CsO (corps sans organes) et la déglingue ?
Diane Watteau
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Watteau, D. (2019). CsO (corps sans organes) et la déglingue ?. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
La seule façon de faire dérailler l’image est de s’y installer, d’utiliser son propre pouvoir contre elle-même. « (…) L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes, oui, ses organes, tous ses organes… car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté. Alors, vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » [1]
Antonin Artaud, grand marqueur de la civilisation judéochrétienne, pose les problèmes de la structure dans une grande lucidité face aux structures sociales dominantes d’après guerre. 1947, c’est l’année du Van Gogh, suicidé de la société. Artaud travaille à ne pas réduire à la folie l’artiste, pour ne pas créer une vision clinique du peintre, mais pour en répondre du réel autrement, en créant un autre lien entre éthique et expérience de la folie. Après cinquante trois séances d’électrochocs à Rodez, il énonce dans « Le malade et les médecins » contre Ferdière[2], que c’est le médecin qui fabrique la folie. Les malades ne seront plus les cobayes de leurs expérimentations. « La société tarée a inventé la psychiatrie contre les divinations gênantes ». Alors Le 28 novembre 1947, dans une douche de mots, de cris, de percussions, il déclare la guerre aux organes, pour en finir avec le jugement de Dieu[3]. Et puis, il y aura cette phrase fameuse : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi/ niveleur imbécile où s’enferre l’engendrement/ le périple papa-maman/ et l’enfant ». Artaud désire un corps sans œuvre, un art sans œuvre. Car l’œuvre est retenue en lui. Le corps n’est pas un dedans, ni contenu, ni contenant, mais présence devenue active qui veut sortir. Artaud a ouvert le chemin sur l’identité comme être dissocié[4]. Le ravissement et le rapt identitaire se substituent à la recherche de la vérité du récit de vie.
« L’organisation des facultés du corps est à reconsidérer », dit Deleuze lisant Artaud. Le corps se trouve dans une situation d’intruse. L’unité sacrée est vaincue. Infini, illimité, sans limites, le corps prend d’autres traverses. Comme pour Artaud, le bouillonnement de la pensée glisse, ressurgit et s’évade. Assiste-t-on donc ainsi dans ce transbordement du langage qui intéresse également certains artistes comme Eija-Liisa Ahtila, Gary Hill, Sam Taylor-Wood à un autre rapport au langage dans l’ « entre-deux-corps » subvertissant les expertises du corps à toutes les sauces actuellement dans l’art ?
Nous verrons ainsi que le corps comme machin, comme machine désirante dans les arts plastiques se met en crise. De nouvelles logiques suspendent la dimension de la vérité pour l’affirmer comme fiction (« la vérité a structure de fiction » Lacan) : pour ne plus que nous soyons prisonniers des leurres d’une définition univoque de l’ « identité ».
Forcener[5]
Artaud se lance contre tout psychologisme dans l’art. Transborder le langage. « Si le signe de l’époque est à la confusion, je vois à la base de cette confusion une rupture entre les choses et les paroles, les idées, les signes qui en sont la représentation. » [6] Ça continue. « Le Verbe donne la mesure de notre impuissance, notre séparation du réel. »[7] Ça continue. « Les mots ont cessé de faire image, (…) ils sont impasse. »[8]
Si les mots ne veulent plus rien dire, c’est parce qu’ils se sont vidés et sont devenus des signifiants sans adéquation entre leur chair et l’esprit. Les mots sont usés. Leur charge s’est diluée dans une logorrhée généralisée. Le langage est devenu sa propre fin. « La parlerie » a enterré la Parole poétique.
Contre les formes pétrifiées de l’identitaire, contre le binarisme entre incarnation et désincarnation, la labilité des mots déjoue la fixation dans le signe. Le corps lui-même n’est plus déterminé par une économie générale de signes en opposition, nous voilà face à un corps « sempiternel » pour Artaud, un corps vivant. Un corps poreux, qui s’ouvre, près à la défiguration : le corps sans organes se prête parfaitement au théâtre pour Artaud, « l’acte est l’envers de l’être, son exécration », dit-il. Le corps sans organes est un corps-actes non pas genré, sexué, mais sexuel, ancré dans une « tropulsion » de désir. Pas d’enferment biologique là-dedans. Nous sommes dans d’autres combinaisons. La puissance de l’acte sera une « authentique aliénation » : ce qui de l’autre défigure, empêche de stabiliser l’être, de fixer l’identité. Le corps-verbe, fait la place à un corps-sujet ; pour résister à l’image, Artaud invente des formes vivantes et cruelles.
Quand il se lance à prôner l’usage de la glossolalie, « le Je se produit contre le Verbe déjà écrit, dans l’immédiate profération d’une diction sans antériorité », c’est l’ « escharrasage » [9]: malmener ses plaies (ses raclures) pour que la puissance de l’acte jaillisse. C’est le fameux « jet » de Derrida qui lit Artaud, le forcer le jet, le forcener le jet. Un forcené, c’est la force née, c’est la folie aussi bien sûr, bien entendu, mais ce forcené-là est hors concours, il crée un nouveau paradigme hors circuit logique, papa, maman, enfant, bébé, moi, je.
Dans son retour archaïque, il recherche une sexualité infinie. Sa haine pour la procréation lui viendrait d’un diagnostic de syphilis héréditaire (fantasmée sans doute). La haine de l’origine lui fait penser le corps comme carcan et aspire à appartenir à l’infini. Hors logique, il remet au monde les femmes. Hors génération, hors hérédité, sa vie est une « continuité de fièvres ». Pas de spectacle, pas d’oeuvre en vue, pour Artaud, c’est tout autre chose, un corps en acte. On vit l’acte. C’est le sexe qui intervient, le point de jouissance, le regard « de traviole » dans des actes inconoclastes.
La popésie du rite collectif sera reconsidérée : les syllabes proférées semblent arracher la chair pour sortir. Jeter. Forcener le jet, pour Derrida. La parole est matière, visuelle et sonore à la fois, comme le théâtre balinais sur lequel il a travaillé. L’art est un acting performé. Le spectateur n’est pas tranquille. L’art fonctionne par contagion : par magie noire. Il faut faire rentrer la métaphysique par la peau. Ce sera le Théâtre de la cruauté, mais aussi son fameux « crever l’œil » pour qu’on voit le dessin. Cette violence performative ouvre à l’infinie réalité.
Du sacré, mais pas de religieux, pas de bondieuseries là-dedans. L’écriture est une force de résistance, obscène, glissante, pas de la résistance à la petite manière des artistes contemporains qui se glosent avec ce mot, c’est une vraie mécanique des solides, des forces et des résistances physiques. La force de création est aliénation pour Artaud. Pas de guérison à imaginer qui apparaitrait comme une normalité étriquée, l’inverse de ce qu’il incarne. Il n’existe pas de séparation entre le corps et l’écrit, pas de séparation binaire maladie/santé, mort/vie : entouré de spectres, il demande des garanties aux vivants, genre prouvez-moi que vous êtes vivants ? Car c’est lui, Artaud, l’authentique vivant. La refondation identitaire intègre la maladie et le désordre pour faire de lui l’« aliéné authentique ». Ainsi, si la force créative, c’est le ratage, « la raclure », Artaud continue de crier « Personne ne doit me redresser » pour confirmer l’œuvre comme aliénation. Car « qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. […] Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités ».[10]
Artaud intervient comme point de rupture et d’irruption comme un sujet politique qui ébranle toute normativité de genre, de sexe en rompant avec l’idée de généalogie quand il décide d’un devoir de devenir fou.
« Les mots sont partout, dans moi, hors de moi »[11]
Dans Malone meurt (1951), Samuel Beckett développe la vision de la voix : le soliloque pour Didier Anzieu. « Projectile sans provenance ni destination », les relations vides entre les êtres constituent un espace psychique qui obsède Beckett. Beckett désire mettre le rien en mots. Dramaturge du rien, c’est autour du rien que ça se passe. Le rien, c’est bien ce qui est le plus difficile à penser. On ne serait pas en train de signifier ? C’est la question qui lui sert d’alerte. La tentation du sens est le danger majeur pour lui. Evacuer la question du sens et le travail esthétique se concentrent comme postures pour Beckett qui veut se positionner hors du savoir. Beckett veut rompre avec cette tradition du savoir. Il s’agit de dire comment c’est, un point c’est tout. Ce qui reste, c’est moi. C’est moi, mais sans approcher jamais le centre.
Le centre. La zone dangereuse.
Qui parle en effet, à répéter toujours la même chose, apparaît dans une sorte de cercle privé de centre. « Quel est ce vide qui se fait parole dans l’intimité de celui qui y disparaît ? »[12] Les voix se confondent avec les objets même. Il y a quelque chose de l’ordre de l’indélimitation du Moi[13], peut-être une indifférenciation sévère. Une parole neutre qui se parle toute seule, qui traverse celui qui l’écoute[14], et qui exclut toute intimité. Ressassant, interminable, minable, un peu également, ça ne se tait jamais, ça parle et ça ne se tait pas chez Beckett. Nous y voilà, ce rien qui s’extériorise par une parole sans fin, sans fond, renvoie à l’innommable, l’informe. L’endophasie, c’est cette parole intérieure qui n’est pas un monologue ou un soliloque, mais une pensée qui démontre que seul, ça parle, pas forcément à voix haute, mais ça pense, enfin on appelle cela penser, ce qui est certain c’est que du langage suinte sans cesse. Ceci indique aux linguistes, qui s’acharnent à faire de la parole un code d’échange, que la parole n’a strictement que faire du locuteur et du destinataire. Une ouverture vers un infini potentiel, non saturé.
« Les mots sont partout, dans moi, hors de moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, impossible de les arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres… »[15] . L’être, comme lieu vide, avec une parole vide adhère à un « je poreux et agonisant ».
Les mots sont pensés comme des débris corporels pour Beckett.
Not I. Pas moi. Pas je. Beckett nie. Dans l’incipit de l’Innommable, des questions : « Qui je ? Où je ? Quand je ? » Comment dire je. Le sujet indéterminé et innommable sert de complice pour un sujet incertain, « éphectique » comme le nomme Beckett : un sujet dans l’incertitude, instable, genre « je suis…peut-être ». Un sujet silencieux et intarissable à la fois, faible et tout-puissant.
Dans Not I de Samuel Beckett (Pas moi, 1972, avec Jessica Tandy, la bouche et Henderson Forsythe, le vérificateur, 12 minutes), un projecteur se fixe sur la bouche d’une actrice en hauteur au-dessus de la scène, tout le reste est dans l’obscurité, seule une lumière éclaire la sombre silhouette du vérificateur qui s’anime un peu. « Transborder » le langage intérieur. La bouche prononce des phrases brouillées à un rythme effréné, qui racontent l’histoire d’une femme qui a été abandonnée par ses parents et qui semble avoir subi une expérience traumatisante. La femme est muette depuis l’enfance en dehors de crises occasionnelles.
Le titre vient de l’insistance répétée du personnage : les événements qu’elle décrit ne l’atteignent pas. Le corps semble ainsi errer aux côtés d’une parole désamarrée. Le corps ressemble à un encombrant. A jeter.
La bouche de Pas moi dit: “Incapable de tromperie… ou bien la machine…tellement déconnectée…jamais reçu le message, incapable.” L’Autre se trouve définitivement extérieur, délié.
Dire “je” ne peut que rater si cela impose de ramasser ensemble image et parole, ou joindre intérieur et extérieur. Sur une bande de Moëbius, “je” assurerait la torsion. La parole pour Beckett comporte sa part de traîtrise, toujours prête à déraper dans l’imaginaire du sens, ou pis dans la logique, “Cette saloperie de logique” dira-t-il à Charles Juliet. Parler peut être inutile, vain. Dans L’innommable, il écrit : “Les mots se bousculent, comme des fourmis, pressés, indifférents, n’apportant rien, n’emportant rien, trop faible pour creuser.”
Pourtant, chez Beckett ça ne cesse de parler. “Pas lâcher, dit la bouche de Pas Moi… ne sachant ce que c’est… ce que c’est qu’elle … quoi ? Qui ?… non… Elle !… ce que c’est qu’elle essaie… ce que c’est qu’il faut essayer… n’importe… pas lâcher.”
« mon corps faisant de son mieux sans moi »[16]
Le sujet et son corps s’adjoignent autrement. Le sujet rompt avec son corps dans l’œuvre de la vidéaste finlandaise Eija-Liisa Ahtila. Elle s’y connaît en déraillements identitaires, répétitions insensées, rupture du sujet avec son image. Le sujet rompt ici avec son corps. Le sujet peut advenir, divisé, s’en remettant à l’altérité qu’elle convienne ou pas- Penser soi-même comme un autre – Je est un autre – Des autres – L’un dans l’autre – L’un pour l’autre – Remplacé par l’autre. On retrouve ici la structure de base de la psychose qui fait que, par absence de castration symbolique, l’individu se vit comme englouti par l’Autre. Elle n’entend pas que des voix. Les voix traversent l’héroïne de la vidéo.
Okay fait partie d’une trilogie vidéographique (Me/WE, Okay, Gray, 1993, 35mm, son, N/B). Au début, rien ; on entend une voix de femme : « je deviens hébétée par le désir (I become numb for longing) » Okay, c’est une femme à l’écran qui change de voix. Ses voix prennent d’autres identités, masculines, féminines et animales, à mesure que l’histoire progresse. L’histoire est dite à la première personne. La nouvelle voix continue la narration et impose sa propre personnalité au personnage central. « Le schizo dit Je »[17]. La femme arpente son appartement. Elle marche. La voix, nomade, se ballade et sort de sa bouche. « Je sens que je deviens » dit le schizo, chez Guattari. La violence de ces voix intruses dans ce corps de jeune femme nous renvoie à la vacance du langage de l’autisme. Cette contrainte à être assigné au langage pour vivre avec les autres se pose ouvertement dans cette œuvre. Comment celui qui reste en-deça de la parole, au-delà de la parole, qui ne sait pas dire Je, mais entremêle des Je, fond des Je, appartient autrement au commun. Elle bat son amant pour sentir quelque chose. Elle prend la voix d’un homme. Elle aboie comme un chien. La fin de la vidéo pose la répétition par trois fois de l’affirmation « It’s Okay » dite par les voix de la femme et de l’homme. Le sujet ici ne sait qui dit ce qu’il dit.
Quelque chose s’est produite de l’ordre de la substitution, du renversement. Cette mania, c’est aussi celle de Mômo de Artaud qui le fait traverser vivant d’autres vies, comme une pourvoyeuse d’infini. Dans une forme de continuité conscient et inconscient, dedans et dehors, profondeur et surface se superposent sur une «membrane » pour Artaud, sur une bande de Moëbus pour Lacan. La membrane se retourne sans cesse sur elle-même. Une membrane de résurrection, une incessante retraversée du miroir, effet de la dynamique de la « motilité » qui suit le mouvement de torsion infini de la membrane sur elle-même. Notre héroïne pourrait dire comme Artaud, je suis le corps, et non j’ai un corps, et qui plus est un corps sans organes. L’identité est devenue une identité de fonction. [18]
« Antonin Artaud a préféré le cri à l’écrit » [19]
Gary Hill nous propose des sons féroces. Paulina Wallenberg-Olsson émerge du noir en hurlant. Cette vidéo-installation de Gary Hill montre une femme blonde vêtue d’une robe longue noire qui s’approche de plus en plus de la caméra et commence à pousser des cris bizarres, insupportables. La jeune femme donne l’impression de ne pas arriver à parler, à prononcer des mots. Son visage se déforme. Elle ne parle plus, les mots n’existent plus, elle rugit comme un animal.
Nous nous retrouvons dans un contexte qui n’est plus dans l’ordre du langage. Les sons sans sens, ou avec d’autres sens, sortent d’un corps plutôt beau qui devient récipient à des régurgitations ou des excès qui ne peuvent s’exprimer que par des expulsions primaires, en dehors des codes.
Les gros plans du visage de la femme déforment son visage pour nous concentrer sur sa bouche qui devient vraiment bestiale. La femme n’a plus de corps, comme le dit si justement Régis Michel. Elle bêle. Prête à mordre.
Comme Artaud qui insistait sur le fait qu’il ne pouvait plus s’exprimer par les mots, ce qu’il appelait « l’impouvoir ». Le sujet en crise n’a plus que le cri comme solution pour rendre présent les impuissances de la parole. L’intériorité surgit. « Pour lancer ce cri, je me vide. Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit ». Dénégation du langage, le cri avance comme l’envers de la langue. Culture en action pour Artaud, le cri devient une sorte de force plastique[20]. Seul le cri est capable de réanimer le langage du corps, la nécessité du corps dans l’art. En étant expérience de l’illimité de soi, il annule le besoin d’un langage logique, discursif. Pas de représentation possible non plus, le cri reste ainsi l’espace, oui, un espace d’une révolte, d’une douleur qu’on ne sait à qui adresser.
Ainsi la bouche s’envisage comme pour Artaud, et Beckett comme espace émetteur de cris, trou et ouverture.
Remember Paralinguay, c’est le titre de la vidéo de Hill. Souvenir d’une contraction entre Paraguay et lingua, des territoires linguistiques lointains. Le titre joue autour du langage. Il se pourrait que ce soit un anagramme également des noms de l’artiste et du modèle. La vidéo est pour Gary Hill un anti-médium, le mot video, je vois, le gêne : il parle d’une nécessité de proposer quelque chose de différent du simple voir[21]. Alors Hill déclare la guerre au langage. La violence brute renvoie la langue à la pulsion : le cri semble une solution pour arracher la surface de l’écran et déconstruire l’idée du medium vidéo pour nous projeter dans un nouvel espace qui laisse à la porte les mots et les paroles.
L’hystérique sans voix
Crier, ça fait des trous dans le tissu de la vie civilisée et aseptisée. Ça fait des trous. Cet ensauvagement de la voix nous fait revenir en arrière contre la culture rationaliste. En arrière, dans la source et dans le double, l’autre en soi qui revient à la surface.
Hysteria[22], la vidéo de Sam Taylor Wood, fait de la castration une opération politique.
Une femme en gros plan crie. Sauf qu’on entend rien. On la voit se tordre mais on n’entend rien. L’artiste a proscrit la voix pour ne conserver que les grimaces, les transformations du visage entre rires et larmes. Si, le grand arc hystérique fait fantasmer tous les amateurs d’exubérances psychologiques, ici l’hystérie est prise dans un autre rapport au corps exhibé. Il ne reste que le visage, pas de mains qui se cramponnent, de gestes irraisonnés, il ne reste que le visage qui exprime des choses intérieures incommunicables avec le langage. Les premières théories sur l’hystérie considèrent le visage ainsi clownesque comme événement théâtral, incontrôlable. Visage qui rit, pleure, crie, hurle, se spasme.
Charcot avait planté le décor de l’hystérie à travers ses leçons du mardi en 1882, le patient devient acteur de son mal face à un public ébaubi de spécialistes du symptôme qu’il évaluera. « Il est classique de décrire la Salpêtrière comme une scène théâtrale où des patientes, dûment préparées, attirent un public hétéroclite de médecins, de gens du monde et de littérateurs. »3 Jamais une pathologie n’a tissé autant de liens entre la médecine et l’Art. Charcot est le créateur de cet engouement clinique sur ce symptôme spectacularisé par l’hypnose qui permet de déclencher les signes que désire le médecin. Elles deviennent les productrices des « vrais faux symptômes » du maître[23], comme les appelait Foucault. De l’absence du contrôle des gestes, des signes rebelles, les malades vont maîtriser leurs corps en donnant ce que l’on attend de lui pour obtenir certaines conditions meilleures que celles des autres aliénés. Le fameux clownisme nommé par Charcot pour ces grimaces obscènes leur sera bien utile. Les mouvements de bouche, les rires trop forts, les cris perçants et le reste du corps deviennent un grand théâtre de la sexualité à l’air libre. Des affects comme catastrophes corporelles pour Didi-Huberman[24]. L’ataxie hystérique, le désordre, la confusion, prend des allures d’outrances toujours, trop forts, les rires, trop heureuse, trop triste, trop chaude, trop froide, elle paye cher le trop, celle-là. L’hystérie, hors règles, dérèglent le temps et le rythme, excès ou paralyse, les crises varient. Les hystériques détraquent tout pour créer des images expectatives. Parce qu’il manque quelque chose. Quelque chose se détraque de l’ordre des choses, du bon ordre des choses et la machine comme l’appelle Deleuze, à la suite d’Artaud, la machine n’est pas une mécanique, n’est pas une organisation d’un organisme, la machine est une coupure de flux qui dépasse ces notions. La machine désirante, c’est un système non organique du corps. Saisir le flux ou la circulation « schizo » dans l’Héliogabale d’Artaud, c’est aussi saisir le flux dans l’art d’un corps machine qui appartient à un autre système de fonctionnement. Hysteria de Taylor Wood n’a pas de voix. Elle ne montre plus que les mouvements du visage qui sont des signes d’écrasement d’autres signes. Pas de voix. Pas de sens. D’autres sens en dehors de l’habitude des liens entre réel/ imaginaire/ symbolique.
Sam Taylor Wood selon Régis Michel déconstruit le concept d’hystérie en l’extrayant de l’histoire, de l’histoire de l’hystérie, et de l’histoire de la patiente. En déconnectant le local et le global, elle montre de nouveaux accords désaccordés des fonctions et des causalités. Grève de l’exprimé, grève des mots et des paroles transmissibles, l’artiste filme un gros plan sur un visage, un objet partiel, pour ne montrer encore que la bouche dont on ne garde que l’intensité du flux dans l’image. Corps sans organes, le flux se fait autrement. Cette douleur mutique nous permet de rentrer dans cette aliénation au signifiant.
L’image comme image-aliénation
Chuter dans l’insignifiant et la dissolution identitaire, cette nouvelle mission dans l’art ne représente pas qu’une métabolisation et une maîtrise de la perte. Elle entre en rapport avec une possibilité créatrice ouverte, dans l’invention en dilatation d’un espace de (re) création.
C’est dans une démarche d’aliénation, dans une traversée de l’aliénation, dans une consomption de la langue dans une autre, que ces artistes travaillent (comme dans la traversée des apparences de Virginia Woolf) et redessinent des limites dans un mouvement infini pour le sujet.
Ces artistes nous permettent d’avoir accès à des ruptures paradigmatique sur les définitions étriquées de l’identité fixée. La langue produit un nouveau sujet infini qui occupe l’espace d’un « entre-deux-corps »[25]. D’un côté, Artaud vomit un corps organique, dominé par la loi sexuelle du père-mère, il le transforme en un corps morcelé dont les divers organes ou objets deviennent autant de projectiles internes et externes et, d’un autre côté, il se projette dans un corps sans organes, d’intensité et de jouissance pure, mais toujours « à faire ».
Cette production d’un sujet capable de se refonder à l’infini, qu’Artaud appelle la « motilité » est ce parcours à l’infini de la ligne de suture et de disjonction entre le langage et le corps, le moi et le non-moi, le masculin et le féminin : ce concept prend tout son sens actuellement dans des œuvres contemporaines qui ne cessent de perturber les acquis de notre bel Occident, ses manies d’idéal, ses politiques de ségrégations, son mépris du corps, son rejet de la folie et du réel.
On pourrait dire autrement que ces œuvres produisent des paradigmes nouveaux aux questions posées au rôle de l’art. La phrase de Hannah Arendt porte ainsi toute sa force ici : “Les seuls à croire au monde sont les artistes. La persistance de l’oeuvre d’art reflète le caractère persistant du monde…” ?
Notes
[1] A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, conclusion, Œuvres complètes, XIII, Paris, Gallimard, 1974, p.104.
[2] A. Artaud, les malades et les médecins, enregistrement radiophonique, 1946, 5 :51
[3] op. cit. p.104.
[4] [4] E. Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Editions Farrago, Editions Léo Scheer, Tours, 2003. Les partis pris de l’auteur ont permis ce texte.
[5] J. Derrida, « Forcener le subjectile », in Artaud, dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986
[6] A. Artaud, Le théâtre et la culture, in Le théâtre et son double, (1938), O.C., IV, Paris, Gallimard, 1966, p.1
[7] A. Artaud, Les mots et l’époque, in Dossiers du théâtre et son double, p. 227
[8] A. Artaud, Le théâtre alchimique, in Le théâtre et son double, op. cit. , p. 60
[9] R. Poulet, « Le corps en acte d’Antonin Artaud », Acta fabula, vol. 5, n° 2, Été 2004, URL : http://www.fabula.org/revue/document542.php
[10] A. Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 2001, p.17
[11] S. Beckett, L’innommable, cité par M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 294
[12] M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 287
[13] D. Anzieu, Beckett et le psychanalyste, Mayenne, Mentha, 1992, p.141
[14] M. Blanchot, op.cit., p. 290
[15] S. Beckett, L’innommable, cité par M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 294
[16] S. Beckett, Tête mortes, « D’un ouvrage abandonné », Paris, Minuit, (1957), 1972
[17] R. Michel, L’oeil écran ou la nouvelle image, catalogue exposition 100 vidéos pour repenser le monde, Casino, Luxembourg, 24 mars-17 juin 2007, p. 88
[18] J. Lacan, Le séminaire. Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 16 et 45.
[19] J. Derrida, La parole soufflée, 1967, p. 287
[20] A. Artaud, Le théâtre et son double, op. cit. , p. 12 et la notion de force plastique définie par F. Nietzsche, La deuxième considération intempestive, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986.
[21] R. Michel, L’œil écran ou la nouvelle image, 100 vidéos pour repenser le monde, catalogue exposition Casino –Forum contemporain, 2007, citation de G. Hill, p. 121
[22] S. Taylor Wood, Hysteria, 1997, 16mm, muet, 8’.
[23] M. Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 2010 [1976], p. 74.
[24] G. Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, p.141-142
[25] C. Dumoulié, Antonin Artaud et la psychanalyse : pulsion de mort et « tropulsion » de vie, communication présentée lors de la journée « Antonin Artaud et la psychanalyse » organisée le 9 novembre 2006 à la BNF, dans le cadre de l’exposition « Artaud »