La création pour la recherche : Une expérience pédagogique en école d’architecture
Célio Paillard
LESA, Aix-Marseille University
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Paillard, C. (2022). La création pour la recherche : Une expérience pédagogique en école d’architecture. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 6.
Résumé
De la recherche par la création, c’est ce que nous faisions faire aux étudiant.es du master Lectures de l’espace social. Ce texte est le récit d’une expérimentation pédagogique dans le contexte particulier d’une école d’architecture, qui nous a conduit à défricher de nouvelles manières de faire de la recherche grâce à la production d’« objets » plastiques.
Le séminaire de master 1, Lectures de l’espace social, est créé à la rentrée universitaire 2010 à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris Val-de-Seine (ENSAPVS), par Catherine Deschamps (sociologue), Bruno Proth (anthropologue), Emmanuel Choupis (architecte) et moi-même (artiste). Il a eu lieu pendant 9 années universitaires, jusqu’à l’automne-hiver 2018.
L’idée en avait émergé au printemps 2010, suite à un échange entre Catherine Deschamps et Bruno Proth, tous deux souhaitant « sortir de [leurs] seules disciplines (socio et anthropo), mais en gardant l’idée d’une pré-éminence de l’observation in situ comme méthode » (Deschamps, 2020[1]). Mais elle ne s’est concrétisée qu’à l’automne suivant, quand les deux enseignants ont rencontré Emmanuel[2] Choupis lors d’un jury de rapport de licence, et qu’ils ont constaté leurs « affinités pédagogiques et intellectuelles » (Deschamps, 2020). J’ai rejoint l’équipe au cours de la première année du séminaire, sollicité par Emmanuel Choupis, que je connaissais depuis longtemps, et avec lequel j’avais déjà beaucoup enseigné.
Ce séminaire est donc le fruit d’une envie pédagogique commune et exprimée par deux enseignant.es de sciences humaines et sociales (SHS) et le résultat de rencontres humaines, qui l’ont vraiment rendu possible, puis effectif. Il a donc été formalisé suite à un jury de rapports de licence, « objets hybrides par dessus tout, indéfinis et, il faut croire, indéfinissables » (Choupis, 2020) et a toujours conservé une dimension expérimentale marquée. Il en a découlé une vision à mon sens originale de la recherche, avec la création, prenant forme dans un cadre d’enseignement particulier. Je parlerai ici de cette expérience, en expliquant d’abord le fonctionnement du séminaire, puis en étudiant plus particulièrement l’objet hybride associant recherche et création, et enfin en m’interrogeant sur ce qui m’a semblé être une nouvelle manière de faire de la recherche, qui m’a conduit à me (ré)interroger sur cette activité qui, bien que je l’exerce fréquemment (je suis aussi chercheur) ne me semble pas toujours aisée à définir, notamment lorsque je cherche à l’expliquer à d’autres, qui ne la pratiquent pas.
Objectifs et déroulement du séminaire
Ce séminaire avait plusieurs objectifs. « En profitant des connaissances de représentants de 4 disciplines qui s’écoutent, se parlent, se critiquent » (Proth, 2020), il s’agissait d’abord de sensibiliser les étudiant.es à différents types d’espaces, non seulement les espaces physiques des architectes, mais aussi l’espace social[3]. La question des usages des architectures s’est aussi avérée très importante. Enfin, c’était une initiation à la recherche, une préparation du terrain avant la rédaction du mémoire de master (en S9).
Le séminaire se développait à partir d’un objet d’étude commun (toujours situé dans Paris), tout d’abord le 104 et le jardin d’Éole, puis la place de la République, et enfin le nouveau quartier Rosa Parks.
Le séminaire avait lieu en S7, c’est-à-dire au septième semestre d’enseignement, premier semestre du master en architecture. Il s’étalait sur tout le semestre, soit une douzaine de séances, sur un rythme hebdomadaire, avec une pause pour les vacances d’automne. S’il devait se finir avant les vacances d’hiver, la dernière séance (de rendu) en a souvent été décalée en janvier.
La première séance était dévolue à la présentation des attendus du séminaire. Un accent particulier était mis sur l’observation, à travers la lecture d’un extrait de Monsieur Palomar (1983), d’Italo Calvino. Inspiré par les pratiques de la Radio Cousue Main, collectif d’expérimentation sonore avec la voix et le corps auquel je participais, j’ai proposé une lecture de ce texte à haute voix, en travaillant rythmes et sonorités, par toute la classe, enseignant.et et étudiant.es – ce qui les laissait souvent ces dernièr.es pantois.es[4].
La seconde séance avait lieu sur le site étudié. Après avoir suscité la création d’équipes de deux, trois ou quatre étudiant.es, nous les envoyions parcourir le terrain, sans autre consigne que de multiplier les modes d’observation, par le regard, par le corps, en dessinant, en prenant des photos, des vidéos, du son, en y récoltant un objet et en utilisant toute autre méthode leur semblant pertinente. Nous n’expliquions pas comment faire précisément, nous n’enseignions pas les techniques d’observation de nos disciplines, nous voulions que les étudiant.es développent leur propre pratique, sans imposer ni même privilégier telle ou telle « bonne » manière. Cet encadrement minimum de leur (première) pratique de recherche, l’absence de demande explicite de notre part, tout cela a contribué à plonger les étudiant.es dans un « flou » duquel elles et ils ne sont ressortis que très progressivement et difficilement, voire pas du tout pour certain.es, ce qui n’a pas manqué de créer de frustrations, voire des critiques de notre enseignement[5].
La troisième séance avait lieu à l’école, chaque groupe devant nous faire un compte-rendu de leur première visite (souvent sous forme de Power Point, avec parfois des vidéos et du son). La correction était collective.
Cette alternance de séances dehors/dedans a continué, les étudiant.es étant invité.es à définir puis défricher une problématique. Elles et ils étant peu ou pas formé.es à la recherche, cette étape s’est souvent avérée très difficile. Il n’est pas évident d’expliquer ce qu’est une problématique, ou simplement de faire comprendre que la recherche exige une posture réflexive sur ses impensés et sur sa position, pour quitter le domaine du jugement et du point de vue et pour engager des questionnements. Et même après qu’ils aient produit des analyses justes et précises, certains groupes se sont sentis bloqués et ont mis du temps à ouvrir des pistes de recherche. Certains n’y sont pas parvenus, ou ne se sont pas rendus compte qu’ils y étaient parvenus.
Enfin, les dernières séances ont le plus souvent été consacrées à la formalisation des problématiques sous forme d’« objets », là où la création permet de prolonger et d’affiner la recherche. Finalement présentés par les étudiant.es, ces « objets » ont été le support principal de l’évaluation. Par la suite, des dossiers écrits ont également été envoyés par mail, mais ils étaient de bien moindre importance pour l’établissement de la note finale.
L’« objet » du débat
Lorsque que Catherine Deschamps et Bruno Proth proposent à Emmanuel Choupis de créer ce séminaire, celui-ci demande à ce qu’elle aboutisse à la création d’un « objet ». « Cette histoire d’objet, c’est venu d’une exigence de Manolis. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement de s’intéresser à la matérialité des espaces et des lieux, mais aussi de voir ce que ça apportait de matérialiser sa pensée. » (Deschamps 2020) L’architecte franco-grec précise : « (…) le fameux “objet”, (…) je reconnais humblement l’avoir posé comme condition à ma participation en le considérant comme une forme d’aboutissement d’une recherche comparable à la production d’un projet plutôt qu’à un énième “mémoire” ».
Cet « objet » était dès le départ envisagé comme une manière particulière – non conventionnelle – de faire de la recherche et de la rendre visible et, plus largement, « sensible ». Le mémoire écrit a été placé au second plan, l’accent étant porté sur une formalisation originale, par différents outils, dans laquelle le texte était souvent absent, ou alors au service d’autres médias (images fixes ou animées, son, installation, objet, etc.), et de forme très libre, ne respectant aucun canon de l’écriture universitaire, ni dans la structure, ni dans le développement, ni dans la syntaxe. Seuls les mots devaient être choisis – dans la mesure où il était demandé aux étudiant.es de faire attention aux termes utilisés lorsqu’elles et ils nous expliquaient, de vive voix, où en était leur recherche.
Plutôt qu’un mémoire, donc, Emmanuel Choupis évoque le « projet », plus précisément le projet d’architecture, c’est-à-dire la pratique de création des architectes, leur manière de développer leur conception des bâtiments, des aménagements urbains ou intérieurs, des dispositifs éphémères ou toute autre forme qu’elles et ils élaborent. Ce terme de « projet » sert d’intitulé aux enseignements d’architecture, autant qu’à la pratique qui y est enseignée : ce qui est de l’ordre de la création et non pas toutes les autres activités mises en œuvre par les architectes (obligations administratives, stratégies de communication et de promotion, relations sociales, etc.).
Par « projet », il est donc fait référence à la pratique des architectes, et plus à leur manière de faire qu’à ce qu’elles et ils font. Il est également sous-entendu que cette pratique est homogène, au moins si elle est appréciée en regard d’autres pratiques, celles des « disciplines associées » également enseignées en école d’architecture, et que beaucoup d’architectes considèrent comme étant annexes – ce qui est l’objet de débats et d’enjeux (Chadoin, 2021 ; Deschamps, 2021) à la fois politiques (que doit-on enseigner aux étudiant.es pour les former à l’architecture ?) et financiers (comment répartir les charges horaires d’enseignement entre les architectes et les autres spécialistes et, partant, comment ventiler les enveloppes budgétaires ?).
La question est d’autant plus sensible qu’elle découle de la situation particulière des écoles d’architecture, historiquement professionnalisantes, mais dont le statut a été progressivement modifié pour suivre le rythme des enseignements universitaires (réforme dite « LMD » – licence, master, doctorat). Celle-ci n’était pas encore totalement mise en œuvre lorsque le séminaire a été monté, mais des tensions existaient déjà entre enseignant.es dit.es « praticien.nes » (les architectes) et enseignant.es dit.es « théoricien.nes » (les enseignant.es de sciences humaines, notamment)[6]. La rivalité entre les deux s’explique d’abord pour des questions de légitimité (des architectes reprochant aux théoricien.nes de ne pas savoir ce qu’est la pratique de l’architecture, des théoriciennes reprochant aux architectes leur manque de questionnement de et sur leur pratique), mais aussi dans la perspective du renforcement de la recherche en école d’architecture, des architectes cherchant à mettre en place une forme de recherche par la pratique (par le projet), ce qui justifierait qu’elles et ils puissent bénéficier de la qualité de « chercheur.e » et du statut associé (et ainsi obtenir des décharges horaires pour faire de la recherche).
« Il faut noter que dès le départ il s’agissait d’une expérience, au sens scolaire des expérimentations de physique, dont nous avons nous-mêmes accepté de faire partie en confrontant nos points de vue et faisant évoluer certaines composantes du séminaire au vu des résultats obtenus (…) » (Choupis, 2020). Comment aurait-il pu en être autrement ? Nous voulions créer quelque chose d’inédit, que nous n’avions jamais essayé ni même pratiqué. « Cet enseignement était je l’espère un lieu d’apprentissage pour les étudiants, mais il l’était aussi entre nous. » (Deschamps, 2020) Nous ne savions pas ce que nous allions faire, comment il allait se dérouler, ni même ce que nous attendions des étudiant.es – hormis cet « objet », que nous n’avions jamais vu. Il nous a fallu l’inventer au fur et à mesure.
Ainsi, si le séminaire s’est développé dans un contexte de débat pour définir ce que devrait être la recherche en école d’architecture, nous avons également eu entre nous des discussions – heureusement plus apaisées. Non seulement parce que nous nous inscrivions dans des champs différents (sociologie, anthropologie, architecture, arts plastiques), mais aussi, tout simplement, parce que nous avions tou.tes des parcours, des connaissances et des pratiques différentes.
Ce séminaire n’était pas seulement nourri de multi, poly ou transdisciplinarité, il était animé par des personnes qui, bien que de sensibilités proches et s’accordant les unes avec les autres, avaient leurs propres connaissances, références et centres d’intérêt, qui ont dû apprendre à travailler ensemble, et qui ont aussi appris les un.es des autres, et parfois même de ce qu’ont produit les étudiant.es[7]. Et bien que nous ayons eu au départ des idées préconçues par rapport à ce que chacun.e pouvait apporter[8], nous avons rapidement acquis une certaine « polyvalence » (Choupis, 2020), qui nous a permis de faire nôtres les arguments des autres que nous avions souvent entendus[9].
Cette « initiation à observer, analyser, inventer autrement en profitant des connaissances de représentants de 4 disciplines qui s’écoutent, se parlent, se critiquent » (Proth, 2020) n’a toutefois pas toujours été très bien comprise par les étudiant.es. Elles et ils nous ont souvent demandé ce que nous voulions, ce qu’elles et ils devaient faire, où leur recherche devait les mener et quel était donc cet « objet » dont nous parlions, sans toutefois vouloir précisément le définir.
L’« objet » de la recherche
Il y a eu des films : des gens qui se déplaçaient sur un fond blanc, un montage de plusieurs vidéos de gouttes d’encre plongées dans des liquides, une maquette éclairée explorée par la caméra, des films en caméra subjective.
Il y a eu des créations sonores : une bande son figurant la traversée du 104, un documentaire sonore, une installation en multidiffusion réactivant la vie de la place de la République, le temps des attentats puis des hommages.
Il y a eu des documents visuels : un collage de papiers imprimés prélevés dans la rue, l’impression d’un dépliant au format des plans de métro décrivant avec des schémas les préconisations et interdits de l’utilisation de la place de la République après les attentats.
Il y a eu des installations : avec une vidéo, des papiers affichés au mur et des calques suspendus, une autre faite de fils tirés avec des formes produisant divers trompe-l’œil perspectifs.
Il y a eu des objets : un sablier à 7 colonnes pleines de grains de tailles diverses, qui ont été toutes libérées en même temps et ont formé une espèce de petite sculpture de sable en coupe, un diorama à manipuler soi-même, un labyrinthe, une maquette entourée de cloisons avec des trous pour que des sèche-cheveux éparpillent du sable, une énorme maquette recouverte de petites photos qui, de loin, en composaient une plus grande.
Et il y a eu beaucoup d’autres choses, dont je n’ai pas le souvenir, ou que je serais incapable de décrire. « Chaque année 1 ou 2 rendus ravissaient le jury, nous nous souvenons tous de ces quelques projets marquants, dont il est dommage que les traces soient perdues. » (Proth, 2020) En effet, il était difficile, voire impossible d’archiver ces productions hors-normes.
J’aurais bien du mal à résumer ce qu’était l’« objet » que nous demandions. Plutôt qu’une forme en particulier, c’était un processus de recherche que nous souhaitions alimenter par la création, à la fois « objet de la recherche et de matérialisation de la pensée » (Deschamps, 2020). Cela sous-entend qu’il n’y a pas de recherche sans formalisation et que celle-ci n’est pas vouée à suivre les canons préexistants. Au contraire, il nous semblait que l’originalité d’une démarche questionnante doit conduire à des expressions variées, de même que des démarches plastiques contemporaines s’expriment par la mise en œuvre de techniques adéquates – et non pas dans le sens inverse, qui est associé aux arts classiques et modernes, pour lesquelles la technique conditionne les œuvres[10].
« Je crois d’une part que ça les oblige à réfléchir sur les médias les mieux adaptés à transmettre du sens selon ce qu’on veut dire, et à réfléchir à leur articulation.
Que ça les force aussi à tester des idées : si leur matérialisation ne colle pas, peut-être doit-on questionner la pertinence de ces idées. C’est un mouvement d’aller retour entre dimensions concrètes et abstraites, une manière de tenter de les concilier. » (Deschamps, 2020)
Il s’agit là d’une démarche pratique, destinée à faire découvrir la recherche aux étudiant.es en la leur faisant produire, pour qu’elles et ils expérimentent ce que c’est, au lieu d’appliquer des recettes enseignées au préalable, ces dernières fussent-elles parfaitement justes. Puisque nous avions auparavant[11] constaté qu’il était impossible, faute d’expérience dans le domaine, qu’elles et ils produisent des textes de recherche respectant tout ou même une partie importante d’un exercice de formalisation académique, et que ces tentatives se faisaient souvent au détriment de la recherche (au mieux elles et ils en produisaient la forme, pas la matière), nous voulions les engager dans une démarche réflexive et, par le choix de techniques appropriées pour la construction d’un objet, par l’observation rétrospective de cet « objet » censé découler, refléter et prolonger leur recherche, les amener à en tester la validité, la compréhensibilité et l’expressivité.
Pour le dire autrement, nous pensions que la production de cet objet avait une fonction heuristique, que par sa création les étudiant.es pouvaient mieux comprendre ce qu’elles et ils étaient en train de chercher, et quelles étaient les questions que leur démarche soulevait. Ce n’est donc pas que des recherches préexistantes prenaient forme dans des « objets », mais que la recherche avançait, non seulement par des processus d’observation, de prises de note, de documentation, de théorisation, mais aussi par la création et toute les pratiques qu’elles sous-entend, qui oblige à faire de nombreux choix (méthodes, techniques, supports) et à les mettre en œuvre, souvent par tâtonnements successifs.
Cela a été d’autant plus évident que la part de création est devenue de plus en plus importante dans l’avancement de la recherche, les étudiant.es produisant de nombreuses formes hybrides, plus proches du champ des arts plastiques que de la recherche universitaire, cela pour nous présenter l’état de leur réflexion, afin que nous les aidions à l’approfondir.
La création de l’« objet »
Cela fait longtemps que je pense qu’un certain type de création peut être une manière particulière de faire de la recherche. Il me semble même qu’avec des moyens plastiques on peut dire des choses qui ne peuvent être ni exprimées, ni même pensées par un raisonnement écrit sous une forme universitaire. Non pas que cette dernière soit défaillante et les arts universellement pertinents, mais plutôt qu’il y a des choses à dire, à réfléchir, à transmettre qui ne peuvent l’être que par une démarche ressortissant au domaine de l’art et, plus précisément, engageant un processus de création affiché comme tel[12].
Toutefois, bien qu’il me soit arrivé d’essayer d’éprouver plastiquement cette intuition (par exemple en réfléchissant au phénomène des bruits de fond : voir Paillard, 2016), je ne l’ai pas fait suffisamment pour pouvoir le défendre publiquement. Ce n’est qu’avec cette expérience d’enseignement particulière du séminaire Lectures de l’espace social qu’il me semble avoir quelques arguments pour le faire.
Pour m’expliquer, je dois parler plus en détail d’un travail particulier, celui de deux étudiantes, Margaux Koren et Agathe Paradis, qui participèrent à la dernière année du séminaire, au semestre d’automne-hiver 2018. Cet année-là, comme les trois précédentes, nous étudions le nouveaux quartier Rosa Parks, à Paris, entre les portes de la Villette et d’Aubervilliers. Comme leurs camarades, les deux étudiantes ont arpenté les lieux et elles ont été marquées par la multiplicité des voies de communications l’entourant (le canal de Saint-Denis, le périphérique, la porte d’Aubervilliers, les voix ferrées) et le traversant (le boulevard extérieur, le tram, les rues secondaires, les pistes cyclables, les trottoirs, les rues piétonnes), par les différentes vitesses des déplacement qui les empruntaient, et par la variété des échelles de communication (de celle du quartier, ou « supra-locale » à celle du pays, voire du monde – le périphérique est connecté aux autoroutes desservant les aéroports).
Elles ont produit de nombreux documents, notamment graphiques, s’apparentant d’abord à des plans, puis prenant des formes de plus en plus abstraites. Nous avons encouragé cette évolution, tout en pointant à la fois la trop grande proximité avec des documents standards (les plans) et certaines erreurs d’interprétation possibles (notamment les voies comme le périphérique semblaient commencer quelque part, ce qui est faux). Leur recherche, pourtant bien entamée, patinait, et elle n’a progressé à nouveau qu’avec la réalisation de l’« objet ».
Elles ont alors réfléchi à de nombreuses formes pour rendre compte des spécificités des flux et de leurs interrelations. Elles ont d’abord pensé à un circuit électrique, puis à un ensemble de sabliers, à une horloge hydraulique chinoise, à une balance, ou même à un shishi odoshi (un épouvantail sonore : une sorte de fontaine avec des mécanismes de balancier cycliques dont les bruits réguliers sont censés faire fuir les animaux se nourrissant des cultures humaines). Trop complexes à réaliser, toutes ces solutions ont été abandonnées avant même d’être testées.
Finalement, les deux étudiantes ont produit une sorte de sablier, mais probablement pas selon la configuration pressentie auparavant. Il s’agissait d’un cadre en carton rigide, tenant debout, en haut duquel se trouvaient sept bouteilles d’eau sectionnées au tiers, ouverture vers le bas, et remplies de graines de tailles différentes, un type par bouteille. En-dessous de chacune de ces bouteilles avaient été installés des tuyaux en plastique transparent, tous de même section et de même longueur, ouvrant sur un espace vide mais dans lequel quelques courtes lames de plastique avaient été placées. Dans le bas du cadre se trouvait un bac parallélépipédique en plastique transparent. Chaque colonne devait matérialiser un des sept flux repérés par les étudiantes.
Lors de la présentation finale, elles nous ont montré l’objet, puis ont fait glisser une lamelle en plastique qui obstruait les ouvertures des bouteilles et, produisant un agréable bruit de fond, les graines ont subi la force de la gravité, sont tombées à travers les tuyaux, d’où elles sont ressorties, se sont éparpillées en heurtant les lames de plastique, puis se sont amassées dans le bac, produisant une espèce de paysage de sables de couleurs différentes, certaines sont même sorties du cadre suite à des ricochets.
Cela ne dura pas plus d’une minute, c’est difficile à décrire, mais le résultat nous a beaucoup plu. Elles ont produit une expérience. Elles ont mis en œuvre un phénomène. Le résultat a été spectaculaire et, en grande partie, imprévu – elles n’avaient pas pu faire d’essai. Notamment, par du mouvement (les chutes des graines), elles ont produit une sédimentation (dans le bac). Aussi, elles ont provoqué de nombreux basculements de points de vue, qui questionnent les conventions de représentation de l’architecture : leur « objet » ressemblait à un plan (de 7 voies de flux) élevé à la verticale, le tas de graines dans le bac se lit comme une coupe, et les graines éparpillées devant fabriquent une perspective.
Enfin, leur objet pourrait resservir pour de nouvelles expériences, en faisant varier certains paramètres, comme les types des graines, leur homogénéité (ou pas), la taille des ouvertures des bouteilles, les sections et longueurs des tubes, leur orientation, les positions et longueur des lames en-dessous, etc.. Voilà qui pourrait produire nombre de différentes performances et sédimentations, selon les cas de figures choisis. Et peut-être une série d’œuvres d’art.
La création de la recherche
Mais que veut vraiment dire cet « objet » ? Je serais bien incapable de l’exprimer avec des mots. Est-ce le signe d’un manque, d’un inaboutissement, d’une défaillance de la recherche ? Oui, si on se dit que celle-ci doit nécessairement être communiquée par le langage. Mais pourquoi faudrait-il exprimer avec des mots ce qui l’est déjà sous une autre forme, justement parce que les mots ne permettent pas d’en rendre compte ?
Quelle recherche cet « objet » expose-t-il ? Est-ce qu’il expose quelque chose ? Il me semble que ce n’est pas là sa caractéristique principale. Oui, un objet est exposé, mais ce n’est que sa propre manière d’être diffusé, de même qu’un texte de recherche est imprimé ou affiché sur un écran. En revanche, ce qui est particulier, c’est que cet « objet » met en œuvre un processus (pour l’exemple cité, un enchevêtrement de flux et leurs interactions) et qu’il ne le clôt pas, qu’il le laisse en suspens (d’où l’envie de le prolonger, de faire de nouvelles expérimentations) et qu’ainsi l’« objet » donne à réfléchir.
Il s’agit là d’une qualité des œuvres d’art, ce que Umberto Eco (1965) qualifie d’« ouverture[13] » : bien qu’exposées finies, elles sont destinées à être interprétées – et comme le dit Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé (2008), même les œuvres les plus stéréotypées et les plus directives (par exemple un film « blockbuster » étasunien) le seront. Il faut également noter que ces interprétations sont faites par les spectateur.trices, mais aussi par les artistes, notamment en les prolongeant par d’autres œuvres (ce qu’on appelle une « démarche »), ou en s’appropriant des œuvres d’autres artistes pour en produire de nouvelles (Berthet, 1998).
Bien qu’on puisse sans doute soutenir que toute œuvre d’art est une forme de recherche (au moins celle de l’artiste), je pense que seules certaines d’entre elles valent comme recherche au sens de production de connaissances partageables, ou au moins circulantes. Pour cela il faut que l’œuvre ne soit pas strictement autoréférentielle, qu’elle ne parle pas uniquement de la classe dont elle ressortit (une peinture, une performance…), qu’elle ne soit pas que l’expression de l’artiste (même si on l’envisage comme le produit de son milieu social, de son histoire, etc.), et surtout qu’elle explore une problématique existant aussi en dehors du monde de l’art – même si elle s’y exprime de manière différente.
À l’inverse, pour qu’une démarche de recherche soit qualifiée d’art, il faut que celle-ci en adopte les formes et qu’elle soit reconnue comme telle, qu’elle trouve sa place dans le monde de l’art (Danto, 1989). Une superbe « vue d’artiste » de la voie lactée ou un très beau schéma d’un phénomène physique ne peut être une œuvre d’art si leur vocation exclusive est explicative et synthétique et s’ils ne sont pas exposés dans un cadre artistique. En ce sens, plutôt que la démarche de recherche-création, c’est celle de création-recherche qui est plus susceptible de produire des œuvres d’art, en ménageant des espaces d’ambiguïté qui autorisent diverses interprétations.
Au-delà de ces questions de définition – sujettes à d’âpres discussions puisqu’elles peuvent conduire à étendre ou restreindre certains champs de pratiques, et qu’elles ont alors une influence sur l’allocation des ressources symboliques et financières –, l’enjeu est plutôt celui de l’extension des méthodes de recherche. Dans cette perspective, la création emprunte des chemins spécifiques (poésie, narration, représentation, simulation, performance…) qui ont en commun non pas de parler de l’objet de la recherche, mais de le mettre en œuvre. Ce n’est donc pas une approche analytique, ou théorisante, ni même un travail de formalisation conceptuelle, mais plutôt une expérimentation, une mise en mouvement, en fonctionnement, qui place les spectateur.trices en situation de vivre les phénomènes étudiés et d’en tirer, ou pas, leurs propres impressions.
Conclusion
Je n’ai été frappé par l’originalité de la recherche par la création que lors des dernières années du séminaire. J’en ai fait part aux autres enseignant.es, mais je n’ai pas vraiment eu le sentiment d’être compris – et peut-être ne suis-je pas bien parvenu à l’expliquer dans ce texte non plus. Les quelques étudiant.es qui ont répondu à mes questions par mail ont certes souvent été influencé.es par l’expérience du séminaire[14], mais pas explicitement par cette manière de faire de la recherche. Cela les a conduit à plus réfléchir et conceptualiser, mais cela ne dit rien sur les liens possibles entre création et recherche. Peut-être cette question est-elle trop éloignée de leurs préoccupations.
Il semble que la communauté enseignante et la direction n’ont pas partagé mon enthousiasme pour cette pédagogie expérimentale. Suite au changement d’établissement de Catherine Deschamps, qui venait d’obtenir un poste de professeure dans une autre école d’architecture, nous avons souhaité poursuivre le séminaire. Mais puisque plus aucun.e enseignant.e statutaire ne l’animait, il a été fermé, sans que nous puissions en défendre l’intérêt. Et qui sait si nous aurions su le faire, même si nous avions eu l’opportunité ? Il n’est pas facile de parler de productions qui sont faites à dessein en dehors des mots.
C’est d’ailleurs, me semble-t-il, un des écueils principaux de la recherche par la création. L’« objet » produit ressortissant de manière évidente à l’institution de l’art plutôt qu’à celle de la recherche, il trouvera plus facilement sa place dans le champ de la première que dans celui de la seconde. Et pour qu’il intègre ce dernier, il lui faudra passer par des mises aux normes dont rien ne dit qu’elles soient possibles. Comment peuvent-elles intégrer une bibliographie, comment les citer, comment bâtir une nouvelle recherche universitaire à partir de sources floues, sujettes à de multiples interprétations, et difficilement accessibles, puisqu’une description ou une reproduction de l’œuvre ne dit pas ce qu’on ressent en sa présence ?
Bibliographie
Berthet Dominique (dir.) (1998), Art et appropriation, Matoury, Ibis rouge.
Calvino Italo (1983), Monsieur Palomar, Paris, Gallimard.
Chadoin olivier (2021), « Des sociologues chez les architectes. Esquisse d’analyse d’une routinisation ? », in Deschamps & Morovich (dir.), Esplaces. Espaces et lieux en partage, Paris, L’Harmattan.
Choupis Emmanuel (2020), entretien par mail avec l’auteur.
Danto Arthur (1989), La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».
Deleuze Gilles & Guattari Felix (1991), Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique ».
Deschamps Catherine (2020), entretien par mail avec l’auteur.
———————— (2021), « Faces cachées de l’anthropologie en école d’architecture », in Deschamps & Morovich (dir.), Esplaces. Espaces et lieux en partage, Paris, L’Harmattan.
Deschamps Catherine & Morovich Barbara (dir.) (2021), Esplaces. Espaces et lieux en partage, Paris, L’Harmattan.
Eco Umberto (1965), L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points essais ».
Heinich Nathalie (2014), Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».
Paillard Célio (2016), « Fond(s) de bruits de fond », L’Autre musique, n°4, www.lautremusique.net
Proth Bruno (2020), entretien par mail avec l’auteur.
Rancière Jacques (2008), Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.
Notes
[1]Cet article s’appuie sur des témoignages des intervenant.es du séminaire, enseignant.es et étudiant.es. Elles et eux ont été sollicité.es par mail.
[2]Ou « Manolis » Choupis. Il est d’origine grecque et l’équivalent français de son prénom est « Emmanuel ».
[3]« Bien sûr, “l’espace social” des anthropologues n’est pas tout à fait l’espace physique des architectes. Mais si le premier peut se définir comme la superposition de différents “champs” (le champ du politique, de la culture, de l’économie, du monde associatif, de la santé, etc.), il se manifeste toujours aussi dans le second, c’est-à-dire dans un sol, des murs, des seuils, des frontières, avec une sollicitation de différents sens, des interactions plus ou moins facilitées : c’est cette rencontre entre ces deux définitions de l’espace à laquelle nous tenterons de sensibiliser les étudiants. » (Extrait de la fiche programme du séminaire, 2016)
[4]Un étudiant en conserve ce souvenir : « Je me rappelle de votre intervention au début du semestre, à l’école, je me rappelle de cet intense moment de génance (sic) quand vous nous avez fait lire à tour de rôle un texte, en nous demandant de prendre l’air le plus débile possible. J’avoue qu’à ce jour je me demande encore pourquoi… »
[5]Le même étudiant, cité dans la note précédente, a écrit : « je pense que je n’ai jamais vraiment compris l’objectif derrière ce séminaire, il y avait certainement un côté trop artistique, trop abstrait, pour que mon esprit terre à terre n’adhère et comprenne ». Par ailleurs, l’ENSAPVS ayant mis en place des « évaluations étudiantes », certains retours très négatifs nous furent communiqués en mai 2018 (« Enseignement proche d’un cour (sic) d’art plastique, un peu décevant pour un séminaire de master 1 » ; « J’ai vraiment eu l’impression d’avoir un cours de CM2. J’ai produit pour le contrôle final, un labyrinthe en bois. Un labyrinthe sera t’il vraiment nécessaire dans mon avenir ? »), ce qui confirme qu’au moins certain.es de nos étudiant.es n’ont pas compris l’intérêt du séminaire.
[6]Bien que pas toujours formulé explicitement, ce débat est très présent à l’ENSAPVS, au point qu’Emmanuel Choupis, lorsqu’il a accepté de participer au séminaire, a toutefois dit « en plaisantant qu’on allait le regarder de travers de bosser avec des SHS » (Deschamps 2020).
[7]« J’ai appris aux côtés des enseignants des tas de références et d’approches que j’ignorai et appris que les étudiants en master 1, placés dans de bonnes conditions ne produisent pas des réflexions et des formes stéréotypées. » (Proth, 2020)
[8]Par exemple, Catherine Deschamps (2020) estime que « l’expérimentation comme recherche (…), ce n’est pas du tout nouveau pour les artistes !!! »
[9]Je pense notamment à la distinction entre « espace » et « lieu », souvent mise en avant par Emmanuel Choupis, puis par Catherine Deschamps. Elle dirige d’ailleurs, avec Barbara Morovich, un ouvrage collectif qui sortira début 2021, chez L’Harmattan, Esplaces, et qui traite de ces questions.
[10]Pour plus d’explication sur la distinction entre arts classique, moderne et contemporains, envisagés comme trois approches différentes de la création, lire Heinich, 2014.
[11]Dans nos expériences pédagogiques précédentes.
[12]Pour moi toute recherche scientifique est une démarche de création, mais la rigueur qui doit être affichée et la prétention à la vérité l’affichent plutôt du côté d’une vérité qui serait simplement « découverte ». En ce sens, j’étend à toutes les sciences la réflexion de Gilles Deleuze et Felix Guattari (1991), pour qui « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ».
[13]« En ce premier sens, toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et “close” dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est “ouverte” au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. » (Eco, 1965, p. 17) Le second sens de l’ouverture s’applique aux œuvres en partie indéterminées, que l’interprète formalise suite à ses choix d’interprétation.
[14]Rien ne dit que leurs réponses soient représentatives. On peut supposer que le fait même qu’elles et ils aient répondu signifie qu’elles et ils ont apprécié l’enseignement, et donc en ont gardé souvenir.