Le nu en danse contemporaine : L’exotisme « comme pulsion de curiosité »
Claire Vionnet
Dance Department, Paris 8 university
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Vionnet, C. (2022). Le nu en danse contemporaine : L’exotisme « comme pulsion de curiosité ». p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 6.
Résumé
Cet article explore l’ambiguïté du nu en mouvement. L’anthropologue a été confrontée à un double discours sur son terrain ethnographique, dans les théâtres de danse contemporaine en Suisse : d’une part, une acclimatation au nu en raison de sa diffusion, d’autre part, un fort exotisme (curiosité, fascination). Croisant les perspectives des interprètes et des spectateurs/trices, l’anthropologue interroge le sens de l’exhibition des corps nus en danse. Il y est question des différentes expériences et conceptions de la nudité sur scène, en dialogue avec les études en danse. La thèse de la nudité comme acte transgressif est remise en question. L’auteur parcourt différentes stratégies pudiques utilisées pour conjurer la « violence érotique » de la chair, à la lueur de la notion de pudeur d’H.P. Dürr. Cet article éclaire les rapports entre nudité, sexualité et érotisme en danse contemporaine et questionne la performativité du corps nu.
Mots clés
danse contemporaine, érotisme, nudité sexualité, transgression
Introduction
La nudité a indéniablement conquis la danse contemporaine. Il est aujourd’hui usuel de voir des corps dansants nus se mouvoir dans les théâtres contemporains. De nombreuses œuvres chorégraphiques comportent une séquence de nudité (partielle ou intégrale) et certains spectacles mettent en scène des corps nus sur toute la durée de la pièce. Dans le milieu de la danse contemporaine en Suisse – centre nodal de ma recherche ethnographique – j’entends souvent que la nudité est un truisme en danse, car son point nodal est le corps et son observation.
« Le corps nu me fascine », m’a confié Nicole Seiler à propos de Shiver (2014). À la fin de la pièce, quatre danseurs/seuses nu(e)s, partiellement recouverts de peinture, entrent à quatre-patte sous des projections lumineuses. Ils/elles se déplacent frénétiquement sur le plateau, comme des canins agités. Ils/elles se redressent, font face au public et se figent dans une pose photographique pour conclure le spectacle.
En portant le nu dans l’espace public, les chorégraphes revendiquent un espace – la scène de théâtre – pour lui rendre hommage. Le corps nu attire les spectateurs/trices qui, en se présentant aux portes des théâtres, légitiment la pratique. Par ailleurs, les pièces de nu sont généralement une bonne garantie pour les institutions théâtrales qui peuvent compter sur la présence du public. Les gradins sont très souvent complets. Nous pouvons dès lors nous interroger sur les raisons qui font du nu un objet de fascination, car le phénomène n’est pas nouveau. Le corps nu intégral est présent depuis les années 1960 sur les scènes des théâtres, aux États-Unis comme en Europe. Alors que se passe-t-il lorsque des humains s’exhibent nus devant d’autres ? Pourquoi danse-t-on (encore) nu au XXIe siècle ?
La question du nu m’a intriguée depuis le début de mes recherches en danse contemporaine, alors que je menais un terrain ethnographique sur les processus de création, accompagnant des compagnies professionnelles installées en Suisse. À mesure de passer du temps dans les coulisses des théâtres, je notais qu’il y avait toujours quelque chose de particulier à la veille d’une pièce de nus. Quelque chose sensiblement différent d’ordinaire semblait se passer. Ceci s’exprimait par l’enthousiasme et par l’importance de la thématique dans les échanges entre interprètes. Je me retrouvais donc face au dilemme d’un nu usuel, mais d’un phénomène tout sauf anodin.
« Il n’y a rien de nouveau, ni d’original », « ça a déjà été fait plein de fois » répétaient danseurs/seuses et spectateurs/trices accoutumé(e)s. Or, simultanément à cette popularisation, je prenais aussi conscience d’un exotisme pour le nu, notion que je comprends « comme une pulsion de curiosité» [1] (Affergan, 1987, 15). D’une part, le public cherchait à voir (les jauges étant pleines). D’autre part, les interprètes dansaient nu pour expérimenter ce que ça fait. Ce désir de savoir et de connaître (Foucault 2006]) exprime l’ambivalence du nu, à la fois si proche et paradoxalement lointain. En effet, il est le propre de chaque subjectivité, demeure toutefois relativement cloisonné à la sphère privée, du moins en Suisse. Exceptés les corps nus médiatisés sur les écrans, la nudité en début/fin de vie (enfance, vieillesse), liée à la maladie, celle des saunas et vestiaires de sport, les corps nus se meuvent à l’abri du regard d’autrui. En raison des conditions historiques et sociales, le rapport à la nudité est propre à chaque contexte culturel ; pensons notamment à la Freikörperkultur allemande (naturalisme, naturisme). Cet engouement pour les performances nues souligne donc une attraction, dans la Suisse du tournant du XXIe siècle, pour la nudité d’autrui (observée/attestée en présence directe dans les théâtres).
Lorsque le Français Olivier Dubois présente Tragédie en 2014 à Zürich, pièce pour dix-huit danseurs/seuses intégralement nu(e)s, le journaliste Lilo Weber écrit dans la Neue Zürcher Zeitung, l’un des principaux journaux quotidiens suisses : « La nudité fait réagir (…) presque 50 ans après le scandale des nus de « Hair », la nudité fait toujours parler d’elle dans les médias » [2] (Weber 16.8.2014). Weber rappelle que le nu n’est pas inédit dans l’art de la performance, tout en ajoutant que les pièces avec nudité intégrale sont rares.[3] La pièce a eu un tel succès qu’elle était déjà programmée pour les deux années consécutives.[4] Dans un autre journal local, le journaliste Christoph Fellmann écrit que la pièce avait généré un plus grand nombre d’articles de presse que d’ordinaire – concernant une production de danse contemporaine (Fellmann 15.08.2014 ).
Quelques années plus tôt à Lausanne, en 2008, la pièce Flagrant Delhi de Jean-Marc Heim avait suscité un débat éthique. Le chorégraphe m’a confié dans une entrevue que l’affiche de sa pièce avait été censurée par la municipalité, en raison de la visibilité des sexes des interprètes. La décision de censure avait engendré une controverse dans un quotidien local, et une enquête avait été menée auprès de la population pour sonder l’opinion générale quant à la censure de la municipalité.[5]
Que se passe-t-il donc pour que le nu en mouvement retienne autant l’attention du public, des programmateurs/trices et des journalistes ? Entre exotisme et popularisation/banalisation, de quelle manière le nu se déploie-t-il ? Car si les théâtres garantissent un grand nombre d’entrées pour ces productions, la nudité est plus qu’un argument de vente.[6]
Je commencerai par un épisode de terrain qui rend compte du spectacle Libido Sciendi associant nudité et sexualité. Je me pencherai sur la question de la réception sous le prisme des travaux de Hans Peter Dürr autour de la notion de pudeur. Je reviendrai ensuite brièvement sur l’histoire du nu. Je commencerai par me distancier d’un premier présupposé qui fait de la nudité sur scène un acte transgressif (Mauger 2015; Mercier-Lefèvre 1999; Perrin 2013). M’appuyant sur des exemples ethnographiques, je mettrai en exergue des éléments de réponse quant au sens du nu aujourd’hui. Je déconstruirai un deuxième présupposé, celui qui associe nudité et érotisme. Nous verrons les stratégies « pudiques » mises en scène pour « désérotiser » le nu, afin de faire face à la réalité des corps de chair.[7] Nudité, sexualité et érotisme sont trois phénomènes enchevêtrés sur les scènes de théâtre. Je montrerai dans quelle mesure l’exhibition du corps nu n’est pas nécessairement lié à la sexualité (c’est-à-dire renvoyant à un imaginaire sexuel). L’érotisme – entendu ici comme processus d’attribution de désir à un objet/une action – n’est pas non plus nécessairement associé aux pièces qui traitent de sexualité ou de nudité. L’objectif de cet article est donc de (re)penser l’articulation entre ces trois notions au sein de la production chorégraphique contemporaine, à partir de mon terrain ethnographique Suisse.
Les corps silencieux du public
J’ai assisté à la représentation de Libido Sciendi de Pascal Rambert au Festival Montpellier Danse en 2008. Cela faisait une année que j’avais commencé mon terrain ethnographique et je me familiarisais peu à peu avec la pratique chorégraphique. Libido Sciendi – Science de la libido – était ma première expérience du nu sur scène. Les lignes suivantes, issues de mes notes ethnographiques, rendent compte de mon expérience :
Il entre du côté jardin. Elle arrive du côté cour.
Ils s’arrêtent à cinq mètres l’un de l’autre. Face à face.
Ils se déshabillent. Rapidement. Mécaniquement.
Ils empilent leurs habits au sol. Elle, du côté cour. Lui, du côté jardin.
Ils s’approchent l’un de l’autre, d’un pas assumé et les visages sérieux, se regardant intensément.
Ils se font maintenant face, très proche l’un de l’autre.
Un premier baiser, sans que les bustes ne se touchent.
Puis ils s’étreignent. Jusqu’à ce que les corps s’enlacent et se confondent.
Dans les gradins, la lumière est restée allumée. La fenêtre est ouverte, laissant monter les bruits de la rue. Il n’y a pas de musique. La seule acoustique est celle des corps qui respirent, celle des déplacements et des frottements sur le sol. Même la sueur devient mélodie. On entend les souffles des interprètes lancés dans des jeux érotiques. Enchaînant une position après l’autre, le public assiste à une version chorégraphique du kamasutra.
Rares sont les pièces chorégraphiques avec une mise en scène si frontale du coït. Dans Libido Sciendi, les projecteurs, éclairant autant les gradins que la scène, accentuent l’intensité de l’action. Cet acte érotique, d’ordinaire privé, est soudainement dévoilé à une audience. La lumière dans les gradins affecte également les corps des spectateurs/trices. Lorsque les deux interprètes se sont approchés pour s’enlacer, les corps autour de moi se sont raidis. Je n’avais jamais assisté à une représentation si silencieuse. Il n’y avait pas de musique pendant la représentation, de sorte qu’un croisement des jambes aurait été perçu de l’autre côté des gradins. Personne n’osait faire le moindre geste.
Ce jour-là, il y avait une ambiance particulière, de retenue, qui se prolongea après le spectacle. Le public restait silencieux pendant la sortie de salle, alors que d’accoutumée, il s’exprime dès la fin des applaudissements, manifestant son enthousiasme et ses opinions. Cette fois-ci, le public attendait de se retrouver en vase clos pour livrer ses impressions, à l’abri des oreilles d’autrui.
Le malaise que les interprètes avaient provoqué en foulant le plateau de théâtre est significatif du manque de socialisation au phénomène. Rares sont les espaces publics de notre contemporanéité invitant à une expérience collective et publique de l’acte sexuel. Certes, le cinéma regorge de sexualité, mais la médiation de l’écran affecte différemment la réception. De plus, l’obscurité de la salle de projection permet aux corps des spectateurs/trices de se dissimuler. Au théâtre, la présence directe des corps de chair rend l’expérience vivante, charnelle, crue. Et en surcroît avec les lumières restées allumées dans les gradins, l’expérience réceptive est collective, visible et partagée.
Avec Libido Sciendi, Pascal Rambert revendique la scène comme espace d’extériorisation de l’intime. Le psychologue Serges Tisseron utilise la notion d’extimité pour référer à ce qu’il considère comme un désir intrinsèque à l’humain, celui d’exhiber l’intime (physique ou psychique) (Tisseron, 2001, 52). En s’exposant nus, les interprètes exposent leur silhouette, leurs formes corporelles, leur sueur et marques physiques. Les projecteurs et l’absence de musique accentuent l’exhibition des corps, notamment en rendant visibles ceux du public, qui deviennent partie prenante de la pièce.
L’historien Hans Peter Dürr associe l’exhibition de la nudité à un dressage corporel. Il note que le contrôle des corps est plus radical dans les communautés de nus, parce qu’il faut conjurer la charge érotique face à la réalité de la chair (Dürr, 1998, 135-139). Afin d’éviter l’embarras, les regards se détournent des parties génitales et les corps se comportent de telle sorte à réduire la visibilité des parties intimes. Selon Dürr, la nudité engendre un dressage plus important des corps, ce qui s’exprime par une attitude de pudeur. L’historien pense que plus la communauté est petite et plus le contrôle social est grand, car plus les liens sont intimes, et plus les corps se retiennent[8] (Dürr, 1998, 2).
Lors de Libido Sciendi, les respirations des spectateurs/trices se sont presque arrêtées, les corps se sont raidis, quasi immobilisés pour conjurer la charge érotique du « coït » qui se donnait à voir. Le chorégraphe avait poussé la situation à son paroxysme en éclairant les corps du public et en faisant des sons/bruits issus de la rencontre des corps des interprètes, la bande sonore de la pièce (glissements et frottage sur le sol, claquement des peaux qui se s’entrechoquent, souffles, respirations haletantes). Face à ce quasi-silence acoustique, nos corps de spectateurs devenaient également objets de musicalité.
Aussi, Libido Sciendi jouait explicitement sur l’exhibition des corps du public qui étaient « mis à nus » : ils devenaient perceptibles et donc objets de regard (visuel/sonore) pour autrui. Dans l’obscurité, les spectateurs/trices peuvent jouir de la liberté de dissimulation. Ils/Elles peuvent regarder où bon leur semble, suivant leurs intuitions, sans être perçus par autrui. Or, sous le feu des projecteurs, le regard du spectateur devient public. Nous pouvions mutuellement nous observer et noter sur quels éléments scéniques portaient nos regards respectifs. Les spectateurs/trices étaient donc contraints à l’exposition publique de leur regard, de leurs réactions physiques et émotionnelles. A mon sens, la raideur des corps et la retenue de la respiration répondait à ce malaise d’être vu.
Les questions autour de la sexualité et de la nudité ont resurgi lors du Festival des sexualités alternatives en mai 2018 à Lausanne (Fête du Slip). Dans la pièce Mira Fuchs, Melanie Jame Wolf incarnait le rôle d’une striptiseuse nommée Mira. Elle offrait une lap dance personnalisée à son public, assis en cercle sur le plateau de théâtre. Mira dansait sensuellement devant les spectateurs/trices, s’asseyant sur les genoux des uns et des autres. Alors que Mira accentuait la volupté de ses rondeurs corporelles, dessinant les formes de ses hanches avec ses mains, laissant glisser ses doigts le long de ses cuisses ouvertes, le spectateur, sur lequel elle était assise, avait les yeux rivés sur son visage. Par sa gestuelle, Mira invitait néanmoins à l’observation minutieuse de son corps (de ses hanches, de ses seins, de son nombril, de son pubis). Malgré ceci, le regard du spectateur interpelé fixait le visage de Mira (avec parfois un détour furtif du regard). Contrairement au spectateur impliqué dans l’action, le regard des autres spectateurs/trices assis dans le cercle, auscultait le corps de Mira en suivant ses injonctions gestuelles. Le public portait son regard sur ce sur quoi pointait la main de Mira, à l’exception du spectateur concerné.
Que se passait-il ? Le spectateur sur lequel était assis Mira était sous le feu des projecteurs. Il savait que le public observait la scène, donc également son propre comportement. Poser son regard sur les formes corporelles de Mira signifiait assumer un regard empreint de désir, un corps en appétit sexuel. Pour diminuer cette exhibition et catalyser la gêne, il était plus aisé de fixer le visage de Mira. Face à cette exposition frontale du nu, le public manifestait un comportement d’inhibition. Cette attitude observée chez les autres s’est vu confirmée par mon corps au moment où Mira s’est installée sur mes propres genoux. Je voyais les indications gestuelles de Mira dans mon regard périphérique, mais je n’osais pas quitter mes yeux de son visage, comme s’il s’agissait de mon seul refuge dans une situation d’extrême exhibition, suscitant un sentiment de vulnérabilité.
Ici, nous nous trouvions exactement dans la situation décrite par Dürr : une forme de contrôle corporel émerge lorsque les corps sont dévoilés. Pourtant, Mira faisait acte de pudeur. Lorsqu’elle dansait au milieu du cercle (2-3 mètres de distance avec le public), énumérant ses rencontres avec les clients des clubs de nuit, elle était intégralement nue. Or, lorsqu’elle s’asseyait sur les genoux du public, elle se revêtait d’un académique chair. La proximité corporelle entre Mira et les spectateurs/trices était amenuisée par la présence de l’académique. Le costume instaurait une frontière (infime soit-elle) entre les peaux. Est-ce que le public aurait accepté d’accueillir un corps intégralement nu sur ses genoux ?
Libido Sciendi et Mira Fuchs sont deux propositions « extrêmes » d’expérience du nu en danse contemporaine. Dans la plupart des pièces chorégraphiques, le public n’est pas autant mis à l’épreuve. La situation est ici paradoxale : Libido Sciendi prône la libération des corps, rendant hommage à l’acte sexuel. Pourtant, le contrôle des corps était à son paroxysme au sein du public. Face à la représentation de l’acte sexuel par des corps de chair, avec la lumière dans les gradins, le silence, le public tentait de conjurait la charge érotique. Dans ce contexte de mise en scène frontale et explicite de la sexualité, le public était également « mis à nu ». Je réalisais à cet instant que la chorégraphie touchait à cette part sensible de l’expérience, vécue d’ordinaire à huit clos. Ici, le chorégraphe avait prolongé un phénomène de l’intime dans l’espace public, pour en faire une expérience collective.
Nous assistons donc à une tension entre des corps exhibant leur nudité/sexualité sur scène et les corps des spectateurs/trices renforçant leur contrôle. Contrairement au présupposé populaire qui associe nudité et liberté, nous faisons ici le constat du contraire. A l’épreuve de la chair, les corps se disciplinent, non pas sous un pouvoir coercitif (celui d’une institution de redressement qui assujettirait les corps) mais par une auto-discipline, incorporée, qui traverse, marque, contraint et (re)dresse (Foucault 2014). Ici, l’instance de contrôle se nourrit du regard des spectateurs/trices. L’attitude de pudeur répondrait-elle à la « violence érotique » issue de la rencontre des chairs ? Pourtant, le nu en mouvement est usuel. Il apparaît dans de nombreuses productions chorégraphiques, parfois de manière intégrale (corps entièrement nu), encore plus souvent de manière furtive (nudité partielle).
Généalogie du nu en danse contemporaine
Le nu intégral est présent depuis l’émergence de la danse contemporaine en Suisse Romande (Pastori 1995). Il a été un thème d’exploration dès 1983 chez Noemi Lapzeson,[9] chorégraphe brésilienne installée à Genève. À Lausanne, Doris Vuilleumier a été pionnière de la nudité. La chorégraphe m’a confié que Sculpture (1987) avait indigné en raison de l’implication de sa fille d’une dizaine d’années.[10]
À la fin des années 1990, le nu apparaît chez Gilles Jobin[11] et Foofwa d’Immobilité.[12] Après 2010, il est exploré par Guilherme Botelho,[13] Linga,[14] Philippe Saire,[15] Yasmine Hugonnet,[16] Ioannis Mandafounis et Emilia Giudicelli.[17] Le nu y est expérimenté dans diverses variations, du singulier au collectif, dans divers dispositifs scéniques, brièvement ou plus longuement.
Ces dernières années, la nudité s’exprime d’une nature particulière, soit collectivement. Chez Doris Uhlich[18] (2013), Guilherme Botelho[19] (2014) et Jasmine Morand[20] (2016), entre dix et vingt interprètes dansent entièrement nus pendant toute la durée de la pièce. Deux éléments saillants marquent ces mises en scène : le nu est expérimenté sur la durée (soixante minutes sans vêtements) et il embrasse un collectif. Il ne s’agit plus d’un(e) ou deux danseurs/seuses isolés, mais d’une masse de corps nus. Le phénomène atteint donc une autre ampleur, de par la longueur et de par le nombre.
La pratique du nu en Suisse Romande n’est que la prolongation d’une tradition occidentale. La danseuse américaine Isadora Duncan faisait scandale au début du XXe siècle en raison de ses avant-bras, chevilles et pieds dénudés (Huschka, 2002, 105-116). À cette époque, des simples fragments de nus ébranlaient les conventions. Le nu intégral est apparu dans les années soixante, avec les expérimentations à la Judson Church de New York.[21] La danse expressive allemande est connue comme un autre foyer du nu : dans l’entre-deux guerre, Mary Wigman et Rudolf Laban se livraient à des expérimentations de danses collectives nues au Monte Verità (Tessin/Suisse). Ces danses collectives avaient lieu en plein air, dans l’idée de réaffirmer un rapport à la nature oubliée (Huschka, 2002, 168-191).
La pièce de Doris Uhlrich est peut-être la plus osée, en raison du type de corps et du style de mouvements : les vingt corps frétillent, sautent, courent, se lancent au sol, se secouent et s’entrechoquent sans retenue par rapport à la visibilité des organes génitaux. Par ailleurs, il s’agit de corps ordinaires, et non ceux de danseurs/seuses académiques, représentant l’hétérogénéité des corps de la vie (minces et opulents). Les interprètes se meuvent selon les injonctions musicales proposées par la chorégraphe, disque-jockey installée au fond de la scène. Elle est nue sous son blouson de cuir ouvert, dans des bottines à talon.
Nudité et transgression : un mythe
La journaliste canadienne A. Apostolska écrit que « la danse s’inscrit dans le cadre d’un travail de recherche qui consiste à repousser les limites du spectateur et à bousculer ses zones de confort » (Apostolska, 2009). Selon la journaliste, la danse subvertit en défiant le public. De même, la chercheuse en danse Julie Perrin écrit que la performance trouble les frontières (Perrin, 2013, 173) : « la performance joue ainsi de transgressions morales, sociales ou légales (…) en mettant le corps nu (et la peau comme frontière) au cœur du questionnement des systèmes de représentation » (Perrin, 2013, 174). Perrin fait allusion à un incident en 1965 à New York : des ecclésiastiques s’étaient emportés contre la performance de Robert Morris et Yvonne Rainer, dans laquelle ils traversaient lentement, nus et enlacés, la scène de théâtre de la Judson Church. À cette époque, la loi interdisait le nu en mouvement ainsi que le contact physique entre nus dans l’espace public. Il fallait porter des cache-sexes et cache-tétons (Perrin, 2013, 177). Dans ce contexte-là, le nu était alors perçu comme acte de subversion.
Or, le corps dansant nu n’est aujourd’hui plus un interdit, légalement parlant. Dans le droit suisse, la nudité est liée aux articles du Code Pénal sur l’exhibitionnisme, la pornographie et l’intégrité sexuelle. Ainsi, l’article 194 sur l’exhibitionnisme stipule que « celui qui se sera exhibé sera, sur plainte, puni d’une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus ».[22] Il faut donc le dépôt d’une plainte pour que l’acte devienne illégal. L’article 197 punit la pornographie en dessous de 16 ans et la tolère au-delà, pour autant que le public en soit averti à l’avance.[23] Enfin, l’article 198 mentionne qu’est punissable « celui qui aura causé du scandale en se livrant à un acte d’ordre sexuel en présence d’une personne qui y aura été inopinément confrontée ».[24] La loi punit dès lors qu’il y a exhibition non consentie. C’est seulement dans le cas où celui qui regarde n’a pas été averti qu’il y a litige. En Suisse, le nu est donc légitime sur les scènes de théâtres, pour autant que le public en soit avisé (ce qui n’est en réalité que rarement le cas).
Il faudrait effectuer une analyse comparative entre les différentes juridictions européennes pour comprendre de quelle manière l’exhibition du nu est régulée selon les contextes. Dans la pratique, les œuvres chorégraphiques circulent d’un pays européen à l’autre sans devoir être ajustées. Plutôt qu’un interdit sur la nudité, nous faisons donc face à une production de discours sur le nu. Sur les traces de Michel Foucault et de son approche productiviste de discours sur la sexualité (Foucault, 2006, 16-19), nous pouvons dès lors nous interroger sur la production du nu scénique et de ses significations.
Dans des contextes culturels plus éloignés, la question se pose différemment. Nicole Seiler m’a confié qu’elle aurait dû adapter Shiver si elle voulait présenter sa création en Inde. Quant aux danseurs de la Cie Sabot du Vent de N’Djamena, ils m’ont dit devoir ajuster leur pièce, originellement créée en Suisse, de manière à la présenter au Tchad, où les torses dénudés étaient intolérables (aujourd’hui les us et coutumes se tranforment petit à petit sur les scènes africaines). Enfin, au Japon, la nudité totale est mal perçue et les danseurs/seuses de butô cachent leurs sexes (Apostolska, 2009).[25]
Lorsque la notion de transgression est invoquée dans un contexte occidental, elle réfère donc à la dimension morale, et non juridique, car les productions de nu n’enfreignent pas la loi. Le critique de danse Philippe Verrièle mentionne qu’il n’y a pas de traces de procès juridiques contre l’immoralité des chorégraphes[26] (Verrièle, 2006, 72). Nous avons vu que le public peut être gêné par la nudité. Or, est-ce à dire que la nudité transgresse ? Certes, excepté la scène théâtrale, les clubs de striptease ou les saunas, il est rare de voir des corps entièrement dénudés dans l’espace public. La socialisation au nu est donc liée à des contextes spécifiques.
Dans La danse des orifices. Etude sur la nudité, Roland Huesca (2015) cite plusieurs pièces de chorégraphes français où le nu est montré frontalement, sans processus d’esthétisation : Jérôme Bel (1995), Aatt Enen Tionon (1996) et Herses (1997) de Boris Charmatz, Múa d’Emmanuelle Huynh (1993), Good Boy d’Alain Buffard (1998), Self-Unfinished de Xavier Le Roy (1998), Pezzo O (2002) – Collection particulière (2005) – Lapsus (2007) de Maria Donata d’Urso. Dans certaines de ces pièces, sexes, vulves et fesses se laissent voir sous de saillants éclairages.
Je n’ai pas eu l’occasion d’assister à ces créations. Sur mon terrain (Lausanne et Berne), il est rare que les corps dansants foulent la scène intégralement nus. Exceptées quelques œuvres récentes par les chorégraphes Morand, Botelho et Uhlrich (introduites précédemment), le nu intégral n’apparaît qu’à un moment particulier de la pièce. De plus, le visage est souvent caché (par un accessoire, par la position/posture des interprètes ou la lumière tamisée), de sorte que la nudité ne révèle pas la marque personnelle de l’interprète. [27] La nudité est rarement frontale, et il y a des artifices scéniques pour « l’habiller ». Souvent, les interprètes portent un (sous-)vêtement ou un accessoire (des chaussures ou un chapeau), les cheveux cachent le visage, ou encore des parties sont recouvertes de peinture. Dans Mire de Jasmine Morand (2016), les interprètes intégralement nu(e)s se meuvent dans une structure de paravents-miroirs en forme d’hexagone. Le public ne les perçoit qu’à travers la médiation du miroir, ou par les micro-fentes qui ne donnent à voir que des fragments corporels.
La gestuelle peut également voiler la nudité. Dans l’élan du mouvement, le corps dansant ne se présente jamais dans son entier. Les organes génitaux disparaissent ainsi entre les cuisses, pris dans les marches, courses et roulades au sol. Finalement, les interprètes sont toujours vêtus pour saluer leur public.[28] Le rite des salutations marque la distinction des temporalités entre le moment de la performance, avec la nudité du personnage, et la temporalité de l’ordinaire, lors de laquelle les interprètes se présentent sous leur identité personnelle. C’est donc le corps nu du personnage plutôt que le corps nu du danseur (avec identité sociale) qui est mis en scène.
Ces quelques exemples ethnographiques soulignent que le corps en mouvement est rarement présenté dans un dépouillement total, ou qu’il existe de nombreux artifices scéniques pour l’atténuer. Dans Shiver, les techniciens étaient précautionneux pendant les répétitions. L’obscurité régnait dans les temps morts, lorsque les danseurs/seuses attendaient, nus, les instructions de la chorégraphe. La costumière avait distribué des peignoirs et la lumière n’apparaissait qu’au moment précis du jeu, dans la temporalité de la performance. Les techniciens, qui allumaient/éteignaient les lumières, évitaient d’accentuer l’exhibition de la nudité.
Si la danse contemporaine invite les corps nus à s’exhiber, elle est pourtant garante de conventions. Ainsi, on ne se met pas nu n’importe comment. Dürr a montré que la nudité des Grecs dans les arènes de jeux était soumise à des prescriptions, telles que cacher les organes génitaux lors des postures de repos, maintenir le prépuce caché, ou encore, interdire l’accès aux femmes (Dürr, 1998, 8-9). L’usage du nu est donc lié à des précautions.
Dans l’expérience des danseurs/seuses accompagné(e)s sur mon terrain, la nudité n’est pas perçue comme transgression. Le sentiment de gêne éprouvé en début de processus de création se dissipe rapidement. Pour les danseurs/seuses habitué(e)s à une grande proximité corporelle, la nudité ne semble pas relever du défi. Dans les compagnies, le rapport entre les corps joue sur d’autres règles que celles établies dans l’ordinaire : l’espace entre les corps est plus restreint. Assis au sol à écouter les instructions des chorégraphes, les interprètes sont collés les uns aux autres : bras dessus-dessous, les flans des bustes se touchent et les jambes sont entrecroisées. Accolades, massages, caresses et autres marques affectueuses rythment les répétitions. Aussi, étant usuel de changer de costume, il n’y a pas de gêne à le faire en présence d’autrui, même face au sexe opposé.
Quant au fait de danser intégralement nus, les chorégraphes m’ont confié que la légère tension des premiers jours de répétition disparaît progressivement au fil des jours, dès lors que les interprètes s’y habituaient. Certains m’ont dit qu’avec le temps, ils/elles ne voyaient même plus la différence entre le fait de travailler nus ou habillés. Toutefois, mes interlocuteurs/trices m’ont confié avoir fait l’apprentissage de la nudité au fur et à mesure des années de danse. Ils/elles n’avaient peut-être jamais pensé, en début de formation, danser nu publiquement, alors que cela ne leur posait aucun problème quelques années plus tard. Il y a donc un processus de familiarisation et d’accoutumance.
Dans l’un des processus de création auquel j’ai assisté, l’une des scènes était jouée par cinq interprètes intégralement nus. Il s’agissait de la première séquence nue pour la plus jeune danseuse. Elle s’était sentie gênée de distribuer les cartons d’invitation à sa famille, ajoutant de suite : « mais on n’est jamais complètement nu sur scène ». Elle faisait référence aux nombreux artifices utilisés pour voiler la nudité sur le plateau tels que les projections vidéo, l’obscurité, les accessoires, les peintures corporelles et la physicalité du mouvement. Certains interprètes associent même la nudité à un costume, de sorte que se tenir nu sur le plateau équivaut à revêtir un « costume de nu »[29]. Ainsi, la gêne se dissipe rapidement parmi les danseurs/seuses. Nous sommes donc bien loin du présupposé de Dürr selon lequel « c’est dans la nature humaine que d’avoir honte de sa nudité, quelle que soit la façon dont historiquement on définit cette nudité » (Dürr, 1998, 4).
Par ailleurs, alors que le français ne dispose que d’un seul terme, l’anglais opère une distinction entre deux nus : naked renvoie au nu quotidien, alors que nude désigne le nu artistique. Selon l’historien de l’art britannique Kenneth Clark, « être nu [naked], c’est être privé de vêtements »[30] (Kenneth, 1990, 3), impliquant la sensation de gêne. À contrario, nude ne porte pas d’aspect inconfortable. Il ne s’agit pas d’un corps sans défense à protéger, mais d’un corps confiant, équilibré, prospère (pour reprendre les termes de l’historien). Dans cette seconde version, le corps nu est « re-formé »[31] (Kenneth, 1990, 3) : il est remodelé, refabriqué, voir idéalisé par la matière artistique (la pierre, la terre ou le mouvement). Il s’agit donc d’un corps choisi et modelé plutôt qu’imposé.
Explorant la question du nu dans la photographie, le philosophe François Jullien distingue également le nu quotidien au nu artistique : le nu-nacked renvoie au nu ordinaire, celui de la vie, du mouvement, qui appartient à la subjectivité, alors que le nu-nude est celui de l’art, objet de contemplation. C’est le nu d’autrui, momentanément fixe et suspendu. Le philosophe ajoute que le nu de la vie (naked) est un état diminué (être sans vêtement), auquel s’associe le sentiment de honte et de mépris (Jullien, 2000, 4). Si la peinture, la sculpture et la photographie offrent une grande liberté de modélisation du nu, la chorégraphie peut aussi remodeler le nu, utilisant la lumière, la gestuelle, la scénographie. Il y a un donc un processus d’esthétisation (et d’idéalisation). Ainsi, même s’il s’agit de corps ordinaires comme chez Doris Uhlrich (corps de non-danseurs/seuses), il s’agit bel et bien d’un corps esthétisé par le procédé chorégraphique. Jullien écrit que « de la même façon que les peintres et les sculpteurs cherchent la pose appropriée, explorent les proportions du corps et le remodèle géométriquement parlant, le photographe opère : il dessine un paysage idéal à partir du corps perçu »[32] (Jullien, 2000, 15).
Polysémie du nu
Jusqu’à présent, nous avons vu par quels procédés le nu entre en scène, de quelle manière il est remodelé par la chorégraphie, comment il est perçu par le public et expérimenté par les interprètes. J’ai tenté de déconstruire le présupposé de la nudité comme acte transgressif, en démontrant qu’aujourd’hui le nu ne provoque, ni ne choque, du moins dans le champ de la danse contemporaine. Ce présupposé est à mon sens anachronique, lié à l’histoire occidentale de la nudité scénique. En effet, l’idée de transgression est intrinsèquement imbriquée au contexte d’apparition du nu en mouvement, celui de la performance américaine des années 1960, caractérisé par une posture critique face à la société dominante.
L’esthéticien Roland Huesca a montré que les chorégraphes américains s’inscrivaient alors dans un contexte de contestation et d’opposition. À ce moment historique particulier, la nudité était revendiquée : elle était un acte transgressif et politique. Huesca écrit que « marquée par les idéologies, la nudité des années soixante est rebelle. On se met volontiers nu pour dire NON. Aux États-Unis, c’est non à l’establishment, non à la guerre du Vietnam, non aux institutions, etc. (…) Dans ce contexte effervescent et débridé, la nudité, alors symbole de liberté et de naturel, sert de poche de contestation » (Psarolis, 2015). Huesca ajoute qu’à cette même période en Europe, les mouvements artistiques suivent la même mouvance de contestation : « les auteurs pourfendent, d’un style acerbe, l’ordre établi : « l’art corporel » se veut ‘violence, révolte, provocation’ » (Psarolis, 2015).
Or, le nu dansant des années 1990 en France est expérimenté différemment. Huesca affirme que les chorégraphes dissocient alors l’évidence première de la sexualité et de la nudité (Huesca, 2014). Dans une période de remise en question des codes de la scène, le corps nu est considéré comme « matière », perdant ainsi sa connotation sexuelle. Le corps est alors perçu comme espace d’investigation sous un angle « anatomique » (observation des possibilités de mouvement, des articulations, de la flexibilité, des relations entre organes…). « Déjouer les évidences premières du corps » (Huesca, 2006, 572) devient le nouveau credo, visant à ausculter le corps nu dans ses moindres détails : plis, bourrelets, épiderme, poil. En devenant matière, le corps perd alors sa connotation sexuelle.[33] Selon Huesca, il est désexualisée (Psarolis, 2015).
Ainsi, selon les contingences historiques, le nu renvoie à un imaginaire de sens différent. Julie Perrin écrit que « la présence du nu n’est garante de rien : elle peut être le signe d’un art de l’émancipation comme l’occasion d’une instrumentalisation du sujet nu et du spectateur (sensationnalisme, voyeurisme plat, corps-marchandise, nu consensuel) (…). Face aux œuvres des années 1960 ou à celles d’aujourd’hui, il nous faut donc à chaque fois décrypter les mouvements du nu, autrement dit l’attitude et les enjeux qui le façonnent » (Perrin, 2013, 175). Dès lors, quelles sont les significations du nu chez les chorégraphes contemporains ? De quelles conceptions le nu est-il tributaire ? Je m’appuierai sur deux exemples ethnographiques pour en souligner l’hétérogénéité : le nu de Doris Uhlrich résulte d’une interrogation sur la corpulence du danseur, alors que chez Nicole Seiler, la nudité renvoie à l’origine de l’humain.
Au printemps 2018, j’ai participé à un atelier animé par Doris Uhlrich, en lien avec le spectacle More than naked qu’elle présentait au théâtre de la Kaserne de Bâle. Elle nous a raconté la naissance de la pièce en guise d’introduction. La question de sa corpulence soi-disant « inadéquate » pour la danse contemporaine semblait hanter les journalistes, programmateurs/trices et spectateurs/trices (formes jugées trop opulentes par rapport à l’hexis corporelle usuelle). Un programmateur lui a suggéré de créer une pièce sur la question de la corpulence. C’est en commençant à ausculter son propre corps, à l’observer sous ses plis et différentes coutures que Doris a commencé à se déshabiller. Elle cherchait à voir où se logeait la graisse, comment celle-ci réagissait au mouvement, comment elle tremblait, et comment elle pouvait la secouer.
Et c’est ce à quoi nous nous sommes livrés pendant les trois heures d’atelier. L’objectif n’était pas de se déshabiller pour le seul plaisir d’être nu, mais pour faire danser notre graisse, selon les injonctions de la chorégraphe. Nous étions cinq participantes et un danseur masculin. Nous avons commencé l’atelier en training. Doris nous a invité à un échauffement intensif sur différents rythmes musicaux, parmi lesquels de nombreux tubes populaires. Notre attention était d’abord centrée sur la musique, sur laquelle nous improvisions librement. Doris avait donné pour instruction d’observer la manière dont la chair (Fleisch) résonnait avec la musique. Nous étions invité(e)s à toucher, tâter les muscles qui réagissaient le plus au mouvement. Nous cherchions à activer la peau et la graisse, d’abord sur notre propre corps, ensuite sur celui des autres. Avec la température augmentant (dû à l’agitation de notre danse), la sueur sur les corps et la curiosité d’ausculter le mouvement de la graisse, l’envie de nous alléger s’imposait. Nous avons alors retiré les couches les unes après les autres. Cela s’est fait progressivement, de manière décontractée, nous permettant de nous habituer à chaque nouveau stade.
Si pour Doris danser nu était la conséquence d’une exploration de sa corpulence, la nudité a été traitée différemment chez Nicole Seiler. Dans Shiver, seule la dernière scène (décrite en introduction à cet article) comporte des corps nus. La chorégraphe m’a expliqué qu’elle voyait dans le nu une qualité vulnérable. C’était pour elle une manière de revenir à une primitivité, à une origine, qui révélait la fragilité de l’humain. Comme la pièce jouait autour des questions d’agression entre bourreau et victime, le nu permettait d’évoquer la question de la vulnérabilité et de la petitesse de l’humain. La chorégraphe a ajouté qu’on n’est rien face à la mort, seulement nu. Elle liait la nudité à la nature, une association qui se retrouve aussi dans Antes de Guilherme Botelho. Le chorégraphe m’a partagé que pour lui, la nudité réfère à la nature et permet d’évoquer l’initial, le primitif, l’enfance, la naissance et l’origine.[34] C’est en effet nu que l’humain vient au monde. L’anthropologue américain Terence Turner affirme qu’« on naît nu, mais on est partout en vêtements (ou dans leurs équivalents symboliques) »[35] (Turner, 2007, 83). Le vêtement introduit le nouveau-né dans la communauté des vivants. Dans le discours chorégraphique contemporain, la nudité semble renvoyer à l’origine de l’humain.
Pendant le processus de création de Shiver, les interprètes ont longuement questionné la pertinence de la nudité. Ils/elles exigeaient une raison pour légitimer le fait de se dénuder. Ils/elles me disaient vouloir éviter le voyeurisme ou de renforcer le stéréotype de la danse contemporaine comme l’art du nu. Il fallait qu’il tienne un propos au sein de la dramaturgie. Ils/elles ont donc très souvent demandé à la chorégraphe de justifier ses intentions. Et ceci, je l’ai entendu de manière transversale dans le milieu de la danse contemporaine. Sa présence ne doit ni provoquer, ni choquer. Plutôt, elle doit répondre à une interrogation de sens. Terence Turner écrit que la surface corporelle, en tant que frontière entre l’individu et la société, est le lien où se projette le drame social (Turner, 2007, 83). Le corps paré signifie et surtout, performe.
Lorsqu’Éros entre en scène
Avec ou sans vêtement, le corps nu signifie. Dans l’ordinaire, il est associé à la sexualité et à l’érotisme. En danse contemporaine, cette association est souvent déjouée. Il y a néanmoins des exceptions telles que Libido Sciendi ou Nou de Matthieu Hocquemiller (2014), et les pièces évoquées par Huesca : Faune de Nijinski (1912), Herses de Charmatz, Jérôme Bel (1995), Good boy d’Alain Buffard (1998), Pâquerette de François Chaignaud et Cécilia Bengolea (2005). Dans ces pièces, la nudité se mêle à l’éros, à la sexualité, au désir et à la pornographie. Elles mettent à voir des anus, orifices, godemichés, des corps pénétrés et pénétrants. Pour Huesca, ces pièces déjouent les discours du sexe, en réinventent le sens, critiquant la domination hétéronormée (Huesca 2015 : 167-174).
A l’inverse de ces productions, d’autres déjouent l’association entre nudité et sexualité. Dans ce cas, les chorégraphes font usage de la nudité (intégrale) pour convoquer des thèmes tels que la nature, la vulnérabilité et l’origine. Quant à la notion d’érotisme, elle n’est pas nécessairement imbriquée au nu. Comprise en tant que « mise en scène d’éléments suscitant de l’excitation » (Dorais, 2010, 11), elle est liée à une attribution exogène, nous dit le sociologue Michel Dorais :
L’érotisme implique en fait la transformation d’une situation sans signification sexuelle forcément évidente en source d’excitation. Érotiser, c’est attribuer un caractère sensuel ou sexuel à une personne, à un contexte, à une interaction, à un geste, à une attitude, à une posture, à une conduite (…) Toujours l’érotisme provoque l’émoi, c’est-à-dire un trouble intérieur inattendu (Dorais, 2010, 10).
L’érotisme relève nécessairement de l’appréciation subjective d’une personne et d’une situation. Il n’y a pas de fait à proprement parler d’érotique, car l’érotisme est dans le regard plutôt qu’intrinsèque à l’événement. Aussi, l’attribution de signes érotiques est liée à un milieu culturel.[36] Si la notion d’érotique est souvent attribuée aux spectacles de danse contemporaine, il est ressorti de mes conversations avec Guilerme Botelho, Doris Uhlrich et Nicole Seiler, que les chorégraphes n’assignaient pas intentionnellement un caractère érotique à leurs pièces de nus.
Je me pencherai à présent sur l’exemple d’un autre spectacle – Underground – afin de montrer de quelle manière la question de l’érotisme est associée au caché et au voilé chez mes interlocuteurs/trices. La chorégraphe Jasmine Morand décrit ainsi sa pièce :
« Une boîte géante, semi-opaque et percée de fentes diagonales, en référence à l’art japonais du bondage. À l’intérieur, un homme et une femme se meuvent lentement, distants l’un de l’autre et contenant d’abord leur énergie, jusqu’au premier contact corporel où l’étreinte est rendue possible. Les deux corps ainsi enchevêtrés accélèrent ensuite peu à peu jusqu’à un état frénétique, qui suggère une atmosphère érotique, perçue par images quasi subliminales. »[37]
Jouant sur la rencontre entre un homme et une femme dans un espace clos et confiné, la chorégraphe crée une atmosphère sensuelle. Visionné en 2013 à Lausanne, voici les impressions que le spectacle a laissé dans mes souvenirs sensoriels.
Je descends prudemment les marches sombres de l’escalier exigu.
Je sens la froideur de la pierre humide de la cave.
À l’approche de la scène, un son grave, continu, étiré parvient à mes oreilles.
Il fait nuit. Je marche à tâtons.
Un cube lumineux s’impose dans mon champ de vision. Il est surélevé à hauteur des hanches. Quelques spectatrices et spectateurs y sont agglutinés.
À travers les planches de plexiglass semi-opaques, je perçois une bouche entre-ouverte, de longs cheveux bruns, un fragment de peau.
Une femme est assise contre la paroi. Un homme lui fait face, dans le coin opposé. Ils se regardent.
Je ne vois que la silhouette des interprètes.
La musique s’arrête.
Avec son dos, l’homme caresse la paroi.
Elle pose sa main sur le plexiglass. Elle la laisse glisser. Lentement.
Il ne reste que les traces de sueur.
Ils se regardent longuement dans les yeux.
Ils se rapprochent. Leurs peaux se touchent.
Une première étreinte.
Une cuisse. Un genou. Un coude.
Je ne sais plus ce qui est à lui, ce qui est à elle. Les torses s’ondulent.
Sa main (à lui) caresse son épaule dénudée.
De son pied, il emporte son corps (à elle) dans une culbute.
Il est sur elle.
Le rythme de la respiration s’accentue.
Nouvelle culbute, dans l’autre sens cette fois. Elle se relève sur son corps. Il l’emporte dans une autre culbute.
Les souffles s’intensifient. La sueur aussi.
La respiration haletante, les néons clignotent.
La danse devient frénétique.
Clos et rectangulaire, l’espace scénique d’Underground est un cube vide surélevé à un mètre du sol. Tantôt assis, à genoux, à quatre-patte ou couchés, les interprètes s’y meuvent comme s’il s’agissait d’une étreinte sexuelle. Pourtant, il n’y a ni baiser, ni caresse sexuelle. Les corps portent des sous-vêtements. Pourtant, il se passe quelque chose d’extrêmement sensible qui alimente l’imaginaire érotique du public. La gestuelle et le rythme de son exécution renvoient aux préliminaires de l’acte sexuel : observation attentive, intensité du regard, rapprochement physique, premiers frôlements, touchers plus assumés, lenteur, douceur, accélération de la respiration, augmentation sonore du rythme respiratoire, force des étreintes, enchevêtrement des corps, accélération du mouvement, animalité croissante, positions du missionnaire et de l’andromaque, cris étouffés et gémissements stimulés par la physicalité de la danse.[38]
Or, il n’y a ni baiser, ni caresse sexuelle, ni nudité intégrale, ni vêtement érotique. Il s’agit d’une danse entre un homme et une femme. Cette mise en scène métaphorique du coït répond, selon les propos de la chorégraphe, à une logique de la suggestion. Elle souhaitait accentuer l’effet, en créant un cadre évocateur (celui de l’érotisme), tout en faisant l’économie d’une illustration trop figurative et trop explicite du coït. Pour m’être entretenue avec d’autres chorégraphes, cette logique de l’évocation revient fréquemment dans les pièces chorégraphiques qui font appel à l’érotisme. Nicole, Doris et Guilherme m’ont confié que pour eux, l’érotisme était lié au voilé, au caché et au suggéré.
En effet, la visibilité de la scène étant en partie obstruée (par l’obscurité, par les planches semi-opaques du cube), il me fallait continuellement me mouvoir pour percevoir ce qui se passait à l’intérieur de la boîte. Je me sentais prise dans une situation à laquelle je n’étais pas pleinement conviée car je n’y avais accès que par fragments. De plus, les interprètes semblaient ignorer le public. Focalisant exclusivement sur leur propre interaction, ils ne regardaient jamais à l’extérieur de la boîte, ce qui générait le sentiment de leur être indifférent.
La dissociation entre nudité et érotisme est également défendue par les théoriciens de la danse. Le critique Philippe Verrièle parle d’un corps désexualisé en danse contemporaine, en déclarant cette dernière d’« art éthéré, épuré et chaste » (Verrièle, 2006, 233). Roland Huesca dit que « le théâtre n’est pas le studio du porno, et, déterritorialisés de la sorte, une fesse ou un sexe à eux seuls ne sauraient suffire pour convaincre. L’heure est plutôt à la déconstruction. Lecteurs de Michel Foucault (…), ces artistes déjouent, tout en jouant, les représentions les plus usuelles de la sexualité.[39] Ne pas simplement « rincer l’œil » du public, mais le laver de ses imageries ordinaires en désacralisant les organes génitaux, en les pensant et en les utilisant comme ils le feraient avec n’importe quelle autre partie du corps » (Psarolis, 2015). Huesca perçoit ainsi, dans la pratique chorégraphique, une désacralisation des parties érotiques : l’attribution première du sexe à l’intime est donc remise en question.
Hans Peter Dürr avait également dissocié la nudité de l’érotisme. L’historien a décrit la manière dont elle était soumise à une discipline du regard et du comportement dans les camps nudistes du XXe siècle. Il fallait éviter l’excitation sexuelle et le regard sur les zones érogènes (Dürr, 1998, 135-148). Dürr écrit qu’ « on éliminait autant que possible tout ce qui pouvait contribuer à la création d’une atmosphère érotique » (Dürr, 1998, 138), comme le déshabillage,[40] l’alcool, le contact tactile, les discussions sur le sexe, la danse, le toucher, les mots tendres, les activités sportives (pour éviter le balancement des sexes), l’écartement des jambes (Dürr, 1998, 139-141). Dürr parle aussi de nudité asexuelle (Dürr, 1998, 147).[41]
Qu’il s’agisse de Dürr, des critiques de danse ou des chorégraphes, il semble y avoir un consensus autour de la nudité comme phénomène perçu comme non érotique. À l’inverse, l’érotisme serait lié au caché. Si le discours des chorégraphes prétend une nudité non érotique, est-ce à dire que le public en fait la même interprétation ? La question mériterait une investigation ethnographique approfondie qui focaliserait sur la réception. Aussi, je me demande dans quelle mesure ce discours qui prône une nudité désérotisée n’est pas aussi le symptôme d’une tension bel et bien présente dans la nudité : peut-être répond-il à une stratégie de pudeur afin de minimiser la charge érotique, intrinsèque à la nudité. Est-ce pour conjurer la violence érotique de la chair que les chorégraphes développent des artifices pour mettre en scène le nu de manière prude et désérotisée ?
Cet article avait pour objectif de questionner la mise en scène du nu dans les spectacles de danse contemporaine. Nous avons vu la tension entre un discours qui tend à la banaliser, et un discours qui en préserve son caractère atypique. Malgré sa présence dans l’histoire de la danse occidentale, la nudité fascine encore au XXIe siècle, de sorte que les chorégraphes n’ont pas cessé de l’ausculter. La transgression généralement associée au nu a été démystifiée et restituée dans le cadre spécifique de son contexte d’émergence des années 1960 aux Etats-Unis. Aussi, nous avons vu que le nu peut être troublant pour un public non averti, mais peu pour les interprètes. Il génère une polysémie de significations, faisant appel aux champs sémantiques du politique, de la matérialité, de la vulnérabilité et de l’origine. Le nu n’a donc pas terminé sa vocation de susciter de la curiosité, d’autres chorégraphes l’examineront à l’avenir sous d’autres coutures, et lui attribueront de nouveaux sens.
La recherche a été généreusement financée par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique : Bourse Postdoc.Mobility, Projet P2LAP1_184157: “In the Intimacy of the Dancing Body: an Anthropology in Feeling, Moving, Touching.”
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Notes
[1] Le concept d’exotisme développé par Affergan est bien plus complexe que cette analogie à la curiosité. L’anthropologue lui attribue également le sens de « prendre soin ». De plus, sa notion d’exotisme réfère à une altérité lointaine géographiquement parlant, puisqu’Affergan a mené un terrain en Martinique.
[2] En langue originale : « Nacktheit wirft Wellen (…) Mit nackten Bühnendarstellern bringt man auch fast fünfzig Jahre nach „Hair“ noch immer die Medien ins Haus » (Weber 16.8.2014).
[3] En langue originale: « Tatsächlich sind immer wieder unbekleidete Tänzer auf Tanzbühnen zu sehen. Stücke aber, in denen von A bis Z nackt getanzt wird, sind selten. Sie verlangen den Tänzerinnen und Tänzern einiges ab » (Weber 16.8.2014).
[4] Un tel succès est rare en danse contemporaine, où les pièces ont souvent du mal à tourner. Dans une entrevue en juillet 2019, le chorégraphe québécois Daniel Léveillé m’a confié que c’est une pièce de nu qui l’a propulsé sur la scène internationale. Elle a été présentée dans 2/3 des pays européens, ce qui est remarquable pour une œuvre chorégraphique indépendante.
[5] Affaire reportée par Julien Pidoux dans le quotidien suisse 24 Heures, datant du 4.2.2008.
[6] Je tiens à préciser que mes observations concernent le contexte suisse, marqué par des villes à petite démographie. La situation serait probablement différente dans des contextes urbains, porteurs de l’avant-garde scénique, comme Paris, Berlin, Bruxelles ou New York.
[7] Je ne me réfère pas ici à la notion philosophique de Merleau-Ponty qui voit la chair comme un « élément » (tel que l’air, la terre, l’eau, le feu), l’opposant à la matière/substance ou à l’esprit (Merleau-Ponty, 1964, 183-184;193). Dans ce papier, j’emploie le terme chair dans sa définition anatomique, comme « substance molle du corps des êtres humains ou des animaux, essentiellement constituée des tissus musculaire et conjonctif » (Rey and Rey-Debove, 2019, 388). Ici, la chair fait référence à la matière musculaire du corps (tangible), logée entre la peau et les os. Ce terme est souvent employé par les danseurs/seuses.
[8] L’analyse de Dürr est une antithèse au processus de civilisation de Norbert Elias. Pour Elias, les mœurs du Moyen Âge étaient plus libérées (manières de table, règles de savoir-vivre et de politesse, nudité, sexualité) (Elias 1973). La thèse du processus de civilisation postule qu’il y a un refoulement progressif (accentué depuis le XVIe siècle) des pulsions et des émotions, une régulation de l’instinct sexuel, un accroissement de la retenue des sentiments et une privatisation des fonctions corporelles (Elias, 1973, 399-415). Des règles de pudeur s’installent donc lors du processus de civilisation. Dürr rejette la vision évolutionniste d’Elias, d’une société moyenâgeuse expressive à une société toujours plus pudique. Pour l’historien, il n’y a pas de phénomène global, mais les règles de pudeur se définissent par la taille des communautés (Dürr, 1998, 2).
[9] Dans sa pièce intitulée There is another show you know.
[10] La nudité en Suisse-Romande est donc amenée par des femmes et d’abord incorporée par le corps féminin. Mettant ici l’accent sur ce qui distingue le corps vêtu du corps nu, les distinctions entre les différentes nudités ne sont pas abordées. Je suis néanmoins consciente des différentes identités (genre, culture) qui marquent les corps nus. Cette question mériterait une analyse approfondie.
[11] Dans les pièces A+B=X (1997) et Braindance (1999).
[12] Dans différentes performances des années 1990.
[13] Sideways Rains, 2010.
[14] Falling Grace, 2011.
[15] Néons. Never Ever, Oh! Noisy Shadows, 2013.
[16] Le récital des postures, 2014.
[17] Nu, 2017.
[18] More than naked, 2013.
[19] Antes, 2014.
[20] Mire, 2016.
[21] Pour une brève histoire du nu en danse contemporaine aux États-Unis, voir (Perrin 2013).
[22] Source : https://www.droit-bilingue.ch/rs/lex/1937/00/19370083-a194-fr-de.html, consulté le 14 avril 2020.
[23] « Quiconque expose ou montre en public des objets ou des représentations (…), ou les offre à une personne sans y avoir été invité, est puni d’amende » mais : « Quiconque, lors d’expositions ou de représentations dans des locaux fermés, attire d’avance l’attention des spectateurs sur le caractère pornographique de celles-ci n’est pas punissable ». Source : https://www.droit-bilingue.ch/rs/lex/1937/00/19370083-a197-fr-de.html, consulté le 14 avril 2020.
[24] Source : https://www.droit-bilingue.ch/rs/lex/1937/00/19370083-a198-fr-de.html, consulté le 14 avril 2020.
[25] Il y a des exceptions. Daniel Léveillé a pu présenter une pièce de nu en plein cœur de Jakarta (Indonésie).
[26] Son observation concerne la situation française. Dans son ouvrage La muse de mauvaise réputation, danse et érotisme, l’auteur requestionne le présupposé de la danse comme « art intrinsèquement érotique » (Verrièle 2006, 46).
[27] La chercheuse en danse Maryvonne Ganne montre de quelle manière la lumière permet de sculpter les corps. Elle écrit que la lumière « devient donc composante intrinsèque du mouvement, outil chorégraphique elle modifie le rapport à l’espace et au temps : elle sculpte le corps du danseur, l’allonge (…), le tasse mais surtout elle le situe comme central et dominant en l’isolant dans un espace scénique dont elle peut modifier les contours » (Ganne Maryvonne, In : Arguel, 1992, 130).
[28] La pièce More than naked de Doris Uhlich est une exception. Les 18 danseurs/seuses ont salué leur public de manière intégralement nue.
[29] Cette thèse avait déjà été soutenue par Jean-Pierre Pastori (1983, 98).
[30] Traduction personnelle: « To be naked is to be deprived of our clothes ».
[31] Traduction personnelle: « The body re-formed ».
[32] En langue originale : « Just as painters or sculptors look for the right pose, seek the propositions of the body, and reconstruct then in geometrical terms, the photographer operates: he draws an ideal landscape out of the perceived body. He extracts a pure design from the object and sets it up as essence » (Jullien, 2000, 15).
[33] La thèse d’une dissociation entre nudité et sexualité était apparemment défendue par les nudistes du début du XXe siècle qui prônaient une nudité asexuelle (Dürr, 1998, 135).
[34] Par exemple dans les pièces Sideways Rains (2010) et Antes (2014) de Guilherme Botelho, Shiver de Nicole Seiler (2014), et Parc National de Nicolas Leresche et Anne Delahaye (2015).
[35] En langue originale: « Man is born naked but is everywhere in clothes (or their symbolic equivalents) ».
[36] Selon le dictionnaire des Notions Philosophiques, l’érotisme est le « caractère de ce qui, en fonction d’une élaboration culturelle et intellectuelle, provoque le désir sexuel ». Il est indépendant de la fonction reproductive de la sexualité (Auroux, 1990, 831).
[37] Source : site internet http://prototype-status.ch/portfolio/underground, consulté le 24 avril 2020.
[38] Cette description est issue de ma propre interprétation, toutefois alimentée (et confirmée) par mes échanges avec le public, les interprètes et la chorégraphe.
[39] Roland Huesca fait référence aux chorégraphes français tels qu’Alain Buffard, Matthieu Hocquemiller, François Chaignaud.
[40] Mes interlocuteurs/trices ont aussi mentionné que l’acte de se déshabiller est extrêmement érotique. Pour ce faire, il est souvent fait dans les coulisses afin de minimiser la charge érotique de la pièce.
[41] Pour donner un autre exemple culturel, Dürr se réfère à la pratique japonaise du bain mixe du XIXe siècle. Il souligne les règles de pudeur en vigueur: contrôle du regard, attention à la promiscuité afin de refouler les pulsions libidinales (Dürr, 1998, 121).