Limites du corps clinique

Michel Sicard

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Sicard, M. (2019). Limites du corps clinique. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.


« Limites du corps clinique », cela pourrait se dire aussi : « aux limites du corps clinique ». Comme si le corps devait sortir hors de soi, se porter au- devant, aux derniers postes, à la frontière de ce qui ne s’entrevoit jamais en toute clarté. Où finit le corps, comment faire avec son impossible assignation, comme si lui-même ne se contentait jamais d’une simple résidence, mais fuyait au-delà, campait dans l’ailleurs. J’aurais voulu à ce colloque vous parler d’Artaud, d’Antonin Artaud, un de mes plus vieux sujets de recherche sur lesquels j‘ai publié en son temps deux articles : « Artaud à la lettre » (1976), sur cette période des lettres de Rodez et de l’enfermement d’Artaud, et « Fragments d’Artaud » (1977) sur cette vision du corps décomposé, dédoublé, de ce corps vibratoire qui s’exprime dans la glossolalie, la psalmodie éructative et le dessins, ces dessins buriné d’ébauches de portraits et d’autoportraits, de corps glissants et flottants, bourrés de mots et de formules, travaillant le signifiant dans tous ses dédoublements, dans toutes ses résonances. Mais ce sera pour ne autre fois… Nous présenterons seulement à la fin un film avec Mojgan Moslehi où il est question du corps, de l’esprit, des sens, de la fulgurance du déplacement et de l’immobilité… Nous verrons cela.

Il me revient maintenant la difficile tache d’ouvrir ce colloque. Un colloque est toujours par définition ouvert, ouvert à la multiplicité des participants, intervenants et public. Et c’est pourquoi ouvrir le déjà-ouvert ne serait-ce pas au risque de le fermer, le circonscrire d’abord en désignant cette ouverture même par où il faudrait se glisser, ou alors le disperser aux quatre vents en s’enfonçant dans un champ indéfini et presque fractal de relations multiples ? C’est sans doute pourquoi mes quelques amis et compagnons d’édition les plus célèbres — Michel Serres, Yves Pouliquen, Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous —  qui devaient ouvrir les séances se sont absentés, ils sont tous excusés, n’ayant pas voulu peser sur les orientations à prendre dès l’abord, me laissant à  cette difficile tache de faire tenir ensemble dans l’ouvert, ce qui dans chaque perspective s’affirme et par là se ferme quelquefois sur sa propre démarche. Mais ce sont les secrets singuliers qui fondent l’efficace d’une pensée : cette affirmation contre ce qui déjà, ou qui ailleurs existe dans un ordre déjà constitué.

L’espace clinique s’est offert à nous parce que quelques étudiants travaillaient dans l’imagerie médicale, la chirurgie, la médication, les zones de leurs corps en présentation ou représentation, les états cliniques, les faits sociologiques d’épidémies, où les lieux du corps, les objets transférentiels. Tous on quelque part quelque chose à voir avec ce sujet. Quelques-uns s’exprimeront.

Le mot clinique nous a paru intéressant, parce qu’il nous place au centre de la relation médicale, dans un espace qui déborde et reflue aujourd’hui vers nous, tant il est vrai que les recherches les plus pointues sur les maladies, les cellules, la génétique, les greffes, les prothèses, ouvrent un champ ultra-moderniste, technologique et transférentiel de notre monde le plus vécu.

CLINIQUE1, adj. et subst. fém.
CLINIQUE2, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. a) 1626 subst. fém. « méthode médicale consistant à examiner le malade au lit » (O. du Mesnil,Actions forenses, 355 ds R. Hist. litt. Fr., t. 6, p. 458); 1696 adj. médecine clinique (D. le Clerc, Hist. de la méd. dsTrév.); b) 1808 « enseignement médical donné par le professeur près du lit du malade » (Boiste); 2. a) 1814 « établissement où est donné cet enseignement médical » (Nysten); b) 1890 « établissement où les malades reçoivent des soins » (E. et J. de Goncourt, Journal, p. 1205). Empr. au lat. impérial clinice « médecine exercée près du lit du malade », empr. au gr. κ λ ι ν ι κ η ́ (sous-entendu τ ε ́ χ ν η) « id. ».

La clinique s’est faite d’abord donc dans une relation de personne à personne, dans le champ de l’intime presque, auprès dut lit du malade, dans un dialogue, mais avec une altérité dissonante, savante puis autoritaire, exercée près du lit des malade, dans la proximité attentive donc (sens qu’on retrouve toujours lorsqu’on parle par exemple de sociologie clinique), mais dans cet abandon dû à la maladie, là où l’être est dans cette position du corps si particulière, allongée et passive,  qui n’est pas précisément la station debout qu’on connaît à l’être humain. Etre offert, sa coquille dure renversée, comme une tortue sans défense, dans la position de l’alitement où le mou des organes, des viscères, s’offre devant : depuis la femme en travail, si vulnérable, jusqu’aux affres de l’agonie, c’est là que se constitue cette école des presque gisants.

L’histoire de la clinique croise l’histoire de la médecine, qui est cette relation d’abord duelle, celle de la clinique, mais aussi plus vaste dans le champ du savoir. Les premiers livres ne sont pas de religion, mais de médecine : là se consignent des remarques et recettes pour soigner. Alors la clinique croise l’assistance et l’histoire des origines de l’Hôpital, qui remonte au début du Christianisme, quand l’hospitalité cesse de se pratiquer dans des maisons privées mais se fait dans des établissements offerts à tous. En 529, le Code de Justinien fait de l’hôpital une institution où l’on y entretient des lits. De l’autour du lit à l’entretien de lits, compte de lits qui est encore la base même de l’Hôpital – thématique qu’on retrouvera chez bien des artistes : Jean-Pierre Raynaud, avec ses lits et ses croix, Claude Levêque ses lits suspendus au plafond… – , l’institution travaille comme une entreprise charitable : elle distribue du secours et des soins. Des hôpitaux s’appellent encore : La Charité, comme celui de Berlin, par exemple. Avec l’hôpital la clinique est un lieu en tant que tel. C’est une affaire d’architecture, d’extérieur (avec ses pavillons divers, ses secteurs) et d’intérieur (avec ses blocs opératoires, ses couleurs, son appareillage sophistiqué).

Ce champ de proximité et de dialogue de la clinique est à l’entrecroisement des pôles sur lesquels notre équipe de recherche travaille : le corps, le corps comme un champ d’explorations et d’interactions, de captations et de performances, s’il est vrai que le performeur est toujours déjà traversé par la communication qu’il installe, comme si l’énergétique était diffusé par la monstration pour être aussitôt dispersée, niée par le langage qui l’emporte et la transporte dans une socialité qu’il faudra aussi interroger.

La clinique désigne à la fois un espace, un champ relationnel, une sphère de savoir, de classement (ou nosographie par quoi commence la clinique moderne) et de normativité qui se  déplace de l’individuel vers le collectif et le pouvoir. En tant qu’artistes, nous avions réfléchi pour le présent colloque à ces espaces : celui de l’imagerie et de la représentation, celui de la relation thérapeutique, celui de l’inconscient, celui du bio-pouvoir… Plusieurs courants ou pratiques dans l’art contemporain parcourent ces zones, depuis l’art corporel, jusqu’à l’art thérapie, depuis la communication jusqu’au bio-art.

Si nous sommes repartis à la base par le champ de la clinique, essentiel pour nous artistes, c’est qu’il ne relève pas d’un savoir philosophique, d’une tradition conceptuelle, mais d’une pratique, tâtonnante (presque une poïétique) ou bien expérimentale. C’est cette pratique, basée sur une expérimentation graduelle (là encore la nosologie fut importante et on comprend pourquoi Foucault commença par elle dans La Naissance de la clinique), qui est l’origine de nouveaux savoirs vers lesquels l’art et même la philosophie se tournent désormais. Il n’y a pas de regard  antérieur, fût-il compassionnel, à une expérience et à une observation classifiante. La clinique, comme l’art, se fondent dans la relation : l’un et l’autre sont relationnels. Ils impliquent l’autre comme objet actif ou passif, c‘est selon, comme terrain d’échange et d’évolution. Il n’y pas de considération d’une pathologie en soi, sans ce rapport agonistique, longtemps figuré comme une métaphore entre le bien et la mal, mais que de nouvelles techniques, par exemple celles travaillant sur la vaccination, la réaction immunitaire, ou la greffe, ont transformé en un terrain d’échange et de mutations. Cette accoutumance à ce qui est l’autre que l’humain, en déplaçant les frontières, provoque d’autres phénomènes : imprégnation, immersion, changement de métabolisme… En travaillant aux frontières de l’humain l’art  déplace ce qui dans le corps séparait l’homme de son environnement et des autres espèces. Ce mode expansif est expérience et voyage : ce qui était cantonné autrefois à la sphère des imaginaires traverse l’être vers une couche de réalité, rendant bien tangible ce qui s’exprimait autrefois dans le fantasme.

Ainsi les paradigmes de la réalité et de la folie, de santé et de pathologie, deviennent incertains. C’est ce à quoi travaillent les biologistes lorsqu’ils mettent en évidence le rôle des bactéries dans la production d’énergies de ce que sont les corps (dix fois plus de bactéries dans un corps que de cellules : 100 000 milliards), et pas seulement l’humain.

Entre voir et savoir, il n’y a pas d’adéquation profonde. La science contemporaine, les micro-sciences, la microphysique des tissus cellulaires ont bouleversé l’architecture des symptômes et des pathologies. Le champ clinique est à redéfinir dans la marge des apparitions imagielles dont l’interprétation est liée à un ensemble quantifiable de données.

La nomination de la maladie, liée à une théorie nominaliste d la pathologie cède à un univers de données qui ouvre un champ de flux. De là, le corps, la vision du corps en tant que Umwelt (ensemble des processus sémiotiques créateurs de sens d’un organisme, en un « monde propre »), change. A travers une pathologie nouvellement constituée, qui n’est plus basée sur la question de l’origine (ce à quoi s’attachait l’étiologie), mais sur le glissement des symptômes et la confusion de leur émergence causalisée. Certes la cause s’identifie encore dans la présence de bactéries, de virus, mais elle s’implante dans une spatialité mouvante, dont les rapports de forces se déplacent et se transmuent sans cesse. Le corps d’organes localisés, sains ou contaminés, cède à un organisme fait de mouvements migrants, fait de zones mobiles où la pathologie virale glisse et se déplace continuellement. Le déplacement serait la métaphore du nouveau corps, alors que l’ancienne médecine assignait le malade à l’immobilité d’un corps passif, dont la sûreté du diagnotic finirait d’assigner la maladie à résidence. Ce système déambulatoire n’affecte pas seulement le schéma locomoteur mais délocalise l’ensemble de la symptomatologie dans une fluctuance qui amène le regard à dépasser les assignations ponctuelles. Corps non plus identifiables à une catastrophe, mais flottants.

Déjà, Foucault, dans La Naissance de la clinique, avait fait l’éloge du sensible, bien avant l’ère de la médecine moderne, contre les savoirs immobilisateurs. « Le regard médical, dit-il n’est pas celui d’un œil intellectuel capable, sous les phénomènes, de recevoir la pureté non modifiable des essences. C’est un regard de la sensibilité concrète qui va de corps en corps, et dont le trajet se situe dans l’espace de la manifestation sensible. Toute vérité, affirme-t-il, pour la clinique est vérité sensible » (p. 171) Un peu plus loin, il enfonce le clou, déplaçant le problème non plus sur le patient, mais sur l’art du thérapeute : « Toute la dimension de l’analyse se déploie au seul niveau d’une esthétique. Mais cette esthétique ne définit pas seulement la forme originaire de toute vérité ; elle prescrit en même temps des règles,  d’exercice ; et elle devient à un second niveau esthétique en ce sens qu’elle prescrit les normes d’un art. La vérité sensible est ouverte maintenant, plus qu’aux sens eux-mêmes, à une belle sensibilité. » (p. 172) Il s’appuie sur des textes de Corvisart, écrits au tout début du XIXe, pour saluer cette nouvelle méthode qui substitue le coup d’œil au regard, ce qui suppose, grande observation, attention, capacité de totalisation… Mais il ignore peut-être Foucault, que cinquante ans plus tard, un écrivain, fils d’un grand chirurgien Rouen, Flaubert, utilise le regard chirurgical pour ce gausser de ce même coup d’oeil en surplomb qui totalise sans pouvoir empêcher l’empiricité catastrophique de suivre le cours des choses, la gangrène de malmener la jambe du pied bot malencontreusement opéré par Charles Bovary.

Aujourd’hui l’œil a fait des progrès. Mais le coup d’œil savant est resté.

Les éléments de ce nouveau voir ne sont ni empiriques, ni chimériques, ni géométriques, ni conceptuels… Ils se constituent comme un ensemble de données et de mesures quantifiables. Quant à l’esthétique, elle s’et elle-même muée dans une apparence futuriste où la dépense en appareillages rassure par son hypermodernité affichée. Quant aux éléments pathogènes, ils dérivent comme des instances passantes. L’atome, l’isolation des molécules, la mise en évidence de structures moléculaires en cours de formation et de reconfigurations, accessible seulement au microscope, a changé la vision du corps. La clinique moderne est atomistique.

Par cela la qualité du sensible change. Le corps est désormais délié du Sujet propre : il est un champ dominé par des transports occultes. Et c’est pourquoi on peut aussi constater que cette vision microphysique coïncide avec celle plus occultiste de la psychanalyse. Freud  considérait la psychanalyse d’ailleurs comme une science qui pourrait n’être que transitoire, le temps d’une microchimie sûre puisse agir à loisir sur les symptômes. C’était peut-être mal compter sans le reflux vers l’origine, qui fait lien et architecture, et qu’il faut dénouer malgré… La notion de relation duelle en psychanalyse reste forte. Elle déplace la question du sujet par le symptôme. Le symptôme est un nœud que Lacan sut si bien visualiser par ses ronds de ficelle.

Elle s’articule comme le bio-art à de nouveaux savoirs issus des résonances magnétiques nucléaires, de la biologie moléculaire, de la génétique, des neurosciences… Des hybridations végétales de George Gessert aux environnements de Natalie Jeremijenko, le dialogue se poursuit entre le vivant, l’artificiel, l’humain et l’animal. L’espace de la clinique s’est donc élargi dans ses horizons et ses matériaux. Il s’inscrit au centre des nouvelles technologies mais regarde vers une naturalité élargie à toutes les conjonctions possibles.

Dès lors peuvent se poser des questions : la pratique de relation et de confiance qui s’instaure entre le médecin et son malade n’est-elle pas antinomique de la confiance faite aujourd’hui aux technologies, souveraines et complexes qui par essence déshumanisent cette relation duelle? Yves Pouliquen me confiait dans les années soixante-dix déjà : que l’équipe chirurgicale est comparable à l’équipage d’un avion supersonique, aussi précise, aussi sûre. Par essence la clinique était esthétique : dans la profondeur de la relation, dans l’espace environnemental qui se crée comme un cocon autour du malade… Mais l’apport des technologies nouvelles n’apporte-t-elle pas une dépense en appareillages compliqués qui rendent l’intervention obscure et comme venue d’un autre monde, monde terrifiant et froid, à l’inverse des anciennes vertus hospitalières (l’accueil, le toucher, etc.). A moins que cette dimension soit en elle-même une poétique sidérale, où l’univers hospitalier jouerait sur cette sidération comme une force astrale, destinée à faire reculer la maladie. Mise en scène de cette spectralité des infra-mondes, dont on ne sait trop rien.

Le monde de la clinique est vu comme un univers destiné à cacher le pire, efficace à l’extrême, bourré d’antalgiques puissants, aux étonnants pouvoirs anesthésiants, si bien que la mort elle ne puisse être que douce, selon l’adjectif avancé par Simone de Beauvoir (dans Une mort si douce). Mais la mort, la souffrance, même hyper-médicalisées, accompagnées dit-on, sont-elles donc si douces ? La persistance, l’acharnement font une arène de cruauté : c’est comme si le corps servait de subjectile à un macabre spectacle où se succèdent ouvertures, ablations, amputations, dont nous devrions, tel se supplicié chinois découpé en cent morceau, si cher à George Bataille, sourire. Le corps ne serait-il qu’on subjectile buriné par des coups puissants destinés à retrouver cette enveloppe sacralisée.

Dans la chirurgie, on aurait pu croire que les nouvelles pratiques allaient dissoudre la souffrance dans une tendre chimie cellulaire des tissus et organes. Il n’en fut rien. Cette attention à la chirurgie, qui fut à l’origine de ce colloque (avec la thèse de Zelda Desprats-Colonna), a confirmé la brutalité encore actuelle du travail chirurgical… La chirurgie moderne, pas seulement réparatrice, issue d’une esthétique du collage et de la greffe (héritée de la botanique) a accompli les rêves des plus anciennes mythologies et leurs métamorphoses. La chirurgie moderne, microscopique, microchirurgie, accomplit le mythe d’un corps ressuscitant en se tissant aux fils de son suaire, renouvelant ses chairs, ses peaux, son squelette… Mais cela ne va pas sans souffrance, même si on essaie d’en atténuer les seuils.

Le vieux coup d’oeil chirurgical de Flaubert, aiguisé et destructeur, noyé dans le rire d’un ange exterminateur, s’est mué aujourd’hui dans un champ ductile de changements, et de bouturages, de prothèses réparatrices. Mais en revanche, l’esthétique qui la sous-tend prescrit le plus souvent ses normes. Le corps obéit à un modèle formel mercantilisable. C’est lui qui signe une feuille de route impossible à quitter. Des règles prétendument éthiques le rappellent à qui s’avise de frayer hors piste, notamment dans le domaine de la procréation, de l’embryogénèse (thème qu’on a voulu aborder avec Mojgan dans notre film No Way time). C’est plutôt sur ce champ de la loi, du corps régi par un bio-pouvoir qui ne répercute en le corps que le pouvoir ancestral de la normalité, excluant les différences et les handicaps, que ce sont aventurés les artistes, se faisant greffer des organes là où on ne les attendait pas, rendant incertain le corps hérité. Orlan, Stelarc, Marion Laval-Jantet… en outrepassant les limites du corps disent cette possibilité de traverser le système organique et sensoriel établi, pour flotter entre deux espaces, deux espèces.

Y a-t-il une clinique, ou des cliniques, je veux dire des façons diverses de concevoir la clinique, l’espace de la clinique et la relation clinique ? Des continuums reprennent inlassablement les même patterns ancestraux : l’accueil en un lieu clos, le secret (qui remonte au serment d’Hippoctate – IV e siècle avant Jésus Christ), l’isolement en cas d’épidémie ou de pandémie, l’ablation d’un membre ou d’un organe devant l’infection ou de le cancer… La chimie des traitements intraveineux, des perfusions, qui engendrent une visualité puissante et dissuasive parfois, les traitements sophistiqués ont bouleversés l’espace de la clinique… Il y a une théâtralité de la clinique, un jeu entre traitement modernes et ancestraux, entre activité et passivité.

Mais il a d’autres relations, celle venue de la psychanalyse qui est intégrante à la sémiologie de la clinique, parce qu’elle a affaire au langage. Le rôle de la psychanalyse dans le traitement psychiatrique est la grande révolution de la distribution des rôles dans la clinique. La confidence au pied du lit du malade s’est complétée en monologue et transfert sur le divan. Ce corps fait de symptômes et de nœuds, d’écho et de répétition inlassable du signifiant, cerne peu à peu l’objet (absent) du désir, et cet inconscient « structuré comme un langage » disait Lacan, et qui donc toujours à la langue assigne la trace des chemins de guérison.

On sait peu de choses ici en Occident des techniques orientales, soins par rétablissement des circulations, des souffles, traitement par des plantes rares, acupuncture, par piqure ou seulement sollicitations de points nodaux dans la main (ce qui fut l’objet d’une thèse d’une de mes étudiantes : Su Kim).  La phytothérapie, dont le premier texte gravé sur les tablettes sumériennes remonte à trois mille ans avant notre ère, sans compter le Papyrus Ebers conservé à Leipzig (XVIe siècle avant JC, du temps de Amenhotep III, qui fait outre la liste des maladies, dont le cancer, le catalogue des plantes médicinales) plonge ses racines aux origines de l’histoire, ainsi que la chirurgie de l’œil, qui remontait aussi au Egyptiens, comme le décrit Yves Pouliquen dans La Transparence de l’oeil. L’usage des plantes dans les thérapies tibétaines élargit la pharmacopée à des exercices de l’esprit proche de la médiation que l’on peut faire à travers le zen (Christophe André, psychothérapeute à Sainte-Anne) par la MBSR, acronyme de l’anglais Mindfulness Based Stress Reduction, ou réduction du stress basée sur la pleine conscience, pratiquée par exemple par Jon Kabat-Zinn, qui n’est pas à proprement parler une psychothérapie, mais une méditation destinée à changer les rapports à la souffrance… à décaler la conscience vers un champ plus vaste qui déplace son narcissisme vers une relation élargie au monde.  Tout cela contribue à ouvrir l’espace de la clinique sur un macrocosme.

Peut-être est-ce aussi cela qu’a voulu investir l’art-thérapie. L’histoire en est longue : elle s’insère entre la psychiatrie, la psychanalyse et les défenseurs de l’art brut (Jean Dubuffet, Asger Jorn). J’ai connu personnellement, à la librairie galerie Obliques, Gaston Ferdière, le psychiatre d’Antonin Artaud, la conscience tranquille, lui qui d’une main déclenchait les électrochocs, de l’autre tendait la feuille de papier et le crayon affuté où son patient pouvait à loisir « forcener le subjectile » (selon l’expression de Derrida). C’est à cette époque, dans l’héritage du surréalisme, qu’on peut situer la naissance de l’art clinique : en déplaçant la force vers cet objet transitionnel, sans doute la main qui fouille et traverse le support fut-elle finalement plus importance que le choc électrique. L’art-thérapie s’est aventuré dès lors vers des chemins divers, depuis de dessin et la peinture jusqu’à la musique, la danse, le théâtre, les ateliers d’écriture, les marionnettes… Nous avons la chance d’avoir dans ce colloque deux représentants parmi les deux plus prestigieuses écoles françaises d’art-thérapie.

Dans le domaine de l’inconscient, dans la microphysique des tissus, comme dans l’expansion du  corps le mouvement est le même, celui qui, tel un anneau de Moebius, se retourne, sans verso possible. Peut-être aussi l’histoire est-elle beaucoup moins linéaire qu’on ne croit, comporte-t-elle des effets d’échos et de récurrence, une compacité insoupçonné, dès lors que l’objet à explorer reste un corps infiniment malléable. Cette permanence/impermanence du corps qui change sans changer constitue l’énigme même de nos limites et de nos possibles.

Mais ce sont moins ces réflexions sur les limites des espèces, l’histoire et le transculturel qui nous intéresseront présentement, que le paradigme de la clinique déplaçant le sens de nos voirs et de nos esthétiques. Je vous souhaite, je nous souhaite d’excellentes réflexions transversales entre des champs apparemment lointains, mais proches dans leurs effets d’interrelation, d’analogie, de réfraction.


Biographie de Michel Sicard