Humanisme apophatique : il faut bien se raccrocher à quelque chose, ou pas
ANTONI COLLOT
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Collot, A. (2023). Humanisme apophatique : il faut bien se raccrocher à quelque chose, ou pas. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.
Où, ayant éteint les lumières de l’amphithéâtre et lancé la lecture automatisée par synthèse vocale du texte qui suit, l’auteur s’endort paisiblement rappelé à l’ordre de la bienséance académique, sans succès, par la modératrice de séance.
Il faut,…
… de cette nécessité, qu’entendre ? Un accord à une loi, à un dessein ? Il faut pour être plutôt que cesser, il faut pour perdurer dans l’être. La phrase en forme de dicton, de dite « sagesse populaire », qu’informe-t-elle par sa tournure ? Cela étant, « falloir » implique tant la nécessité que le manque : « peu s’en est fallu » vaut autant « qu’il faut que je lise Spinoza ». Que je reste droit et probe, la polysémie énoncée je ne dis rien de la nécessité de ce falloir-là. Ou comme l’écrit Hilary Putnam à la page 9 de Philosophie de la logique (Hilary Putnam, Philosophie de la logique, trad. P. Peccatte,
Editions de l’éclat, 1996) :
« Les différentes définitions (du mot logique, N.D.A.) existantes conduisent en effet, d’une manière ou d’une autre, à un amalgame de définitions circulaires et d’inexactitudes. Au lieu de cela, nous examinerons la logique en elle-même. »
Il faut dire que ce tour de passe-passe linguistique ne semble à première lecture pas digne d’une pensée fine, telle celle de Putnam. À accepter que l’auteur participe de ce que je nomme (après d’autres) « néopragmatisme », c’est-à-dire une philosophie pragmatique qui ne suppose pas une proposition vraie comme relevant d’une adéquation avec un réel extralinguistique (je simplifie à l’extrême), alors je comprends mal où un concept, un objet, ici la logique, trouverait son lui-même en dehors de ses définitions ? À moins que le « elle- même » ne soit ce qui fonde le sens d’un mot par l’usage qu’on (communauté linguistique avec ses temps, ses lieux, ses ensembles et sous-ensembles, etc.) en fait. Par comparaison, par négation, ce que je sais du chat, c’est qu’il n’est pas le sein de ma mère, et ainsi de suite. Donc, par méthode apophatique, dans la citation de Putnam, est logique ce qui n’est pas le sein de ma mère, etc. En ce sens, la définition qui par fonction essaie de construire un monde positif est forcément source de confusions, d’« un amalgame de définitions circulaires et d’inexactitudes », d’une régression à l’infini. Actuellement (dans l’acception courante), je regarde un paysage urbain (tables, chaises, plantes en pots, rues, façades d’immeubles néoclassiques, etc.), il arrive que ce site stable soit oblitéré par ce qui n’est pas lui, ainsi je perçois le passant et aussi je reconstitue l’état du site, en lui-même.
« Il faut », alors, je l’entends comme un « je n’ai pas le choix », je l’emploie quand mon libre arbitre n’a pas la possibilité de s’exercer. Le bien qui le suit me ramène au défaut, « à défaut de grives on mange des merles ». Je n’ai donc pas le choix et dois me raccrocher (utilisation pronominale du verbe qui lui donne le sens de « se retenir à quelque chose » – pensée ou être pour échapper à un danger, à une angoisse) à quelque chose. Que se passerait-il si je ne me raccrochais pas ? Puis-je ne pas me raccrocher ? Voilà deux manières d’envisager la valeur du verbe falloir.
Un : que se passe-t-il si je vis sans valeur-s ? Deux : le puis-je ? Entendu que « sans valeur-s » inclut (si tous les S sont M et que tous les M sont P donc tous les S sont P) la/les valeur-s esthétique-s. Je résume, est-il possible de vivre une relation post-esthétique au monde ?
« Un : vivre sans valeur-s. » Sans valeur-s, il me faut faire la distinction entre sans valeur et sans valeurs. Dans la première orthographe, je me passe du concept-même, dans la seconde des valeurs, ce qui implique que j’en reconnais le concept.
Se passer de valeur…
…du concept de valeur, c’est pour moi qui ne peux faire comme si je ne l’avais pas, faire comme si tout se valait. C’est-à-dire par exemple et arbitrairement : qu’éléphant est égal à rumeur. Mais soit E = E, auquel cas à quoi bon en faire état et si je ne dis rien en disant l’égalité, mieux vaut me taire, ou bien E = R, auquel cas la notion d’égalité n’a pas de sens, puisque je le vois bien (de la prédominance des métaphores oculaires, cher Richard Rorty, voir L’Homme spéculaire), et pourquoi complexifier quelque discernement simple ? E n’est pas R. Je pourrais considérer que R est inclus dans E ou inversement, et là les rapports d’appartenances complexifieraient la notion d’égalité. La théorie des ensembles ne m’aidera pas à faire fi d’un concept et/ou d’une notion dont je suis familier et nourri. Mais que je sache, même si tout était éléphant ; si éléphant était tout ou si éléphant appartenait à tout et ou inversement, Michel Houellebecq (objet choisi de manière tout aussi arbitraire ou spontanée) n’en serait qu’un fragment, une partie. Ou si tout était éléphant dans une structuration fractale comme tout est peut-être cordes, alors je ne verrais rien ou bien je verrais à mon échelle un assemblage d’éléphants qui ferait Michel Houellebecq ou caillou mais que je ne verrais pas comme assemblage. Se passer du concept de valeur reviendrait à un holisme philosophique imprononçable dans la mesure où le mot soi-même relève d’une taxinomie (c’est écrit dedans). Autrement dit : impensable. Ce n’est pas que je n’envisage pas la possibilité de se passer de valeur, c’est que je n’ai rien à en dire, ne saurais le faire.
Se passer de valeurs. C’est autrement. C’est-à-dire dans la différence, entre les différences. L’âcre et le doux. Le bon et le mal. La bête et le truand. Il y a des valeurs que je peux nommer, que je peux choisir, que je reconnais et dont je peux choisir de me passer. Je peux plus ou moins décider de n’avoir que faire de la gauche et de la droite, du chaud et du froid, du temps sec ou humide, d’être aimé ou pas. Ou ne me passer que de la droite, du froid et de l’humide. J’entends l’objection suivante : l’orientation n’est pas une valeur, pas plus que la température. Je répondrai simplement que si dans certaines situations (user d’une paire de ciseaux, par exemple), il est encore souvent aujourd’hui plus aisé d’être droitier que gaucher et que le temps sec est présenté sous le qualificatif de beau par les média de masse, c’est que pour qui est doué de langage l’événement physique le plus indépendant de la volonté n’en est pas moins un objet à valeur-s morale-s. Ces indifférences demandent du travail ou de l’insensibilité. Dans la mesure où cette dernière est considérée comme pathologique et se nomme – si elle est psychologique – perversion, passons-la pour l’instant. (Il semble en effet difficile de cultiver une pathologie, quoique, en l’écrivant le projet me prend d’ouvrir des écoles de la névrose, de la psychose, des écoles de l’eczéma atopique – il existe bien des coïts, de la littérature et une spécialisation pornographique en transmission volontaire du VIH.)
Le travail ne consiste pas exactement à viser l’insensibilité mais l’ataraxie au moins partielle. Ce calme de l’âme, c’est celui des sens. J’entends que le calme est relatif au degré, il y est question de diminution et non d’arrêt. Quand la mer est calme, elle bouge encore. L’enfant trop calme angoisse ses parents. Le calme de l’âme, l’ataraxie, visée n’est pas l’insensibilité, l’anesthésie mais le degré supportable. Je veux pouvoir supporter comme me raccrocher : le préfixe protège. L’Homme semble projeter la possibilité d’une transmission d’information sans douleur du type : le jour où j’irai chez le dentiste car je saurai que j’ai mal sans avoir mal, ce jour-là vraisemblablement je n’irai pas. Les quelques humains souffrant (joli paradoxe) d’I.C.D., c’est-à-dire d’insensibilité congénitale à la douleur (qui se caractérise par une absence du sens de la nociception généralisée alors que les sujets conservent les sensations tactiles non-douloureuses), n’ont pas l’information et sont à la lisière permanente d’un risque mortel, rien là de très enviable.
Ce rapport à la sensation il en est question chez Richard Shusterman (Richard Shusterman, Conscience du corps : Pour une soma-esthétique, Éditions de L’Éclat, 2007) qui dans le chapitre qu’il consacre à Michel Foucault lui suppose une presque anesthésie due à des stimulations hyperesthésiques. (Je pense pour ma part que l’état dépressif supposé de Foucault l’avait vraisemblablement coupé des sensations médiocres – dans la moyenne, ni inframinces ni hypertrophiées – et nécessitait une hyper stimulation.) La situation est fréquente et peut porter le nom de pratiques à risques, je reviens aux activités homosexuelles susnommées. Mais se passer de valeurs choisies, choisies pour ne l’être pas, n’est-ce pas en privilégier ? Dire mauvaise herbe pour la cigüe et bonne pour l’iris ? Désherber c’est faire de la place, ainsi le goût de l’étude est privilégié aux passions dans la plupart des pensées dites de « sagesse », le sceptique lui-même fait école. Aussi jouir du Moulin à vent sans souffrir du mal de tête, voilà qui semble être un programme sensible assez partagé, en somme : avoir la main sur le curseur des intensités sensitives, descendre la sensation avant qu’elle ne soit trop forte, la prévoir, ce qui convenons-en est l’archétype de la pensée magique, du super pouvoir de la Sphinge : le pouvoir prédire.
Je disais que c’est autrement, dans la différence. Et c’est là que le rêve ataraxique achoppe la réalité dialectique. Les sensations sont des mesures, elles nécessitent des pics, des troubles, d’où le a privatif bien venu dans le mot grec qui forme l’absence de trouble. De quelles valeurs se passer ? De quelles valeurs se passe-t-on via l’épochè lizénienne et via les forums d’images échappant aux contrôles législatifs ? Et quid de leur esthétique ? Le trouble esthétique, dans ces deux exemples, peut-il avoir valeur de pic et ainsi produire une souffrance factice afin de jouir pour de vrai ? La distinction sensation factice vs vraie est-elle seulement pertinente ? Et qu’est-ce qui distinguerait, à supposer ce dessein pertinent, la fête foraine (ses montagnes russes et autres manèges sensationnels à condition qu’ils soient sûrs) de l’œuvre d’art à effet cathartique (pour ma part l’Otello de Verdi en est un excellent exemple dans la mesure où la Chanson du saule y stimule une purge lacrymal apaisante), l’image brutale circulant sous le manteau de l’Internet où les humeurs se purgent ?
Je pourrais, pour tenter de répondre à la dernière question, répondre à la première : de quelle valeur se passer ? En l’état, celles des privilèges sociaux accordés à quelques pratiques de stimulation sensorielle sans danger de mort (si j’ai l’impression que cette expression fonctionnerait mieux en anglais, c’est que l’usage du safe y est plus éloquent que le secure que je n’utilise donc pas) sur d’autres. Ainsi la lecture de Vies de la mort de Jeannine Worms (Jeannine Worms, Vies de la mort, La Différence, 1992), le visionnage de Cris et chuchotements, de Kill Bill, la fréquentation d’un animal taxidermé enneigé par l’artiste ‘pataphysique’ de Spa, Capitaine Lonchamp ou d’une nature morte à la pinacothèque de Sienne auraient la même valeur entre eux et qu’une funambule au Cirque d’Hiver, une partie de jeu vidéo visant à le faire avec une arme, Requiem pour un fou interprété par le chanteur préféré des français, la consultation sur l’Internet de photographies d’accidentés de la route : Memento Mori et/ou catharsis ?
Il faudrait encore que cela soit vrai. C’est-à-dire que les spectacles et activités ludiques dont il est question dans la seconde partie de la phrase précédente produisent un rappel à la mort et une purge. (Il semble déjà que dans la liste tout ne se vaut pas. Me voici pris au piège de ma propre démonstration et comme chanterait le petit maître liégeois de la seconde moitié du XXème siècle – Jacques Lizène –, force m’est de constater que La banane n’est pas l’ananas.)
Memento mori : On va tous mourir. Il y aurait, et c’est cela qui constituerait le classement social par groupes d’appartenances, d’un côté les œuvres d’art produisant un rappel à la mort chez celui qui les fréquente, de l’autre les activités qui, au contraire, nous en distraient ou plus loin encore, banalisent par la répétition et/ou la distance, la mort au point de la faire passer pour un événement, voire un événement parmi d’autres. Cette catégorie scinde la manière dont l’Histoire est traitée, relatée par les images. Certains y verraient une continuation de la répartition sociale médiévale car point n’est besoin d’être un fin connaisseur de sa propre mortalité pour effectuer les tâches de l’ouvrier agricole alors que les actions relatives au combat et à l’Église se fondent sur une conscience aiguë de la mortalité.
La pérennité des structures sociales a été montrée avec pertinence par Dewey (John Dewey, trad. P. Di Mascio, Reconstruction en philosophie, Gallimard, 2014) à propos de la pensée dualiste corps vs esprit permettant de perpétuer et de justifier la séparation du monde grec en homme libre vs esclave. Aujourd’hui, le néo-consommateur (anciens prolétaires enfin unis dans le marché) est nourri d’expériences sensibles lui permettant soit d’oublier sa mortalité, soit de la considérer comme un événement parmi d’autres (reproductible, moins important, moins cher qu’une pièce unique et définitive). Ainsi le spectacle représente la mort sans effets, parfois dans sa variante télévisuelle à peine la phrase « il est mort » est prononcée par le personnage témoin. Il en va ainsi de la plupart des séries et documents télévisés. Je prendrai l’exemple d’une série presque contemporaine à l’écriture de ce texte, The Mentalist (série télévisée en 151 épisodes de 42 minutes créée par Bruno Heller, diffusée entre le 23/09/2008 et le 18/02/2015 sur le réseau CBS aux États-Unis d’Amérique) et de son épisode du 4 mai 2014, Il Tavolo Bianco. Dans ce dernier, luttant contre des méchants (je simplifie à peine), les gentils sont amenés à en tuer, ainsi un tueur à gage est abattu au moment où il allait commettre son assassinat, « il est mort » n’est pas prononcé, aucun regard, aucun remord n’est formulé. (D’ailleurs, les gentils n’ « assassinent » jamais, ils « abattent » comme on abat les bêtes.) On est loin d’Antigone ! Ainsi tuer le tueur n’est pas tuer, ce qui est d’ailleurs le message récurrent de cette série très populaire et largement diffusée. La mort n’y est pas un point aveugle car l’ensemble du récit tourne autour, une farandole, pour nous en distraire, tel Hercule Poirot cherchant le coupable alors que seule la mort tue.
Arpentant les allées des Halles de la ville de Sète, je regarde les dépouilles mortelles d’animaux, des poissons, leur statisme est bouleversant, le mouvement permanent qui les entoure, les manipule, augmente pour moi, par contraste, le non-être de ces enveloppes vidées de souffle qui coupe le mien. Ce statisme n’est pas loin de celui des représentations picturales. Dans les galeries du Louvre, les enveloppes sont immobiles et privées d’être, par contraste la vie y est aussi assourdissante qu’aux petites Halles de Sète. L’absence de mouvement du corps sans vie représenté (par exemple Greuze, L’Oiseau mort, salon de 1800, huile sur toile 0,68 x 0,55 m. où ce qui bouleverse le regardeur – et je ne souhaite pas faire état des remarques patriarcales de Diderot au sujet de la petite sœur de 1765 de cette représentation-ci, car sa phrase : « il ne me déplairait pas d’être la cause de sa peine », vulgaire, est surtout cause de la mienne –, ce n’est pas tant la mort de l’oiseau ou la perte de la virginité de la jeune fille que la stabilisation, l’arrêt via une représentation somme toute académique de l’image d’un être en pleine mutation, en plein mouvement vital : donner l’aspect du foie au papillon) y est tout aussi bouleversant.
Les parents d’un nouveau-né, le veilleur d’un mourant, savent combien le statisme, la pause dans la respiration d’un être fragile endormi est anxiogène. C’est à supporter ce statisme-là que l’art pré-cinétique nous forme, c’est aussi pour cela qu’il est insupportable à ceux qui préfèrent ne pas y penser. Et j’ai montré que cette préférence n’est qu’un signe d’appartenance intégré que les producteurs de divertissements ou d’œuvres d’art ont parfaitement assimilé. Comment comprendre alors la fascination (« Ah ! Ah ! Ah ! », Jacques Lizène, L’hôtel de l’Univers, Cuba, 1962) guerrière des futuristes tant pour la représentation du mouvement que pour les machines mortifères ? C’est, je suppose (et à supposer qu’il faille chercher une cohérence, mais j’acte dans la mesure où, évoquant une avant-garde construite sur l’esthétique du manifeste, la cohérence idéologique me semble de mise) que plus que toute machine mortifère, la représentation du mouvement s’attaque à son sujet pour le corrompre. Dans la course, la toile tendue sur châssis est loin derrière la tortue.
S’en passe
Qu’en est-il alors du cinématographe ? De la danse ? Du théâtre, de la performance, des forums d’images où le flux est perpétuel et des autres productions en mouvements ou simulations de mouvement ? (Et qui a envisagé un portrait cinétique de Bergson regardé à travers un cristal temps ?) Il faudrait revenir sur le cours que Deleuze consacre à la question, pas la dernière. Tout ça pour, je le rappelle, savoir ce qu’il en est du privilège accordé aux pratiques de stimulation sensorielle sans danger de mort, que je nommerai dorénavant et pour simplifier Pratiques de stimulation sensorielle sans… ou et pour simplifier davantage encore des PSSS… savoir s’il est possible de s’en passer, du privilège ?, ou du Memento mori ?
M+ ⇨ art vs M- ⇨ divertissement
La distinction que je propose entre objets augmentant la conscience de la mortalité de celui qui les fréquente et objets la rendant plus ou moins inopérable, plus ou moins fausse, je la synthétise de la manière suivante : M+ et M- (M pour Memento mori), M+ ⇨ art vs M- ⇨ divertissement, entendu que la formule M+ ⇨ art entend par art ce qu’entendent les acteurs du monde de l’art et non du boucher, et ce même si sur la devanture de son magasin il est écrit qu’il en est un. Pour étayer ce propos, et ce n’est pas une singularité de l’art dans la mesure où je dois vraisemblablement confondre les fonctions du processeur de mon ordinateur et serait incapable de le reconnaître (j’ignore même s’il en possède un) et que de la plupart des mondes dont je ne suis pas spécialiste mais simple utilisateur ou voisin je ne sais définir les objets, je donnerai l’exemple de la représentation de l’artiste chez des humains d’environ douze ans, vivant à Paris et sa banlieue (Pantin, le Bourget, Dammarie-les- Lys).
Voici le récit de l’expérience : début 2000, j’ai enseigné les arts plastiques à des élèves du secondaire à Paris et dans sa banlieue. Ces élèves de onze/ douze ans sont aujourd’hui la cible et les lanceurs des forums d’images. Je soumettais les classes de 6ème à la situation suivante : dessinez un artiste tel que vous l’imaginez. Ainsi j’ai pu avoir une image de ce que j’appellerai la doxographie de la fin de l’enfance, les artistes étaient des footballeurs, des chanteurs, des artistes du cirque, des peintres à palette et béret ; sur un échantillon de mille élèves les représentations de footballeurs chez les garçons et de chanteuses chez les filles étaient majoritaires. Qu’est-ce à dire de la définition de l’artiste ? De sa valeur d’usage ? C’est qu’il semble exister une solution de continuité (une rupture, donc) entre le mot artiste employé dans le champ social de l’art (et il serait plus pertinent de parler des champs sociaux de l’art, par exemple, au sein du champ universitaire, le qualificatif artiste est un quasi-tabou pour se définir, mes collègues usent volontiers du terme plasticien, voire de l’expression artiste plasticien, et les créateurs, créatifs, auteurs, concepteurs, producteurs fleurissent aussi dans divers champs des PSSS… ) et l’usage hors-champ spécialisé. Contrairement à la relation qui lie le mot « pomme » à l’objet, même s’il existe une multitude de ce fruit, l’archétype « pomme » n’est jamais soumis à controverse. Cela devient plus complexe quand l’objet l’est, ainsi, sans être des concepts (l’ambivalence, par exemple) car se référant à un ensemble d’objets et de pratiques définissables, identifiables, localisables, le mot « art » comme les mots « patrimoine » ou « sexualité », par exemple, imposent un sens loin de l’acception courante.
PSSS…
Ce qui premièrement justifie l’emploi de l’acronyme PSSS…: quand j’outrepasse l’usage spécialisé du mot « art » ou de l’expression « œuvre d’art » ou encore de celle (liée à l’usage universitaire) de « production artistique ». Ce qui deuxièmement montre le caractère arbitraire de la distinction art vs divertissement : l’art du quidam (autre traduction possible de random) serait un divertissement pour le spécialiste et inversement l’art du spécialiste serait un objet source d’ennui (aux sens d’incompréhension, d’absence de goût, d’intérêt, de stimulation, etc.) pour le quidam. Si le quidam n’existe pas, et j’en conviens, j’utilise ce terme du fait de la complexité de l’état actuel des groupes sociaux. Ainsi dans l’expérience pédagogique sus-décrite, j’avais à Paris affaire avec des élèves issus de classes sociales privilégiées mais ne possédant pas la culture de la classe dominante (encore que cette définition soit elle-même caduque, qui supposerait en effet que les dirigeants politiques des démocraties occidentales aient maintenu ce lien avec l’art des spécialistes de l’art ?), enfants des riches commerçants du quartier du Louvre, enfants des concierges d’immeubles (réunis en classes spécifiques !) qui partageaient la même culture (télévision, jeux vidéo, films hollywoodiens, etc.).
Ainsi art n’est pas conforme à l’usage néo-prolétaire, populaire, des riches commerçants et des classes dirigeantes, n’est-il conforme qu’à l’usage spécialisé de ceux qui en vivent ? D’où les frottements politico-culturels (de quelques associations droitières et néo-sociologues de mauvaise facture) qui aimeraient voir coïncider les acceptions pour former une monosémie du mot « art ».
Pour ma part, je suppose que le mot ne saurait être autrement qu’un monde, une pluralité dont il faut bien se satisfaire. Le rêve du jeune Wittgenstein d’un langage qui référerait à un objet, j’écris bien un, sans ambiguïté est constamment révoqué par l’usage auquel d’un élan conjoint il se réclame. Il ne saurait y avoir de langage monosémique autre que mathématique (et encore, peut-être les équations sont-elles interprétables ?). Les macrostructures langagières (groupes d’appartenances culturelles, géographiques) sont non seulement en conflits définitionnels, mais dans chaque groupe le conflit se répète, finit par avoir lieu au sein même de l’individu (qui en l’occurrence porte mal son nom, puisque exposé à une pluralité divisée, antagonique, intégrée et qui par le mouvement dialectique que crée la polysémie : produit de la pensée).
Catharsis
Si l’activation ou l’alimentation d’une conscience de sa propre mortalité, de son Être pour la mort, signe dans les PSSS… la persistance des rapports de classes, si ses rapports de classes ont été considérablement bouleversés et qu’il n’est pas certain que la culture dominante soit maîtrisée par la classe dominante, si ladite culture dominante (i.e. celle qui porte le marqueur M+) n’est préservée que par des rapports incestueux (internes au champ spécialisé de l’art) et quelques facéties d’un marché (mais il est à noter que le marché de l’art et la valeur M+ entretiennent des relations lâches ou, pour le moins, que le marché a tendance à s’enticher de M+ – du fait de l’évaluation positive des acteurs du champs – et à en neutraliser la valeur pour tendre à un M0 ; au delà du marché de l’art c’est l’industrie des M- qui s’empare des M+ pour les rendre consommables, et donc les neutraliser, – les exemples sont légions : un biopic sur Jackson Pollock, une analyse formaliste des Demoiselles d’Avignon qui finissent en imprimé sur parapluie…), qu’en est-il de la catharsis ?
Liaison des PSSS…
Alors qu’est-ce qui lie les PSSS… La réponse ouvre la partie : la catharsis. Et surtout (je n’oublie pas mon mouton) est-il possible de s’en passer ? Bien que souvent dénigrée par les partisans d’une adéquation entre l’acception populaire et les pratiques spécialistes, la catharsis n’en demeure pas moins le fondement commun des différentes PSSS… À défaut d’augmenter ma lucidité mortifère toutes les PSSS… sont C+. Je peux le dire autant des chansons populaires, des séries que des autres PSSS…M-, elles réalisent toutes par la projection et/ou le transfert les désirs ou vident les trop pleins affectifs, anxiogènes, agressifs, etc. Il en est de même pour les M+.
Transformation M- des objets M+
Les PSSS… ne sont pas des blocs monolithiques. Ainsi une même œuvre d’art peut produire un effet cathartique et augmenter ma conscience mortifère, de même un divertissement peut me donner l’illusion d’immortalité tout en vidant un trop plein pulsionnel. Il y a donc desPSSS…M+C+ et des PSSS…M-C+ (C pour, le lecteur l’aura compris, catharsis).
Mais trouve-t-on des PSSS… se passant de la valeur cathartique ? Il semble que certaines d’entre elles ont justement fonction d’interdire la réalisation cathartique, d’être des freins à la purge voire d’augmenter la pression. Je les nommerai C0 et C-1 : ce sont majoritairement les PSSS… issues du monde marchand. Ces dernières visent un effet cathartique retardé qui est celui de la purge financière, à cette fin tous les déplacements pulsionnels sont potentiellement opérés et les sens sont stimulés à vide, sans possibilité de soulagement. Cette pratique esthétique est à la fois la plus conservatrice sur le plan des mœurs (elle vit des interdits et tabous) et la plus permissive ou en tous cas la plus stimulatrice et la plus évocatrice. La sublimation, la psychanalyse, l’analyse esthétique sont ses ennemis.
En partie, le programme envisagé par l’I.S. (L’Internationale Situationniste) dès 1957 (et la publication du Rapport sur la construction de situations…) est une arme pour tenter de mettre fin à cette transformation M- des objets M+. Et ce dans la mesure où les rapports de classes s’appuient sur l’insouciance spectaculaire (qui peut être une inquiétude fausse) pour assoir sa domination. Ce programme est aussi une tentative de dépasser les enjeux de la catharsis, car une société échappant aux rapports de domination, suffisamment inventive et consciente de la mortalité de ses membres, pourrait s’organiser autrement que par le biais du sacrifice pulsionnel dont l’économie passe par la catharsis et/ou la sublimation.
PSSS…M+C+ sans raison d’être
Dans une société qui ne serait pas un tissu névrotique mais une combinaison de possibles sans adéquation à des représentations a priori (la morale bourgeoise, le respect des commandements d’un mono ou polythéisme x ou y), n’ayant d’autre éthique que la minimale (j’emprunte la notion à Ruwen Ogien qui en fait usage dès octobre 2003 dans son ouvrage Penser la pornographie [Ruwen Ogien, Penser la pornographie, PUF, 2003] – il s’agit de mettre en œuvre une éthique libérale, anti- paternaliste, axée sur le principe de non- nuisance c’est-à-dire : ne pas nuire aux autres, rien de plus), les PSSS…M+C+ n’ont plus de raison d’être, leur valeur est caduque. Est-ce à dire que les œuvres d’art n’y survivraient pas ?
En finir avec C+
Auquel cas elles n’auraient pas d’autre valeur, ou il y aurait adéquation parfaite (pour ne pas dire égalité, car je ne le peux) entre la valeur C+ et l’œuvre d’art. En finir avec C+ serait en finir avec les œuvres d’art (ce qui ne signifie pas en finir avec l’art, même si, en l’état, si j’envisage qu’il existe des manières d’être au monde C+ sans objets – œuvres –, cela ne change rien à leur pérennité en l’absence de catharsis. Comme il me semble que les PSSS… C0 ou C- ne sont pas des œuvres d’art, je ne vois pas comment des C0 ou C- qui ne seraient même pas des PSSS… pourraient en être.)
La valeur C+ serait évincée des PSSS…
J’envisage deux cas où la valeur C+ serait évincée des PSSS… : celui du totalitarisme (le totalitarisme marchand n’échappe pas à la catégorie puisqu’il ne laisse pas place à une altérité, comme par exemple travailler gratuitement, cultiver un jardin et offrir des graines à son voisin…) et celui d’une société où l’Homme ne sacrifie pas ses pulsions sur l’autel de la raison ni les sublime mais où il les vit (selon le précepte de l’éthique minimale). Ce second cas, je le nomme Monde souhaité. Entendu que vivre selon les simples exigences de l’éthique minimale devrait néanmoins produire quelques frustrations (ne pas tuer, dévorer, violer son prochain semble bien difficile ; le Monde souhaité, je ne le programme pas ici mais il serait construit sur une éducation, un élevage adapté de ses membres, etc. ; il relève, quoi qu’il en soit de son effectivité potentielle, d’une expérience de pensée qui me sert ici à savoir si l’œuvre d’art a d’autres valeurs que la cathartique) qu’il faudrait prévenir. Le texte cathartique présenté sur les forums d’images signe combien de ce monde souhaité nous sommes loin.
La catharsis interdite : le totalitarisme
Le totalitarisme, je pourrais l’aimer, à vue de nez, vu de loin, mal vu. Je pourrais l’aimer si il était l’holisme qu’il semble être, si il était totalité, si il ne connaissait pas de hors-champs. Or il en connaît, ne se définit même qu’au regard de ce dernier. Le totalitarisme est dialectique, il porte mal son nom, il est mal nommé ou il est nommé de manière à cacher ses enjeux, à cacher qu’il existe un autre bord qui le définit et que ce bord c’est souvent celui depuis lequel on en parle. Souvent il n’est pas le modèle mais la négation du contre-modèle. Telles les ligues antifascistes qui ne sont jamais que des sous-catégories du fascisme. Complémentarité parasitaire. Si le totalitarisme était totalité, il interdirait de fait la purge cathartique, elle n’aurait pas lieu d’être (entendu qu’elle n’aurait ni raison et lieu pour exister). Mais il n’est pas totalité, et l’interdit néanmoins.
Le régime des académies
Je pars du principe d’économie : quel gain pour le censeur dans la censure ? L’interdit protège le système qui l’émet, le pérennise, le renforce. L’interdit cathartique est aussi une manière de pulsion de mort au sein du système totalitaire. Il l’érode à long terme, produit névrose puis psychose, révolte, implosion du système qui devient l’antithèse à laquelle il s’opposait.
Si la purge cathartique est interdite par le système totalitaire, c’est donc paradoxalement pour qu’il devienne ce contre quoi il se fonde. Aussi, et paradoxalement encore, pour se pérenniser en contrôlant les flux d’énergie, tels les réseaux d’une construction architecturale, les mener là où ils sont utiles aux dirigeants. Le travail, l’armée, la reproduction, la haine du voisin et/ou son désir. Ce sont deux temps, historiques : la pérennisation et l’érosion. C’est donc davantage l’invention de ses propres modalités cathartiques qui est interdite dans le totalitarisme que la catharsis elle-même. Comme il faudra bien que l’énergie s’écoule, le système totalitaire crée des voies d’irrigations nécessaires à ses besoins. L’esthétique dans tout ça ? Elle est tout aussi orientée. Là encore elle est désirée, développée, encouragée aux conditions de la norme ; le totalitarisme entretient des liens privilégiés avec l’art et ses règles, il est le régime des académies. Il faut jouir dans les clous. Aussi dans les clous de la dialectique, il faut jouir contre. La purge est univoque et antithétique, elle doit s’inscrire dans une préforme soustraite et n’admet ni le collage ni le syncrétisme.
Dans les clous de l’académie
Ces constats esthétiques vieux comme l’empire romain, sont-ils encore de mise ? Je le pense et ne le pense pas, c’est-à-dire que les modes sont diversifiées. Ainsi les pasteurs de la censure, présentement – par exemple – des groupes religieux et belliqueux qui dictent les comportements alimentaires, vestimentaires, sexuels, politiques, censurent les représentations et la musique, interdisent la purge cathartique non pas que la représentation leur soit insupportable du fait des référents (le cas des interdits des représentations jugées immorales dans les démocraties occidentales) mais pour privilégier l’horreur sur le vif. Le néo-totalitarisme du groupe islamique DAESH favorise non pas la maîtrise, le renoncement, mais la violence la moins médiatisée (mise à distance). Cependant il s’agit bien d’une esthétique. Les néo-totalitarismes sont comme leurs pères, ils ont une identité visuelle, des codes esthétiques, une pose, un registre lexical, ils jouissent dans les clous de leur académie. Surtout, plus que leurs pères, ils confondent le réel et sa représentation. (L’exemple le plus symptomatique serait celui des vidéos produites et diffusées sur l’Internet par DAESH qui n’y voit pas un outil de représentation.) Ce qui relèverait si cela était pensé d’une intuition pertinente, si le réel devenait source d’un doute car il est représentation et/ou que la représentation est aussi une part du réel dans la mesure où elle n’échappe pas au monde. Ainsi une cure de Martin Barré, le primat du présenté sur le représenté dans l’histoire des images et/ou de W.V.O. Quine et de sa définition de la vérité comme vraie au sein du langage de l’énonciation et non dans un rapport entre un extérieur qui viendrait gratter nos couches sensibles, devrait suffire à transformer cette violence en humanisme modeste. Mais il semble que la confusion entre réel et représentation d’un côté et certitude quant à ce qu’on perçoit de l’autre soient des états de pensée fort partagés, y compris dans les démocraties occidentales – pendant des totalitarismes qui en sont les sous- catégories apophatiques. De l’interdit cathartique dans le totalitarisme beaucoup a été dit, passons.
La catharsis inutile : le Monde souhaité
Dans le Monde souhaité (expérience de pensée qui entretient quelques liens avec les hétérotopies), la catharsis n’est plus de mise, est hors-jeu, puisqu’il n’y a plus rien à purger, que les pulsions sont réalisées sans nuire à autrui. Pourquoi les acteurs de ce monde-ci auraient-ils besoin (ou envie) de pratiques de stimulation sensorielle sans danger (…de mort) ? Répondant à cette question, j’envisage l’art et ses objets comme répondant soit à d’autres fonctions que la cathartique, soit ne répondant pas à une fonction, art désintéressé et sans intérêt. Là se tisse le lien avec le Neutre tel que Roland Barthes l’envisage durant les treize séances qui forment son cours au Collège de France entre le 18 février et le 3 juin 1978. La première fonction non-cathartique que je sollicite est celle de l’ennui. Vecteur (sous-estimé) de la conscience questionnante, de la grève dans les automatismes, l’ennui est source d’une manière d’habiter le monde en questionnant, à la fois manière curieuse (avide) et désirant le sommeil, paradoxe du désir de sa fin. Sa fin, autrement que par son accomplissement– le sommeil n’accomplit pas un désir, il ne jouit pas, il suspend, son désir est désir de suspension. Ainsi l’art pourrait être le déclencheur d’un ennui source de questions métaphysiques (cf. : la leçon inaugurale de Claudine Tiercelin au Collège de France, 2011) et source de désir de suspension. D’ailleurs, je suspends là.
BIOGRAPHIE D’ANTONI COLLOT
Antoni Collot, cinéaste, artiste et auteur, né en 1976, vit et travaille à Paris. Ses images en mouvement mettent en scène les spectres de la littérature (Georges Bataille avec Jojo en 2021), de la philosophie (David Lewis avec en Paul est mort en 2018), de la psychanalyse (Jacques Lacan avec La cheville en 2018) quand il ne les invoque pas littéralement (Ne me laisse pas seul avec les morts 2011). Ses recherches interrogent les liens entre art contemporain et cinéma (documentaire, de fiction et d’exposition). Il est agrégé d’arts, docteur en esthétique, maître de conférences à l’Université de Lorraine et chercheur associé à l’institut Acte de l’école des arts de la Sorbonne.