Une création artistique sous transfert

Alain Vaissermann

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Vaissermann, A. (2019). Une création artistique sous transfert. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.


Pour introduire cet exposé, je voudrais d’abord rappeler l’importance du langage chez l’être humain. La médecine occidentale découpe le corps en organes mais le corps n’est pas un assemblage d’organes. L’image que nous renvoie le miroir ne nous permet de voir de notre corps qu’un reflet partiel et ne nous permet pas d’en prendre connaissance de façon globale. Magritte le souligne dans « La reproduction interdite. » où l’on voit un homme de dos et son image dans le miroir, étonnamment de dos aussi alors qu’on en attendait la face.

 Mais l’homme est pourvu de langage et c’est le langage qui lui permet d’appréhender qu’il a un corps. Le fait que nous pensons avoir un corps et non pas être un corps indique que ce corps nous reste malgré tout un peu étranger. C’est aussi grâce au langage que nous avons une vision ordonnée du monde. C’est parce qu’il nous permet d’évoquer une chose absente, que nous pouvons avoir une idée de l’infini, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Je fais là référence à la dimension symbolique du langage chez l’être parlant pour lequel il n’est pas qu’un simple outil de communication.

Poursuivant les travaux de Sigmund Freud, Jacques Lacan fait d’un trouble dans l’ordre du langage la cause des psychoses. Il considère le langage comme une suite de particules élémentaires qu’il appelle « signifiants », suite dont les éléments sont liés les uns aux autres selon la formule : « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Ainsi se forme ce qu’il désigne comme étant la chaîne signifiante. Qu’un signifiant vienne à manquer dans la chaîne et voilà constitué un trou dans l’ordre symbolique qui sera à l’origine du déclenchement d’une psychose si ce point se trouve sollicité. S’ensuit ce que Lacan appelle « …un désordre croissant de l’imaginaire. » soit une construction délirante. Cette construction délirante peut intéresser soit la perception du monde extérieur, soit celle du corps, voire avoir des effets directs sur celui-ci.

Les aliénistes, puis les psychiatres classiques, français ou allemands, grâce à leurs observations particulièrement fines et pertinentes, avaient déjà fort bien repéré des troubles langagiers, notamment les néologismes, et les troubles de la perception du corps. Cela s’appelle morcellement, un élément de la dissociation chez les schizophrènes mais cela concerne aussi l’hypochondrie. Ils n’avaient pas idée de la structure mais faisaient déjà beaucoup mieux que ceux de nos contemporains qui élaborent une classification prétendument universelle mais qui n’est qu’un répertoire de symptômes venu d’Amérique.

Il se trouve que, la semaine dernière, je suis allé voir l’exposition « Van Gogh / Artaud » au musée d’Orsay. On peut voir d’Artaud des dessins d’un corps morcelé et de Van Gogh un environnement particulièrement inquiétant  Parfois les tournesols semblent fixes et l’arrière-plan tournoyant. Parfois ce sont les murs qui semblent être animés de mouvements plus ou moins menaçants. L’un et l’autre partagent une sorte d’obsession de l’autoportrait, comme si ils s’interrogeaient indéfiniment sur leur identité. On retrouve cette obsession dans l’œuvre de James Joyce auquel Lacan consacre un séminaire durant l’année universitaire 1975-1976. C’est particulièrement évident dans « Portrait de l’artiste en jeune homme » mais c’est également vrai de ses autres ouvrages. Lacan s’interroge et interroge son auditoire : « Joyce était-t-il fou ? ». Il ne répondra pas à cette question mais cherchera dans les textes de l’écrivain les traces d’une éventuelle folie. Ces textes complexes sont truffés de multiples références destinées, selon leur auteur, à occuper les universitaires pendant des siècles. L’écrivain cherche ainsi à se faire un nom. Lacan se sert du nœud borroméen pour matérialiser la façon dont se nouent les trois catégories qui, indissociablement liées,  forment la structure du langage : le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique. Que survienne une certaine erreur dans l’écriture de ce nœud et le cercle qui représente l’Imaginaire se retrouve libre. En fait, Lacan se demande ce qui fait que Joyce n’est pas fou alors qu’il aurait pu l’être. Il finit par conclure que c’est son art lui-même qui vient faire suppléance, comme un anneau supplémentaire et permet d’éviter la dislocation de la structure.

L’art a souvent été utilisé dans un but thérapeutique, qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de poterie, de musique, de danse ou d’art dramatique. Lors de mon premier contact avec la psychiatrie, en 1969, j’ai eu la chance de participer à une expérience originale. Une fois par semaine un comédien venait dans le service rejoindre la psychologue, une infirmière, le praticien et le jeune stagiaire que j’étais alors pour une séance d’activité théâtrale à laquelle participaient les patients hospitalisés. Cette activité a donné lieu à la publication, en 1971, d’un article dans une revue psychiatrique. (Théâtre et psychiatrie : réflexions à propos d’une expérience d’activité théâtrale à l’hôpital psychiatrique. A.M. Barlet, D. Fauvet, H. Séguier, A. Vaissermann et Yanneck. Annales médico-psychologiques, 129ème année, N° 3, mars 1971.)

J’en viens maintenant au cas clinique que je souhaite vous présenter.

C’est un homme dont je me suis occupé de 1975 à 1995. Il était hospitalisé quand je l’ai rencontré, et je lui ai proposé des séances, environ deux ou trois fois par semaine, sauf quand j’étais en vacances. J’étais encore interne.  Il était entré en 1975, suite à une période de repli sur soi, d’enferment progressif, de coupure avec ses parents, avec le reste du monde d’une certaine manière. Les parents qui étaient très inquiets, l’on fait consulter et il a été hospitalisé. Il présentait une grande stupeur, il était comme jeté dans un monde qu’il ne semblait pas reconnaître. Il était quasi mutique et s’alimentait peu. Il fallait presque le nourrir comme on le ferait pour un nourrisson. Je lui ai donné un traitement, parce que cela se fait, mais pas un énorme traitement, il n’y avait aucune raison de vouloir l’assommer avec des médicaments. Par contre, j‘ai commencé à le voir systématiquement, dans des séances qu’il faut bien dire, était un peu curieuses: il ne disait rien… moi non plus. Je lui posais quelques questions, mais j’avais l’impression qu’il ne fallait pas trop, parce que ça pouvait le mettre mal à l’aise, de vouloir absolument savoir, avec un côté inquisiteur. J’arrêtais les séances au bout d’un temps qui me paraissait raisonnable. Dans le service les gens pensaient qu’il parlait, parce qu’il entrait, il restait un quart d’heure et il ressortait.

Ça m’emmène à faire une incise sur la question du transfert dans la psychose, parce que si je le fais entrer, et que, comme il ne dit rien, je le fais sortir tout de suite, j’ai l’impression que c’est comme s’il ne m’intéressait pas et qu’au fond, la seule chose qui m’intéresserait c’est qu’il parle à tout prix. Donc j’ai préfèré faire attention à lui, d’une certaine façon, manifester du souci, lui prêter l’oreille, même s’il ne dit rien, mais lui laisser le temps d’éventuellement s’exprimer. Le transfert dans la psychose évolue entre deux écueils. Le premier, le plus connu, et qui est d’ailleurs signalé par Freud quand il lit le Président Schreber, c’est que le thérapeute se retrouve dans la position de persécuteur. Le deuxième, c’est à l’opposé, que le thérapeute se retrouve comme un autre soi-même. Ces deux situations ne sont pas sans danger. Du côté du persécuteur on le voit très bien, du côté de l’identification, pourrait-on dire, j’en ai connu qui ont agressé leur thérapeute, leur alter ego, on va dire, et ont déclaré qu’ils voulaient leur voler leur moi. Donc, les deux situations sont à fuir.

Finalement, il a commencé à parler, à dire, à expliquer. Moi, j’essayais de comprendre, de lui faire dire comment il avait vécu cela, ce qui c’était passé pour lui, à quoi il attribuait son état parce que je me trouvais plus intéressé par le subjectif que par l’objectif ; c’est son point de vue que je cherchais à saisir.

Le thérapeute ne connait pas la personne qui est en face ; c’est de lui qu’il va apprendre quelque chose, si, et seulement si, l’autre veut le lui  confier. El il a commencé à parler, mais il était complètement incapable d’expliquer ce qui lui était arrivé. On aurait dit que ça lui était tombé dessus, comme ça, sans qu’il puisse identifier de cause. C’est assez rare, parce qu’en général, on trouve toujours un petit incident, discret parfois, mais qui est à l’origine du déclenchement de la psychose. Dans un premier temps, je n’ai pas su.  Enfin, il a évoqué la rencontre avec une secte comme étant à l’origine de ce qui lui était arrivé.

Ensuite, après quelques semaines, il est allé mieux et je l’ai fait sortir. Mais quand il est sorti, très rapidement, il a recommencé à se terrer dans sa chambre, il a laissé tomber le traitement, bien entendu, mais ça ce n’est qu’un épiphénomène. Il a rejoué la scène de la coupure du monde, etc. et donc, les parent l’on ramené. Il n’était pas mécontent, d’ailleurs, de revenir à l’hôpital. J’ai essayé ensuite à plusieurs reprises de le faire sortir et à chaque fois c’était le même scénario, sans qu’on sache pourquoi. Il se mettait en danger. Une fois il était sorti, pour trouver une solution autonome, ses parents lui avaient loué un studio, d’ailleurs pas loin d’ici. Voyant qu’il ne venait pas en consultation, un infirmier est allé voir ce qui se passait chez lui. Il l’a trouvé dans un état épouvantable, comme liquéfié, il tenait à peine debout. Il était recroquevillé dans un coin de sa chambre, qui ressemblait à une porcherie. C’est à partir de ce moment-là que je me suis dit qu’il faudrait que j’arrête avec ma rage de le faire sortir. Je vais le garder à l’hôpital et quand il se sentira en état de sortir, il demandera sa sortie.

Ça a duré presque vingt ans. Mais il n’était pas enfermé, il n’était pas bouclé, il était en service libre, et il pouvait aller et venir, ce dont il ne se privait pas d’ailleurs. Il pouvait aller faire ses courses, il s’est même acheté une voiture. Tout se passait bien, pourvu que soit maintenu ce lien quasi organique avec l’hôpital. C’est un effet curieux, mais qu’on a déjà observé très fréquemment dans l’histoire. Un certain nombre de patients, qui ont passé un certain temps à l’hôpital, et pour lesquels, on ne peut pas couper ce lien. On pouvait utiliser, autrefois des permissions de longue durée. On lassait sortir le patient et on le laissait en permission quasi indéfiniment, et à chaque fois qu’on voulait interrompre ce lien, à chaque fois il y avait rechute. C’est comme si l’hôpital constituait une espèce de squelette, ou de carapace, quelque chose qui a cette vertu de protéger, même quand le lien est invisible. C’est-à-dire, quelqu’un comme lui, il est en service libre, il peut partir quand il veut, mais il y a ce lien avec le lieu d’hospitalisation qui le fait tenir, beaucoup plus surement que si on le faisait sortir.

Au cours de ces années, s’est passé quelque chose d’assez extraordinaire en rapport avec le thème de ce colloque. Il n’avait jamais touché un crayon ou un pinceau, pour réaliser une œuvre artistique, et un beau jour, il vient me montrer un dessin qu’il avait fait sur une feuille de papier, une peinture. Il avait pris modèle dans un magazine où était représentée La création d’Adam. Il avait concentré son travail sur les mains et les doigts qui sont presque à se toucher dans le tableau.  Alors, c’était vraiment extraordinaire, parce que c’était d’une qualité de reproduction inimaginable. C’était d’après le magazine mais quand même, il avait reproduit ça d’une façon absolument sensationnelle. Alors je l’ai encouragé à poursuivre dans cette direction, et c’est ce qu’il a fait.

Ensuite il s’est piqué au jeu, il est allé dans les musées, il est allé voir le Louvre. Il y allait, m’a-t-il dit, pour étudier la façon dont les tableaux étaient peints. Il a continué à faire des tableaux ; les autres patients lui en demandaient. Tout cela intéressait bien tout le monde. Moi, j’ai eu un peu de mal avec le personnel, parce qu’au bout d’un moment je l’ai autorisé à avoir le chevalet, la peinture, les pinceaux, dans sa chambre, et ce n’était pas toujours vu d’un bon œil, par mes collègues et mes collaborateurs. On me reprochait de lui faire un traitement de faveur. Qu’est ce que je pouvais faire? Il fallait bien qu’il peigne quelque part ! A un moment donné, il a essayé de sortir de la copie pour créer un tableau par lui-même. Et alors, il a voulu faire un portrait de femme. C’était une horreur. Plus il peignait pour rectifier et plus c’était une horreur. Une femme qui, tout à coup, prenait un rictus menaçant, qui avait des yeux qui dardaient un regard cruel, tout était très inquiétant et menaçant dans cette figure qu’il avait crée spontanément. Du coup, il a arrêté, il a mis ça de côté et il n’a jamais plus refait de la peinture spontanée. Par contre, il a fait autre chose, je ne sais pas si je peux m’en vanter, enfin, c’est trop tard maintenant. Il a pris une photo de moi et il réalisé mon portrait. C’est un grand portrait, comme on voit dans de vieux tableaux, « Le Dr …. ». D’après cette photo, il a fait un portrait d’une ressemblance extraordinaire. Il avait fait ça sans me le montrer et il a trouvé, par hasard, dans une décharge, un cadre, qui avait exactement la même dimension que sa peinture. Il l’a restauré, le cadre avait un peu souffert, il l’a peint et a monté la peinture dans le cadre. C’était un des ces vieux cadres, doré avec des moulures. Il a découpé un morceau de métal, en forme d’hexagone allongé, et puis, il gravé dedans « Le Dr Vaissermann ». C’est remarquable qu’il ait réussi à redorer le déchet qu’il avait trouvé dans la décharge, il m’insère dedans, et il grave mon nom. Le tableau est chez moi.

Quelque temps après, je suis parti pour un colloque au Québec et avant que je ne parte il m’a dit: « Oh, si vous pouviez me trouver une image dans laquelle il y aurait des reflets d’eau, je voudrais travailler les reflets. » J’arrive à Québec et je vois une magnifique carte postale, je crois que c’est la rue Saint-Louis qui descend. Une rue, pas toute à fait en enfilade, avec des façades de couleurs et par temps de pluie. Je l’achète, j’écris son nom, je la mets à la poste. Il l’a reçue avant que je ne sois rentré. Là aussi, il a copie le modèle, mais il n’a pas copié servilement. C’est-à-dire qu’il a introduit des variations. Si on regarde précisément, on voit que le nombre des fenêtres n’est pas le même sur l’image de la carte postale que sur le tableau. On voit que les enseignes des boutiques ne sont pas les mêmes non plus. Et puis, on voit un curieux personnage, avec un parapluie et une écharpe, qui traverse la rue (je portais fréquemment une écharpe comme celle-là à l’époque) placé au centre du tableau. Ce tableau-là, je le lui ai acheté, pour donner de la valeur, du prix, à ce qu’il avait réalisé.

La carte postale :

Le tableau :

Voilà. Après, il a trouvé le chemin de la sortie tout seul. Il s’est arrangé avec un autre patient qui avait une maison, ils ont décidé de cohabiter. Ça s’est bien passé, il n’a pas été ré hospitalisé. Je l’ai vu jusqu’en 1995, date à laquelle j’ai changé d’hôpital. Comme c’était juste à côté, il m’a demandé de s’il pouvait continuer à venir me voir au Centre médico-psychologique. J’ai lui ai dit non. J’ai pensé qu’il fallait mettre un point final à cette thérapie. Il avait acquis une certaine autonomie et je ne voulais pas entretenir une espèce de dépendance à ma personne. Bien sur, je lui ai dit que si ça allait mal, il pouvait revenir me voir, mais qu’il pouvait continuer avec quelqu’un d’autre. Ce qu’il a fait, non sans venir me voir une ou deux fois par an, pour me donner de ses nouvelles tout simplement. Je dois dire que les nouvelles sont bonnes.


Biographie dAlain Vaissermann