Artaud sous la dent
Olivier de Sagazan
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Sagazan, O. de (2019). Artaud sous la dent. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
Introduction
Les mots seraient comme des unités autonomes temporaires qui par leurs bagages affectifs accèdent à la conscience et prennent parole.
Ils cherchent une bouche où se mettre comme dit Beckett. Plutôt que d’un Sujet parlant ou un Parlêtre, ne devrait-on pas dire un “Soi-disant” ?
Notre culture diffère peu de notre nature animale dans le fait même que l’une comme l’autre vise la survie de l’image-corps et sa reproduction. Le conatus de Spinoza, cette puissance à persévérer dans son être, sous-entend une visée ou vectorisation ou téléologie permanente, qui traverse tous nos organes, nôtre être tout entier et enfin notre espèce.
Le regard de l’artiste tente à rebours une dévectorisation ou défiguration pour voir au-delà, élargir son champ de vision et réanimer sa conscience d’être au monde.
Si je me mets dans une écoute totale de mon être pensant et imaginant, je suis là comme dans un théâtre, des mots ou des images comme des acteurs viennent, s’enchainent et racontent un récit. Exactement comme dans un rêve, vous vous réveillez et vous pensez c’est incroyable, comment tout cela se construit sans moi, ET moi, ici, je vous dis qu’en fait on ne fait que rêver, regardez, je parle, là je parle, vous m’entendez … et bien non en fait je rêvais, je laissais les mots venir par eux même.
On se rêve Sujet et tout cela est faux. ET la dévectorisation est juste une mise à nu de l’innommable que Beckett n’aura cessé de serrer au plus près et Artaud lui aussi à travers ce qu’il appelle la cruauté.
Cruauté pour échapper à la représentation, et la première chose que l’on se représente, c’est soi-même comme Sujet pensant.
Il n’y a pas de cogito qui tienne, il n’y a qu’un conatus !
Je commence mon intervention par un court propos théorique sur cette question, pour ensuite éprouver dans ma chair, ce que “ça” veut dire.
C’est un pur exercice d’improvisation de la langue, qui rend compte de la mécanique du cerveau et de l’auto-hypnose du sujet parlant.
Passage à l’acte, 16 mai 2014, amphithéâtre Richelieu, université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Je vais me livrer à une petite expérience, ce soir devant vous, qui n’est pas sans m’exciter en même temps que de m’inquiéter, ça m’excite doublement que cette maison est un peu un symbole de la pensée docte, la docte pensée et de la raison clairvoyante et que c’est contre cette fameuse clairvoyance que je vais me confronter. Au sortir de mes études de biologie j’avais une vision assez accablante du corps, le corps était représenté un peu sous une forme de vecteur. Tout, depuis l’organique, la cellule, l’organe, l’organisme, l’espèce, tout tend vers une fonction, deux fonctions qui se résument à, c’est le conatus de Spinoza, qui se résument à se maintenir dans sa forme et à la reproduire A l’époque fleurissaient des pensées comme la sociobiologie qui faisait effectivement du corps un vecteur, on parlait de vecteur génétique. Quand je suis rentré dans le monde de l’art je n’avais alors plus qu’un souci c’était de trouver la faille tant mon sujet se sentait mal à l’aise dans cette vision réductionniste. Première impacte, j’ai la chance de passer du temps dans un abattoir, camp de la mort, la vache, après avoir reçu une balle entre les deux yeux, et un jonc qui lui pénétrait le rachis, cet animal est alors suspendu par le cou et une tenaille en fer lui arrache son museau, ensuite, on lui coupe les cornes, on lui coupe les sabots et comme un pyjama on la dépèce, elle est dépossédée, elle est dé -vectorisée, quand vous êtes face à cette masse de chair de plus d’une tonne c’est une forme de sidération, vous sentez en vous comme une sorte d’écrasement ontologique, en quelques minutes nous sommes passés de la sainte face à la tête viande. Cette expérience m’a profondément marquée et elle m’a fait voir quelque chose ou entrevoir qui était de l’ordre de l’innommable. Après cela dans le domaine artistique je n’ai cessé d’œuvrer dans le domaine de la défiguration tant il me semblait que par celle-ci quelque chose pouvait se faire voir, j’anticipais effectivement la défiguration, dans le sens où le dit si bien Evelyne Grossman, une force qui bouleverse les formes stratifiées du sens et la réanime. C’est de cette réanimation là qu’il s’agit, malheureusement nombreux sont ce qui n’y voit que morbidité et mortifère, au contraire c’est une quête du vivant et il a, par cela, de tenter de réanimer quelque chose quand tout ici-bas tend vers la banalisation du quotidien. Mais ce soir ce n’est de la défiguration plastique du visage mais de la langue que je vais tenter vers vous ; celle-ci depuis 3000 ans avec la religion et la philosophie est vu sous un certain angle il y avait l’esprit, l’esprit de Dieu, qui plane sur les eaux, qui plane au-dessus du système nerveux, qui va aspirer des mots pour en faire des chapelets de phrases et de théories. Pour ma part je pense qu’il faut inverser la pyramide, que les mots sont des petites unités autonomes, temporaires, avec leurs petits bagages affectives qui, comme un essaim d’abeille tente d’arriver à la conscience et d’imposer au sujet un nouveau vecteur, de nouvelles orientations, et le sujet n’est plus ce qui fait, le sujet n’est plus que le soi-disant, l’hautparleur. C’est pour ça que ma sœur est muette et que au fin fond du verre à eau nous voyons quelquefois des fois des lézards resurgir du sable pour tenter de porter au soleil quelques lame de rasoir, il est pourtant évident pour tout à chacun que nous n’avons pas vu resurgir à travers nos parents ces mêmes lézards apostrophés d’une légende iconoclaste. Nous aimerions bien pouvoir savoir comment il se fait que certains d’entre nous ont entendu parler de cette légende, je suis sûr que vous allez bien vous détendre, asseyez-vous là, mettez-vous à l’aise. Pomme de terre, écrevisse, échalote, échalote, échalote, vache, canard amphitryon, éclair, revanche, je prends, je me tiens bien, je ne me lâche pas, comment c’est à dire, comment veux-tu, comment cet air, comment cet air du temps a pu enfin crachouiller à partir d’une sorte de klaxon hypothétique sachant qu’il n’y avait pas d’autre raison pour se laisser aller que de commencer par dire qu’il y avait bien du fait quelques personnes qui pourraient comprendre que ceci a été engagé à partir d’une lutte darwinienne, nous savons bien tous, nous avons tous entendu dire qu’il y a des raisons essentielles au fond de nous pour laisser resurgir quelques primevères, pissenlit, avez-vous déjà regardé la couleur jaune du pissenlits, cela donne une énergie fantastique, comme j’aime regarder un champ de silène, de boutons d’or et j’aime aussi m’allonger nu contre son corps, j’aimerais pouvoir, un jour pouvoir, un jour pouvoir, arrête avec ce pouvoir, je lance, je lance, c’est à dire, comment cet enfer, comment cet enfermement, comment cet emmerdement, comment c’est éperdument, c’est commenté durement, c’est commenté durement c’est commenté durement c’est commenté, c’est mal commenté, c’est à moi de commenté, ça va être à moi de le dire, je sens que c’est à moi de le dire, je n’y suis pas, je n’y suis toujours pas, je reste calme, j’entends dire par-deçà les papillons qu’il y a bien quelques blouses blanches qui voudraient, et redresser quelques nœuds car les nœuds doivent bien tenir, quelque chose doit bien tenir quelque part, nous nous y tenons tous, on y tient tous, ça ne va pas durer, ça ne va pas durer, ça ne va pas durer mais : calme. Nous avons quelque chose à dire, comment c’était ? Comment cet air ? Comment c’était cet air ? L’invertébré, détourner le vecteur, tu t’en souviens bien, ah je m’en souviens bien, ça commence à me venir, ça commence à me revenir, ça commence à me revenir. Est-ce que tu la vois ma colonne de sang ? Là, je commence à dire, je commence à sentir, ça commence à se sentir, ça commence à bien sentir, ça commence à venir, ça commence à venir, ça commence à venir, qu’est ce qui commence à venir ? Qu’est ce qui va bien venir ? Ca va bien venir, quelque chose va bien venir, on s’y attend tous, on y attend tous, qu’est-ce qu’on y attend, tu t’attends à quoi ? A quoi est-ce que tu t’attends ? Tu espères bien quelque chose, qu’est ce qui pourrait se passer ? On entend bien dire que parfois les rats des champs dévalent le long des jambes pour essayer de retrouver au bas, au bas, ça c’est pas beau, c’est pas beau, c’est pas beau, c’est un bon pas tu vas commencer à entendre une forme de, je tenais la tête de maman, j’étais bien là, j’étais bien là, ça va être à moi, je sens que ça va être à moi, je n’y suis toujours pas, attention je me tiens bien, un deux un deux, comment faire donc ? Comment faire de dent de toi ? Comment faire ses dents ? Comment faire six dents de toi ? Comment bien mordre ? Qu’est ce qui doit se mordre ? On ne doit pas lâcher, on ne doit pas lâcher, je me tiens bien, moi je me tiens bien, moi je ne suis pas un lâche, je vais reprendre ma respiration, je sens bien que ça va venir, mais qu’est ce qui pourrait bien venir ? Qu’est ce qui pourrait bien venir ? On nous l’a dit tout à l’heure, les bras, les mains levées, une incantation céleste, il s’y attend, des millions d’année qu’on s’y attend, qu’on s’y attend à quoi ? Je relance, je re-dis écrevisse, vache, tournedos, vache, hibou, comment faire ? Commentaire, comment faire ? Comment faire ? Comment s’en sert-en ? Comment faire pour ? On s’enterre on s’enterre on s’enterre, j’aurais jamais dû en sortir, on s’enterre, on s’entend, on s’entend tous très bien, on s’entend tous très bien, est ce qu’on s’entend, comment sait-on faire ? On est bien là pour ça, on s’entend bien, on s’entend bien, on s’entend, est ce qu’on s’entend, s’attendre à quoi ? Comment veux-tu faire ça ? Comment c’est tendu comment c’est tendu comment c’est tendu, mon pur sang, mon pur sang, mon pur sang, mon sang pur mon sang ture, ma ceinture, mon temps, mon temps, je n’y suis pas avec mon temps, ce n’est pas le bon temps, qu’est-ce qu’on peut faire ? Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment faire durer ? Comment faire durer ? Comment faire ? Comment je vais me dire ? Quand ça va s’arrêter ? Pourquoi ça va s’arrêter ? Je marche dans la rue, je la vois avec sa robe, je vois ses fesses, j’imagine ma main qui monte entre ses cuisses, comment c’est faire ? Comme c’est beau, comme c’est beau tous ces coquelicots, comme c’est beau, comme c’est tendu, comment cet air, comment c’est éperdument, qu’est ce qui est éperdument beau ? Comment s’est éperdument beau ? Comment on a perdu le beau ? Qu’est ce qui était beau ? Pourquoi on nous a dit que c’était beau ? Qu’est ce qui est beau ? Qu’est ce qui faut se dire ? Comment il faut le dire ? Parce que je suis trop respectueux, je suis trop respectueux, je suis trop respectueux, je dois m’y soumettre comme s’il m’entendait, comme s’il pouvait m’entendre, qu’est ce qui s’entend ? Je n’y suis pas, je ne m’y tiens pas, ça va être à moi, ça va être à moi, c’est moi devant la porte, toc toc toc, bonjour, c’est à moi, c’est à moi c’est à moi si je t’attendais, je ne t’attends pas, qu’est-ce que je dis ? Comment vais-je faire, je n’y suis pas, comment je peux arriver ? Qu’est-ce que je peux ? Comment je peux ? Qu’est-ce que je peux ? Comment je peux quoi ? Qu’est ce qui peut ce quoi ? C’est quoi ? C’est comment ? Comment t’as fait pour le lire ? Je n’y suis pas, je me répète, écoute, je ne dois pas m’écouter, on va arrêter de s’écouter, il faut se dés-écouter, dés-équipons, dé-véctorisons, réveillons, réveillons nous, je n’y suis pas, je répète trop, je ne vois pas comment c’est, comment c’est trop tard. Comment c’est toujours trop tard.