et de volume sonore, en se mélangeant en même temps avec différentes textures musicales. Ces sons de cigales ont dans le film un traitement thématique. Son apparition est directement reliée à la présence du père et aux conséquences psychologiques que sa présence a pu générer sur le personnage principal. Ces sons apparaîtront et disparaîtront aussi d’une manière inattendue, créant une tension sonore similaire à celle que génère le personnage du père.

Au fil des images, ces sons de cigales deviennent par moments de plus en plus dérangeants et se transforment. Les sons de cigales naturels alternent avec des sons de cigales dénaturés mais aussi mélangés avec des textures musicales, permettant ainsi d’apporter des nuances tout au long du film. Ces sons évoluent selon différents degrés de transformation :

Son oppressant de cigales (artificiel) qui alterne entre deux hauteurs et qui est composé d’une espèce de bruit blanc de fond. Il est également accompagné d’un autre son électronique plus ponctuel qui donne un contrepoint rythmique à ce son. Ce côté électronique et non naturel donne également la sensation de lourdeur, ainsi que de périodicité et répétition. Ce son peut être perçu comme une présence psychologique sonore du père.
Son de cigales plus réaliste, qui crée l’atmosphère sonore de la maison. Ce son apparaît plusieurs fois au long du film, et se caractérise par différents volumes sonores et réverbérations. Il est perçu comme un son extérieur.
Nappes musicales, composées d’accords qui vont accompagner ces sons, et qui peuvent être perçus comme une « orchestration » des sons des cigales, ce qui va donner la sensation d’une intériorisation de ces sons.
Disparition des sons de cigales, qui sont remplacés par des nappes purement musicales, telles que les séquences avec des accords étouffés au piano [3’20’’] et la musique au moment où les autres enfants apparaissent [6’02]. Cela peut être perçu comme des moments de respiration dans la narration du film.

Tous ces éléments vont faire partie d’un discours sonore qui va évoluer pendant la durée du film. Les autres sons d’ambiance du film se caractérisent par différentes nuances de réalisme qui vont alterner avec les différentes nuances des sons de cigales. Tout ce traitement sonore de bruits d’ambiance et son accompagnement musical donne au film un discours sonore oppressant. Ce son intérieur agit comme un écho de ces moments vécus.

Agnés Horellou

C’est par un son d’ambiance brut et dense de cigale que le film « All These Creatures » de Charles Williams nous immerge presque instantanément dans une atmosphère très singulière. Sur cette même ambiance apparaît le personnage du père déambulant dans son jardin. L’herbe y est haute, les arbres dégagent quelque chose de sauvage voire d’étrange. Aux bruissements continus et massifs des insectes s’appose la voix monocorde et distante du fils. Le fils nous accompagne dans ce récit. Il se questionne de sa voix lente et neutre tandis que les éléments visuels et sonores du film nous transcrivent ses doutes, ses peurs et ses craintes face à la maladie de son père. D’ailleurs, la seule fois où nous entendrons la voix directe du fils sera lorsque ce dernier partage un moment de complicité avec son père dans le jardin. La voix directe du fils est alors enjouée. L’absence des sons d’insectes et la musique marqueront davantage ce moment de complicité, comme une bulle hors du temps et de l’espace.

L’ambiance générale est étouffante. L’intérieur de la maison l’est particulièrement. Les décors sont étroits, encombrés et sombres. Les sons d’insectes sont omniprésents comme s’il nous était impossible d’échapper ne serait-ce qu’un instant à ces « créatures » du dehors. Les sons d’ambiance d’insectes traversent les murs poreux de la maison et certaines sonorités du quotidien (les petites noix secouées dans la casserole, le sac plastique au vent dans la voiture du père…) alimentent ces ambiances et font ainsi naître une forte angoisse chez le spectateur. Tout comme la relation au monde du père s’impose à son fils, l’angoisse du fils face à la maladie de son père nous est transmise à travers ces multiples détails. Tout comme le fils se questionne, on se questionne à notre tour. (« Est-ce bien le son d’un insecte ? », « Où est-il ? »). Cette angoisse est entretenue tout au long du film par le travail des images et des sons. Même lors d’instants qui semblent plus légers, cette émotion subsiste. Cette angoisse est alors véhiculée via quelques plans d’inserts sur des insectes (ex : dans la maison abandonnée où le fils se rend avec quelques amis), par l’ajout de nappes sonores (ex : à l’école) ou encore par les questionnements et les réflexions du fils.

L’accident de voiture avec le père nous apparaît comme le climax du film et vient d’une certaine façon mettre fin à cette angoisse. En effet, les derniers moments du film font suite à la disparition du père. Nous apercevons le fils entrer dans le jardin et écouter attentivement le son assourdissant des insectes. L’angoisse semble disparaître pour laisser place à une forme d’acceptation. Le fils semble plus serein. On comprend que la relation au monde du père a été transmise au fils comme un héritage.

Tout au long du film, l’atmosphère se construit autour de la dichotomie entre la voix monocorde et distante du fils d’une part et les éléments visuels et sonores beaucoup plus intenses d’autre part. Cette atmosphère semble s’installer rapidement et continue d’être alimentée dans le temps. Par cette atmosphère si singulière, c’est une émotion qui nous est transmise et qui nous traverse en tant que spectateur : l’angoisse.

Ivan Magrin-Chagnolleau

L’atmosphère d’un film est-elle induite principalement par le son, l’image, ou bien par une synergie entre les deux ? Dans All These Creatures de Charles Williams, cette question est particulièrement pertinente car de nombreux éléments filmiques contribuent à créer l’atmosphère du film. Il y a d’abord tout le travail sonore fait sur le film, avec une présence très forte des sons de la nature (les cigales au début du film par exemple). Ce travail sonore permet d’entrer dans une dimension expérientielle du film, de l’environnement dans lequel se trouvent les personnages du film. L’image contribue également à créer une impression de nature expérientielle, comme par exemple ressentir la présence du soleil à travers une image très lumineuse et un peu délavée (désaturée). La voix off contribue elle aussi à créer une dimension expérientielle de l’atmosphère, à travers le choix d’une voix monotone, sans passion, sans émotion, alors qu’elle raconte quelque chose de très pesant, la maladie mentale du père.

En voyant ce film, je me suis aussi posé la question du lien entre atmosphère et émotion. Quelle est l’intention d’un réalisateur en créant une atmosphère pour un film ? Il me semble que l’intention, souvent, et c’est clairement le cas ici, est de créer une expérience sensorielle chez le spectateur qui suscite un ressenti en lien avec l’histoire qui est racontée. Ici, bien que la voix off soit sans passion, sans émotion, elle raconte l’histoire d’une maladie mentale et d’un enfermement progressif dans l’angoisse. Et il me semble que c’est précisément une émotion du type angoisse qui est créée par cette construction de l’atmosphère.

Il y a, à mon sens, d’autres choses qui sont suscitées par cette construction atmosphérique : l’importance des animaux pour le père, et par transmission, pour le fils, qui est suggérée par une part importante de sons d’animaux, et notamment des insectes (à rapprocher par exemple d’un film comme Butterfly’s Heart de la réalisatrice Inesa Kurklietyté) ; la relation entre le père et le fils, qui change de nature au fil de la progression de la maladie, jusqu’à ce moment où le père oublie son fils pour prendre soin d’un chien qu’il a écrasé. Cette transformation de la relation père-fils est aussi accompagnée par l’atmosphère, et par son évolution – notamment par les sons d’insectes qui sont présents surtout au début et à la fin du film ; la délimitation d’un espace physique, d’un territoire dans lequel évoluent les deux personnages principaux du film, le fils et le père, territoire qui est façonné par des images, par des sons.

Pour conclure, je dirais que l’atmosphère contribue à façonner la forme du film, sa matière « plastique », et dans All These Creatures, cette matière accompagne de manière très pertinente ce que l’histoire raconte.

Jean-Pierre Moreau

Le ton monocorde du narrateur me restera longtemps dans l’oreille. C’est cette corde de récitation, recto tono syllabique, qui, a posteriori, me semble être l’élément le plus lourd de sens ici… et, j’insiste, je parle bien du ton tel qu’entendu, et non du texte tel qu’il se veut compris c’est-à-dire intelligible en lui-même pour lui-même.

Cette psalmodie, qui semble vouloir se détacher de toute émotion, m’apparaît telle une frontière tendue linéairement par le narrateur entre lui, l’enfant, et la confusion du monde, son père. Cette tension continue du ton de l’enfant semble vouloir faire obstacle à l’émiettement, tant sonore que visuel, de l’univers du père ; et nous, qui sommes ainsi témoin de cet affrontement, restons, face à un tel déferlement chaotique, maintenus en attente d’être submergés par la rupture d’un si fragile barrage. Le discursif est ainsi appréhendé avant le narratif et, en quelque sorte, le contient.

L’« atmosphère » me semble ainsi appartenir à la même catégorie que « fantôme » ou « silhouette », elle ne se discerne que du coin de l’œil ou de l’oreille et, chaque fois qu’on l’assigne à un espace/temps particulier, disparaît comme dans une sorte de fond intemporel, au-dessus duquel se pose la forme narrative… C’est sans doute cette relation particulière du discursif et du narratif, parce qu’ils se conditionnent et se complémentent continûment, malgré leurs discontinuités essentielles, qui donne toute sa profondeur et toute sa dynamique émotionnelle au film.

Laetitia Petit

Film cliniquement très intéressant, centré sur le bruit. On voit très bien comment cette question du bruit et le vécu du bruit sur le seul mode intrusif pour le père – qu’il soit intérieur ou extérieur, familier (cuisine de la femme dans la casserole en écho aux cigales) ou étranger – vient s’enchainer à la psychose. C’est une magnifique description clinique du déclenchement de la psychose et de la façon dont le fils va se laisser enseigner par cette psychose, suivant un besoin de comprendre, d’accompagner.

C’est aussi un magnifique questionnement sur la transmission : on assiste à une interrogation du fils lui-même, si proche du père, sur une éventuelle porosité des ses propres limites, comme héritage du père… À moins que cela ne touche à une interrogation sur la loyauté et la fidélité dans des liens filiaux ? Qu’en serait-il alors d’une contagion de la maladie pour lui qui assiste de très près à l’éclosion de la maladie du père… J’ai fait l’hypothèse qu’un fils aurait pu réaliser ce film sur sa propre histoire pour répondre à cette interrogation, et construire ses propres défenses contre cette menace de porosité des limites. L’invention artistique peut en effet constituer un symptôme (ou sinthome) pour certains artistes. Leurs œuvres représentent alors autant d’occasions de dépassements de conflits ou d’impasses.

Le climax arrive à la fin du film lorsque le père récupère ses enfants à la sortie de l’école, puis les invite à monter dans la voiture. Le père remarque que son fils protège la petite sœur alors que ce dernier demande à la petite sœur de rentrer seule. Aussitôt après que le père ait commenté la peur du fils, ce dernier accompagne alors son père, seul, dans un voyage en voiture.

L’enjeu de ce climax réside dans la question du meurtre car il s’agit bien d’un voyage meurtrier. En effet, la mort réelle est là qui rôde quand son inscription symbolique a échoué, comme toujours dans la psychose, expliquant cette porosité par défaut d’une fonction limitante. Par chance, le meurtre du fils est remplacé par le meurtre du chien qui ne sera pas soigné à l’hôpital. L’on assiste alors au « départ » du père avec le chien, laissant le fils, sain et sauf, sur le bord de la route.

Il y aurait encore beaucoup à dire mais j’ai tenu à ne relater ici que ma première impression depuis ma spécialité de psychologue clinicienne et psychanalyste, après avoir vu/écouté ce film qu’une seule fois. Plusieurs plans demandent encore à être commentés, notamment les plans sur les matières : liquides, sales, délabrées… Dans un lien direct avec cette image sur les matières, un regard sur les adolescents permet d’ interroger « la fonction du social », autre formation symptomatique susceptible de fournir des limites et de consolider la structure subjective de ces derniers. Si ce lien social vient à se déliter, cette fonction devenue déficiente perd sa vertu limitante, elle ne vient plus tenir sa fonction dans toute construction subjective. Ce plan sur les adolescents ajoute une dimension temporelle et une interrogation sociologique au film. On passe ainsi d’une dimension individuelle et subjective à une dimension collective. En effet, une fois l’atmosphère et l’environnement temporellement perçus grâce aux images et aux sons, la question du devenir du fils se déplace sur celle du devenir de ces adolescents, et plus largement sur l’enjeu du social et de la culture dans la transmission et la construction des générations.

Isabelle Singer

Au commencement, nous n’entendons que du son : les stridulations intenses des cigales qui envahissent tout l’espace sonore et le noir de l’image. Nous sommes plongés d’emblée dans un univers menaçant et irréel, mais d’un irréel qui ne nous est pas totalement étranger, qui serait notre monde à un degré supérieur, une nature exacerbée qui nous serait hostile et contre laquelle il faut survivre : la première image nous montre une arme en bois (on verra plus loin qu’il s’agit d’une batte de base-ball) sculptée d’une silhouette de panthère, traînée dans l’herbe dense. Cette batte est intéressante car ce n’est pas un matériel de sport moderne, mais un objet qui renvoie à la lutte ancestrale pour la vie, aux croyances animalistes que Mal – le personnage du père – va reprendre à son compte. La portée symbolique de ces stridences d’insectes est vaste, des invasions bibliques de sauterelles (ici les cigales qui envahissent le jardin et la maison, les grillons qui courent sur le plancher du squat, le son de leurs pattes rapides étant fortement amplifié) – « Il pensait que toutes ces bestioles étaient venues comme une sorte de malédiction, ou qu’elles étaient là pour nous avertir de quelque chose » commente le fils, Tempest- , à la symbolique particulière de la cigale, cet animal qui passe la plupart de son existence sous terre avant de gagner la lumière et prendre son envol. La cigale incarne l’idée de renaissance (en Chine, on place une cigale de jade dans la bouche des morts), c’est aussi un insecte un peu vampire qui se nourrit de la sève des arbres. Cette nature hostile, au-delà des choix sonores très affirmés, s’exprime aussi dès les premiers plans, par la froideur de la lumière qui donne aux peaux une teinte presque métallique, par la moiteur de cette soirée qui n’apaise pas les corps (la trace de sueur sur la nuque du père), par la menace surtout, qu’incarnent toutes ces créatures : les insectes qui grouillent à la surface de la piscine « avortée », les grenouilles un peu fantastiques, avec leurs pois jaune fluorescent et leur immobilité.

Menaçantes, les créatures le sont d’autant plus qu’elles envahissent tous les espaces : le jardin, la maison, le squat… Tempest constate que la végétation et les insectes ont pris possession de la véranda, simultanément, les créatures envahissent le corps même des protagonistes : « on nous a appris toutes les créatures qui nous habitent, comment nous sommes faits de ces petites bestioles, de ces cellules dont la plupart ne sont même pas humaines, toutes ces choses étrangères qui se tortillent à l’intérieur ». Il y a ainsi passage de l’extérieur à l’intérieur, le dernier espace habitable – le corps – est lui-même contaminé. Le sentiment d’étrangeté gagne le corps et l’esprit comme les insectes et la végétation gagnent la maison. Notons sur ce passage, une nappe sonore très présente, instaurant comme une tension continue.

Toute tentative de domestication de cette nature est vouée à l’échec : le père tente d’éloigner les insectes avec une batte de baseball, des fumigènes, de grands gestes de bras désordonnés. La végétation est beaucoup plus dense à la fin du film, lorsque Tempest retourne dans le jardin, qu’au début lorsque c’est son père qui s’y déplace. De même la piscine que le père a essayé de construire retourne à la nature, la bâche abandonnée recueille une eau de plus en plus boueuse, des grenouilles et des insectes en ont pris possession. Le plan sur la bâche abandonnée revient à plusieurs reprises, la texture du plastique noir et luisant tranche avec celle, humide, des éléments qui l’entourent : herbe, boue, animaux. Il y a aussi comme une ébauche de tombe dans ce trou au fond du jardin. Cette présence du plastique, comme un élément non naturel et dissonant, est travaillée ensuite comme en relais des sons d’insectes. Dans la séquence dans la voiture, un sac en plastique – obstruant vraisemblablement une vitre cassée -, claque dans le vent et prend brusquement une très forte présence sonore, aussi forte que celle des insectes jusque-là, plongeant Tempest dans un autre monde : « J’avais l’impression que le monde s’éloignait doucement comme si tout était sur un écran. » Il ferme les yeux, le son est très subjectif (voix étouffée du père, crépitement du sac en plastique), un raccord purement abstrait se fait sur la matière, du sac en plastique qui s’agite à la bâche de la piscine, soulevée par le vent, qui craque, le son étant là aussi amplifié. On est là dans une vision purement hallucinatoire où les lieux se confondent, les sensations s’exacerbent.

L’intérieur de la maison n’est pas un lieu plus hospitalier. Réduit à une pièce où le père en colère vocifère contre la télévision alors qu’à l’arrière-plan, la mère cuisine et Tempest met sa petite sœur à l’abri : « tout s’immobilisait comme si nous étions tous sous l’eau, vivant au fond de l’océan. » Cette sensation d’étouffement se prolonge dans la scène suivante où le père, enfermé dans sa voiture, espère se protéger des cigales par les gaz d’échappement et couvrir cette stridence par le bruit du moteur. Au-delà du fait qu’il y a là une tentation du suicide, les choix de cadre et d’éclairage évoquent une image sous-marine : main du père cadrée derrière la vitre de la voiture, atténuation des couleurs au profit d’un vert sombre, limitation de la netteté.

Les espaces ont une forte valeur affective, celle-ci n’étant jamais exprimée ni par la voix (totalement monocorde) ni par les dialogues (le premier et unique embryon de dialogue survient à plus de la moitié du film lorsque le père vient chercher ses enfants à l’école), ni par le jeu des acteurs. La mère est totalement impassible, les accès de colère du père laissent les autres personnages sans réaction, si ce n’est la fuite. L’atmosphère serait alors la relation qui s’établit entre un espace et les affects qu’on y projette. La tonalité affective est très forte mais jamais explicite. C’est le regard de la petite sœur qui refuse de monter dans la voiture, ce sont les regards sans retour de Tempest à son père en crise, c’est enfin le moment de complicité où le fils sur les épaules du père, lui masque les yeux pendant que la voix off raconte la relation du père et de la mère. Le fils devient le guide, le voyant, le père une force physique aveugle et la voix nous raconte l’âge d’or de ce couple : ils allaient au bal et gagnaient des compétitions. C’est le fils qui danse alors avec son père, se substituant à la mère, endossant son souvenir « il rendait toutes les filles jalouses d’elle. » Mais la danse finit mal : le père le plaque au sol, le regard du fils est très ambivalent. Comme est ambivalent le geste de Tempest qui essaie de se soustraire à son père qui lui lave énergiquement le visage au début du film, en un geste maternel qui accentue d’autant la fragilité du fils, le rendant à son statut d’enfant. La crainte du fils passe implicitement dans ces étreintes dont on sent qu’il veut s’en écarter autant que s’y abandonner.

La cigale, c’est aussi la manifestation de ce qui, dans le passé perdure : on ne la verra d’ailleurs que sous sa forme de chrysalide, dès l’ouverture du film et à plusieurs reprises, comme une trace insistante. Ces occurrences sont souvent liées au passé : après le drame de la cafetière, le père disparaît, la mère fait brûler les mauvaises pensées qu’il inspire à ses enfants, la chrysalide de cigale apparaît de nouveau alors que la voix off constate : « et pendant un moment, il y eut cette fausse sorte de paix ». La paix du temps jadis, et du temps des ancêtres que le rite des mots brûlés convoque. La mère perpétue les rites de leur terre natale, espérant qu’ils apaiseront le père (elle fait griller des grains, le son est là encore très présent, s’inscrivant dans la double temporalité du présent et du souvenir). Tempest constatera que ces rites n’arrangent rien, bien au contraire. C’est dans une langue étrangère, sa langue maternelle, que le père crie le soir ou qu’il fredonne une chanson dans la voiture alors qu’il vient d’amorcer l’unique dialogue du film avec son fils et qu’il sera bientôt saisi d’une nouvelle crise. C’est avec une formule ancestrale que le fils tente de décrire le père : « A l’époque, il ressemblait à un chien en colère ». Ce choix de personnages d’origine africaine me semble très important ici et ne peut être innocent (les africains représentent à peine 1% de la population australienne). Ils ont vécu l’exil, un exil particulièrement éprouvant quand on se souvient de la politique migratoire très dure de l’Australie en particulier dans les années 2000. Il y a donc en arrière-plan et également de façon implicite cette expérience éprouvante de la migration. Les acteurs sont également porteurs de cette histoire traumatique (Yared Scott – qui incarne Tempest – est un éthiopien adopté bébé par des australiens au début des années 2000 ; Mandela Mathia – le père – est un réfugié du Sud-Soudan à la fin des années 2000 ; Helen Hailu – la mère – a fui, enfant, le Soudan). Le syncrétisme est manifeste dans l’interprétation que les uns et les autres font de la maladie du père : pour la grand-mère, il est possédé ; pour le curé, il doit renouer avec Dieu. Tempest est entre deux cultures : entre l’école australienne, ses uniformes et ses cours de travaux manuels et sa mère qui maintient les traditions de leur pays d’origine, sans qu’il ne parvienne plus à les comprendre, comme si ces images provenaient d’un vécu lointain qui est dorénavant difficilement décodable.

La dernière grande caractéristique du film qui me paraît liée à la qualité de l’atmosphère, c’est en effet le traitement en rupture avec le strict réalisme. Nous faisons l’expérience d’un monde incertain, nous ne sommes pas sûrs – tout comme Tempest dont nous adoptons la subjectivité – de ce qu’on perçoit, à la fois au son, par sélection et exacerbation et à l’image. Selon Gernot Böhme (Böhme, 1995), « l’atmosphère qualifie quelque chose d’incertain et de diffus – mais non pas d’imprécis ». Williams met en scène une vision d’un monde altéré, où brusquement les mouvements ralentissent : Mal chassant les insectes avec des fumigènes, dans une danse héritée d’un lointain passé, et par contagion, Tempest rejoignant ses amis dans le squat. La vision claire est empêchée, soit par la densité de l’image, soit par le flou d’arrière-plan, lequel est souvent brumeux. Par moment, le brouillard se fait très épais. Cette vision altérée est en lien avec la maladie du père et sa difficile interprétation par Tempest : « Il était sur cette autre planète » dit-il alors que ralenti et brouillard se combinent lorsque le père tente d’éloigner les insectes avec les fumigènes. Notre oreille est elle aussi transportée vers une perception autre par la très forte stridence des cigales à cet instant. Dans le squat, c’est une certaine qualité de l’air chargé de poussière, et ce vélo qui avance tout seul qui se combinent avec le ralenti. Le mouvement circulaire de la caméra sur les adolescents épouse la vision décalée de Tempest, la voix off mettant des mots sur cette vision partagée avec le père : ce que Mal voit et que Tempest voit aussi à cet instant, c’est « cette étrange maladie ou tristesse qui habite chacun d’entre nous. » On retrouve ce traitement par le ralenti dans la scène en voiture où au point de vue de Tempest sur les gens au bord des trottoirs, s’associe cette fois la voix (in) du père : « Ce monde n’est pas fait pour nous. Nous sommes différents. Nous sommes vrais. » Le sentiment d’étrangeté face au monde est à nouveau partagé par le fils, comme dans un effort de volonté : « il semblait savoir quelque chose et il voulait me le faire savoir et je voulais comprendre. » Cette vision singulière que Tempest partage avec son père s’accentue ensuite dans la montée hallucinatoire qui précède l’accident (à l’image par la suite de plans très courts, disjoints et quasi abstraits et au son par les cigales qui étouffent la voix du père et envahissent tout l’espace sonore), comme une remémoration de flashs qui s’imposent à lui – « mon corps s’est engourdi » – et dont le choc de l’accident va le délivrer.

Le caractère diffus et incertain est aussi porté par le texte, à commencer par le titre, « all these creatures » qui se gardent bien de qualifier les dites créatures. Tempest reprendra à plusieurs reprises cette expression, conservant aux créatures leur mystère et leur indétermination. Les premiers mots de la voix off « I remember » placent le film sous le signe de la remémoration, des images incertaines laissées dans la mémoire. « Something » est largement utilisé par Tempest, et ce n’est pas ici un trait de langage adolescent : les créatures veulent les prévenir de « quelque chose », plus loin, elles essayent de lui « dire des choses ». Le caractère incertain se manifeste aussi dans ces « objets piégés » que les cigales ont mis dans le cerveau de son père et qui restent indéfinis.

Selon Böhme encore : « Les atmosphères sont surtout incertaines en termes de statut ontologique. Il est difficile de savoir s’il faut les inscrire au compte des objets et des contextes dont elles émanent ou bien à celui des sujets qui en font l’expérience. On ne sait pas non plus vraiment où elles sont : elles semblent d’une certaine manière emplir l’espace avec leurs tonalités affectives, à la façon d’un brouillard. » All these creatures, en nous plongeant dans la subjectivité de Tempest, nous fait faire l’expérience, par l’image et le son, d’un espace devenu inhabitable, jusqu’au corps même du protagoniste, nous l’avons vu. Nous partageons non seulement l’expérience de la maladie du père, et l’invasion des insectes qui en est comme l’extériorisation, mais aussi celle de la contagion de Tempest, qui doit assumer pense-t-il, cette hérédité. Avant la scène à l’école, un raccord manifeste cette « contamination », passant de la nuque du père de dos, à celle du fils, suivant le même cadrage. A mi-chemin du film, le père disparaît, le sujet n’est plus la maladie du père mais l’héritage du fils. A l’école, sous le regard des autres, il essaie dit-il de « faire en sorte de ressembler à tout le monde. » Au moment même où il fait comme tout le monde, à savoir poncer un morceau de bois, la nappe musicale tenue jusque-là s’interrompt, comme un retour à cette normalité, laissant toute la place au bruit du papier de verre sur le bois. A la fin du film, Tempest revient dans le jardin, retrouve la même lumière froide et la même image dense qu’au début. Il a pris la place de son père, les stridences des insectes font retour, comme la musique qui se boucle, à l’image des pensées qui le hantent et que la voix off, toujours avec la même neutralité, verbalise : « je pensais que toutes les bestioles s’en iraient après ça. Mais elles étaient restées. J’avais enchevêtré les deux choses dans mes souvenirs, mais elles n’avaient peut-être pas de rapport. Peut-être que Mal avait fait les mêmes connexions dans son esprit. Essayant de donner un sens au monde, et à toutes les différentes parties qui l’habitaient, lui parlant à partir d’un endroit inconnu. La nuit j’écoutais toutes ces petites créatures, les laissant me submerger et m’assourdir, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, juste cet océan de bruit. » La caméra tourne autour de lui, alors qu’à l’arrière-plan, la végétation très dense, semble l’enfermer dans ce cercle, les raccords entre les plans se font plus heurtés, en désordre, nouvelle montée hallucinatoire mais dans laquelle, pour finir, il se fond : son visage qui vire au flou, acceptant de lâcher prise et de se laisser porter par cet « océan de bruit ». L’atmosphère est alors cette relation, celle qui relie l’espace (visuel et sonore, humains, animaux et objets) et l’expérience humaine qui y advient, les affects qu’elle y projette. Cette projection opère ici (dans ce film) par le fait de l’implicite, du diffus, du mouvant, suivant le cours de cette expérience, adaptant l’espace à cette subjectivité qui la traverse.

Références

Howard S. BECKER, Telling About Society, Chicago, University of Chicago Press, 2007, 304 p.
Gernot BÖHME, Atmosphäre. Essays zur neuen Ästhetik, 1998 – L’Atmosphère, fondement d’une nouvelle esthétique ? traduction de Maxime Le Calvé, Communications, No. 102, Le Seuil, 2018, pp. 25-49
Georges PEREC, Les Choses, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.