Une fenêtre ouverte sur la vie : De la représentation de certains actes chirurgicaux dans le cinéma de genre
Philippe Ortoli
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Ortoli, P. (2019). Une fenêtre ouverte sur la vie : De la représentation de certains actes chirurgicaux dans le cinéma de genre. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
Il y a un lien indéniablement historique entre les actes chirurgicaux et le cinéma : dès ses balbutiements officiels, en 1898, le docteur Doyen, filme certaines de ses opérations (ainsi que des démonstrations de l’efficacité de son matériel médical, ce qui fait de ses vues les premières « bandes » publicitaires[1]) dont on distingue, entre une une ablation de l’appendice, des amputations, voire une hystériectomie abdominale et vaginale, sa fameuse séparation des siamoises Radika et Doodika (l’épisode est repris et développé dans un très bel épisode de Nip/Tuck[2]) capturée par Clément Morice et que l’on trouve désormais sur Internet[3]. Son but est de favoriser la connaissance de ses techniques : en vidant son bloc de ses observateurs pour les réunir, additionnés à d’autres curieux, devant une toile blanche, le chirurgien table, intuitivement, sur la visée pédagogique de l’invention des Lumière, ce dont Muybridge et ses planches anatomiques avaient déjà témoigné. Mais, on le sait, il n y a pas que cette belle volonté (pas plus d’ailleurs chez Muybridge dont beaucoup de photographies sont soupçonnables d’avoir été réalisées également pour satisfaire les pulsions scopiques de leurs destinataires) : l’histoire est connue[4] quant à la manière dont certains de ces œuvres ont été vendues par un de ses deux opérateurs, Ambroise-François Parnaland, à la « Société générale des phonographes et cinématographes » pour être diffusés sans des salles et des fêtes foraines, ce qui a occasionné un procès (entre autres, contre Pathé)[5]. Que ce ne soit pas l’intention première du médecin n’oblitère pas la réflexion que doit nous apporter un tel détournement, d’abord sur la nature d’attraction que revêt la représentation d’une action se résumant à pratiquer une intervention sur un organisme vivant destinée à le consolider, ensuite, sur le statut éminemment bâtard du cinéma qui, avant d’être appelé « art », apparaît au croisement d’une vocation scientifique et d’une aspiration au spectacle. De ces deux voies, seule la seconde nous intéresse ici et nous l’avons creusée sous sa forme la plus débridée en ne nous concentrant que sur les films représentant les pratiques chirurgicales les plus fantaisistes, qui sont aussi les plus extrêmes : l’acte d’imagination d’où résulte toute image cinématographique, y est poussé au paroxysme, tout en conservant, à travers sa nature de reflet, son corollaire naturel, l’acte d’imitation.
Notre propos s’ancre dans le cinéma de genre, dont la particularité est d’être identifié par sa nature populaire, son implantation au sein de certains genres cinématographiques narratifs (western, polar, épouvante, Chambara, Wu-Xia Pian, entre autres), et une visée, considérée pendant longtemps comme indigne, à savoir mobiliser les affects du public. Les films de genre (car ce sont eux qui, bien sûr, manifestent cette belle entité) se développent autour de configurations thématico-modales récurrentes, même si leur destinée est d’être sans cesse bouleversées dans leurs principes, cimentées par le souci de provoquer des sensations fortes. Dans ce contexte, nous aborderons, comme socle, le gore, sous-genre transformé en effet depuis qu’il se retrouve mêlé à n’importe œuvre pourvu que cette dernière manifeste de façon explicite une violence brutale exercée sur un corps. C’est en tant qu’écho suffisamment puissant pour rappeler d’où vient la voix qu’il propage, que l’effet-gore s’affirme partout au cours de ces nombreuses greffes qui constituent le soubassement de l’histoire des genres. Ainsi, qu’il y ait des représentations d’actes chirurgicaux ailleurs que dans les films d’horreur est indéniable (il y en notamment dans les mélodrames qui constituent, globalement le genre auquel appartiennent les feuilletons télévisées qui les enchaînent, sans même aborder la question du cinéma scientifique[6]), mais ce qu’ils sont censés provoquer alors garde toujours une trace de ce terrain originel, celui du saisissement requis devant un spectacle fascinant parce que terrifiant dont la visibilité requiert le qualificatif renvoyant au sang coagulé, et cette trace est bien le gore.
C’est qu’au au cinéma, l’acte chirurgical est vecteur de peur : que la dernière sous-branche horrifique, le Torture Porn use, parfois, pour caractériser les bourreaux qui y mutilent leurs victimes (c’est son programme), d’un ensemble d’éléments visuels (scalpel, blouses, gants, masques) proche de celui dévolu aux opérations chirurgicales (je pense à Grotesque de Koji Shiraishi, 2009, indépassable dans l’abject) témoigne de la longévité de l’attraction/répulsion exercée sur notre regard par la représentation de ces dernières. C’est qu’il y a derrière tout corps que l’on divise, perce ou déchire, le texte de Didi-Huberman tout entier inspiré de Bataille, Ouvrir Venus[7], est de ce point de vue éclairant, la preuve de la réalité intrinsèque et multiple du commencement comme de la fin de chaque être : la béance. Intimer la massivité creuse un abîme de doute : on peut y lire une métaphore de la crise d’identité individuelle, premier symptôme de l’angoisse, mais le geste est surtout, dans ses applications les plus extrêmement documentées, un moyen ultime de révéler la précarité des corps qui s’offrent à nous. Le bouleversement du dévoilement organique est indéniable et il offre une image puissante à un art qui nous propose, sans cesse, de regarder quelque chose qui n’est plus là.
On connaît la célèbre phrase de Bazin, décalquée d’Alberti[8], sur le cinéma comme fenêtre ouverte sur le monde : on cite moins celle où il écrit, en relisant Bataille[9], qu’il ouvre sur la mort comme une fenêtre dans la cour. Grâce à ce geste, les deux horizons peuvent aisément être réunis : l’effet direct produit par une trouée qui nous regarde à travers l’acte qui consiste à la mettre à jour est relié directement à une des qualités les plus fondamentales du cinéma, à savoir sa propension à instaurer une tridimensionalité imaginaire, en jouant sur les valeurs de surface et de profondeur. En révélant le derme sous le tégument, ou les organes sous la chair, ce n’est rien moins que, littéralement, convenir d’une vertu centripète du plan dont la composition se trouve dominé par l’idée de l’exploration de son espace : si le cinéma, c’est du temps que l’on peut voir, ainsi que l’écrit Badiou et, donc, du temps mué en perception[10], c’est par ce mouvement qu’il le signifie. Celui qui découpe, creuse et arrache personnalise le principe de tout travelling et, plus globalement, rend visible la mutabilité intrinsèque du plan. Vincent Souladié, dans un article passionnant sur le film d’horreur des années 80[11], établit que c’est parce qu’ils sont images que les corps mutants de certains films (il évoque le cinéma d’horreur américain des années 80 et, sur ce point, particulièrement Cronenberg) ne peuvent totalement disparaître : d’une certaine façon, dévoiler ainsi l’invisible comme partie intégrante du visible, épaisseur ne demandant qu’à jaillir, résout l’aporie constitué par la non-existence du corps écranique en renforçant l’origine première de ce qui est, ici, moins un terme qu’une relation. Découvrir un volume alors que nous n’avons sous les yeux qu’une surface, c’est faire du temps la mesure d’une altération fondamentale, c’est donner à l’idée même de devenir une connotation funeste. Le mouvement de l’image devient mouvement dans l’image qui, paradoxalement et métaphoriquement, révèle qu’elle vit, si on considère, comme Deleuze l’écrivait, en commentant les célèbres pages de L’évolution créatrice consacrées à « l’artifice du cinématographe »[12], qu’on ne peut « peut conclure de l’artificialité des moyens à l’artificialité du résultat ? » [13].
Une illustration célèbre est celle proposée par la séquence de l’opération des Yeux sans visage de George Franju, 1959, dans lequel le Professeur Genessier (Pierre Brasseur) retire la peau du visage d’Edna (Juliette Hayniel), capturée par son assistante dévouée (Alida Valli) afin de parvenir, ensuite, à la greffer sur la face brûlée de sa propre fille (Edith Scob). Le choix de monter des cadrages resserrés sur les visages ou, au grand maximum, les épaules, y fragmente le plan pour conférer une autonomie figurative à ses éléments, donnant l’impression que l’acte pratiqué par les personnages est simultanément engagé par le dispositif même : le cadrage agit ici comme « un scalpel de l’image »[14], le rôle du montage étant de relier entre elles les parties que découpe ainsi le cadre. Filmer la déchirure, c’est exprimer par la forme même la séparation physique subie par l’objet filmé ; c’est aussi resserrer, c’est-à-dire déterminer le centre de la composition vers le dedans, en condensant de façon brutale, la problématique même du recouvrement/ouverture en œuvre dans la représentation des actes chirurgicaux où le pratiquant se doit de garder enfouis tous les traits susceptibles de déstabiliser l’homogénéité de sa surface visagière (d’où l’apparition toujours incongrue de la sueur), alors que le patient, au contraire, est caractérisé par le jaillissement d’une intériorité organique révélant son identité figurative comme une enveloppe précaire. Dans l’exemple montré, c’est le visage qui est ainsi nié à travers son décollement : devenu masque à retirer, après qu’on a dessiné précisément les contours de sa nature de recouvrement, il révèle l’écorché qui sommeille en chacun de nous. L’acte chirurgical dépossède le sujet de la croyance en sa propre humanité attestée. C’est bien cette déchirure qui est au centre du dispositif.
Pour autant, comme le prouvent ses applications les plus extrêmes, comme Les yeux sans visage, où le bénéficiaire de l’acte thérapeutique, celui qui revêt donc une nouvelle apparence, n’est pas le même que le « patient » qui a subi les éprouvants procédés manuels l’ayant conditionnée (on en connaît deux développements dans L’horrible docteur Orloff (Gritos en la noche, 1962) et Les prédateurs de la nuit (Los Depredadores de la noche, 1988) tous deux de Jess Franco), il serait absurde de résumer ces actes à leur portée destructrice et voir dans cette dernière la seule cause de la visée effrayante de ces représentations : comme nous l’avons déjà déjà écrit à propos de Nip/Tuck (et cela concernait, il est vrai, directement la chirurgie esthétique), il s’agit bien de couper (Nip) et de retendre (Tuck), c’est-à-dire d’ouvrir pour mieux refermer ensuite, de creuser le corps, en en transformant l’intérieur, pour parvenir ensuite à recréer l’extérieur en modifiant sa surface, et cette constante bien réelle de l’acte chirurgical au sens large est le leitmotiv de ces représentations : un travail manuel effectué au sein d’un corps en vue de le modifier (c’est-à-dire théoriquement de tenter de l’assainir). En demeurant dans les limites de notre sujet, on peut constater que ce trait n’est nullement incompatible avec ce que nous avions identifié plus avant comme l’instant de la révélation du gouffre : il le prolonge juste, établissant son extraction comme indispensable à la (re)fabrication d’un corps cinématographique, en même temps que justification du caractère hybride de ce dernier, ce que certaines fictions entretenant avec notre sujet d’évidentes correspondances (nous pensons aux Frankenstein, surtout celui de de Morrissey et de Margueriti (Chair pour Frankenstein, 1974 (Flesh for Frankenstein), ou à L’île du docteur Moreau, surtout celui de Frankenheimer (The Island of Dr. Moreau, 1996) pousseront au paroxysme (mais, d’une certaine manière, Franju, participe à son époque de la même dimension sur-naturelle). L’instant du recollement, ou, dans une perspective plus englobante, celui du recouvrement, crée un lieu en tous points emblématique.
Une œuvre s’attarde particulièrement sur ce moment-là il s’agit de Volte-face de John Woo, 1997 dont les plans prolongent en quelque sorte ceux des Yeux sans visage. Nous en rappelons l’argument : pour détruire le réseau terroriste du terroriste Castor Troy (Nicolas Cage), le policier Sean Archer (John Travolta) décide d’endosser l’identité de son pire ennemi en revêtant, par le biais de la chirurgie, son visage. La séquence à laquelle nous faisons allusion est celle de l’intervention chirurgicale au terme de laquelle Sean prend le visage de Castroy s’effectue.
Ce jaillissement de l’autre dans la reprise du même interroge la base physique du cinéma, comme étant une opération, celle de l’assemblage, constitutive d’un être dont la qualité première est bien de s’arracher à une origine pour se projeter vers. La différence avec Franju, au-delà, bien sûr, d’un appareillage autrement plus élaboré, tient dans deux éléments : le premier est que le découpage qui, de nouveau, isole les visages en leur interdisant l’inclusion dans l’ensemble qui les contient, se voit dédoublé par celui issu des moniteurs sur lesquels, le codage informatique de l’opération se situe. Woo, par là, insiste moins sur l’étalage de la technicité que sur l’écho évident entretenu par les images entre elles, chacune, en définitive, proposant des doubles de la situation décrite, comme pour mieux souligner à quel point les personnages ne sont que des reflets, susceptibles, d’être dupliqués, copiés encore. Par là même, c’est sur l’écart que Woo met l’accent et lorsque le tégument travoltien repose dans le liquide, en un plan dont le caractère insolite évoque une bien inquiétante étrangeté, ce dernier est comme la preuve vivante de cette origine niée à l’aune de laquelle le film se mesurera de manière ironique (puisque c’est Troy qui, plus tard, se le fera greffer). Et, c’est le deuxième point, qui explique pourquoi, à la différence de Franju, le cinéaste montre l’apposition du masque sur le sous-cutané, puis la découverte du nouveau visage. Il y a là une renaissance cinématographique qui passe par la douleur et qui se conclue naturellement par le bris du miroir, acte qui, depuis Welles et sa Lady from Shangaï, témoigne de l’impuissance à retrouver l’original dans la copie.
Le principe même de cette (re)création garantit la nature bâtarde du cinéma dont la reproduction du monde est aussi, et fatalement, recomposition : le sentiment de dépossession qui l’accompagne est à la mesure d’une angoisse ontologique, à travers laquelle l’étant cinématographique reconnaît l’être qui l’excède. En cela, l’acte chirurgical révèle, globalement, tout physique cinématographique comme palimpseste : fenêtre ouverte sur la vie, écrivons-nous dans notre titre, tant il est vrai que le mouvement ici qui consiste à isoler une partie du corps pour la révéler, en définitive, décomposable et recomposable, est bien celui du vivant lui-même comme réserve inépuisable d’évolutions. Il se déroule ici, ce que Descartes nomme une création continuée, dans la mesure où se rejoue ce qui a été entrepris dans l’opération première minimale de la poïétique. Pour autant, son terme n’est pas synonyme d’épanouissement: c’est, à l’intérieur des fictions, le désarroi de personnages comme le héros du Visage d’un autre de Hiroshi Teshigahara (Tanin no kao, 1966), défiguré et porteur d’une prothèse faciale qui finira par l’anéantir, le désespoir de Vicente (Jan Cornet) devenu Vera (Elena Anaya) par l’habileté luciférienne du chirurgien Ledgard (Banderas) dans La piel que habito d’Almodovar (2012) , ou la détresse de Rose (Marilyn Chambers) dans Rage (Rabid) de Cronenberg (1977) qui, à l’issue d’une greffe spéciale, se voit dotée d’un étrange appendice sous les aisselles dont la soif de sang, la muera en mutante contaminatrice : y voir une condamnation morale (les apprentis-sorciers coupables d’outrepasser les lois humaines et divines en voulant refaire ce que la nature et/ou dieu ont déjà engendré sont punis et leurs créatures, tragiques résultats de leurs ambitions, ne peuvent qu’être vouées à la destruction) est juste, tant la piste, surtout dans le cinéma de genre, est largement creusée. Néanmoins, ce qui nous semble aussi en jeu simultanément – preuve que l’opsis ne supplante pas le muthos dans le cinéma de genre, mais s’y articule –, tient la manière dont la profonde mélancolie qui émane des corps ainsi remodelés est cinématographique, car elle renvoie à un art qui reproduit un monde passé auquel nous n’avons accès que par les traces qu’il laisse. L’art de Franju ou de Woo est de révéler ce qui, dans les autres films, ne peut que se deviner : la nostalgie de ce qui n’a jamais été ou du moins, de ce qui ne peut se concevoir que dans l’absence[15].
C’est la raison pour laquelle nous terminerons en évoquant l’un des plus beaux films de Cronenberg, familier de ces questions, même s’il n’a finalement que peu filmé d’actes chirurgicaux. Il s’agit de Faux semblants (Dead Ringers, 1987) avec Jeremy Irons qui traite de deux brillants gynécologues jumeaux ne pouvant s’envisager que dans une totale complémentarité (le même comédien joue les deux frères) : or, à la suite d’une rencontre avec une jeune femme, l’un des deux prend conscience de son absence d’identité et décide de développer sa singularité à travers un parcours autodestructeur. Mais son double finira par le suivre dans cette descente aux enfers de la drogue et de la déchéance sociale. Ce qui est en jeu dans Faux semblants, à la fois dans son projet filmique (comment faire exister deux personnages différents incarnés par le même comédien ?) et au cœur de son récit (comment conserver son indépendance quand on possède le même code génétique qu’un autre ?), c’est justement la nécessité de la séparation pour marquer l’écart. Il ne s’agit donc plus de greffer, mais de diviser : la scène finale où les deux frères se trouvent dans un état de démence montre à la fois l’opération qui consiste à partager et donc théoriquement à sauver l’un des deux frères, puisque l’organique ici sert à exprimer le processus d’individuation, et son résultat. Bien sûr, on n’est plus vraiment dans la représentation de l’acte chirurgical, même s’il est pratiqué par un personnage dont c’est aussi l’activité, et la folie du geste est à la hauteur de l’imagination cronenbergienne. Les deux frères n’ont jamais été assemblés (mais ils agissent comme tels) et il s’agit pour le cinéaste de passer par l’organique pour décrire un état purement psychologique (la nécessité suicidaire de trancher le cordon qui les relie, ce qui se traduit par le fait, pour Berverly, de provoquer la mort en incisant profondément et fatalement le corps d’Elliott). Mais, ce faisant et, loin de Doyen, se trouve ici un assez exact condensé du tragique inhérent à ces opérations chirurgicales.
Cherchant à nous faire ressentir la douleur et la beauté des gestes accomplis pour nous détacher de cette origine, le film, ici, la remet en scène dans son dernier plan (puisque Beverly finit par se lover près de son frère, afin d’y attendre, lui aussi, la mort), sous la forme d’une fusion qui, parce qu’elle n’est que plastique et cite la Pièta, renvoie à l’impossibilité de son modèle. Par-delà cette scission, Cronenberg montre que représenter l’acte chirurgical permet au cinéma de dispenser une précieuse langueur, en donnant à ressentir les traces mnésiques de ce qui fonde ses plans au sein même de leur fabrication, au point de les identifier comme vestiges (au sens que donne Thomas d’Acquin à ce mot[16]). Mais vestiges de quoi ? De qui ? De ce qui n’a jamais été… De fait, si aucune des opérations montrées ici ne revêt le caractère de nécessité thérapeutique que peut avoir, dans la réalité, l’intervention chirurgicale (les séries comme Grey’s Anatomy ou Urgences sont là pour les développer), elles n’en demeurent pas moins marquées par un inconditionné : les images cinématographiques sont orphelines et c’est leur détachement même qui en constitue le prix esthétique…
Notes
[1] Thierry Lefebvre, « Les débuts cinématographiques du docteur Doyen », La revue du praticien volume 63, 20/05/2013, p. 734.
[2] Nip/Tuck, créée par Ryan Murphy, passée sur FX pour la première fois en 2003, 6 saisons (Episode 9 – Saison 2 (Rose and Raven Rosemberg)).
[3] http://www.canalu.mobi/video/science_en_cours/les_incunables_du_cinema_scientifique.167.
[4] Dr Jean Catacuzène, « 75 ans depuis la création du cinéma de recherche médicale », dans Société française de l’histoire de la médecine, volume 7, 1973 p. 293 (www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/…/HSMx1973x007x004x0291.pdf).
[5] Thierry Lefebvre, La chair et le celluloïd, le cinéma chirurgical du docteur Doyen, Brionne, Jean Doyen éditeur, 2004.
[6] Y compris dans ses passerelles : par exemple l’activité professionnelle de Stéréolabs, start-up créée par Cécile Schmollgruber, destinée à filmer en 3D les opérations chirurgicales et devenue, depuis, affiliée à d’autres tâches (retransmission sportive et, surtout, Avatar 2). Mais pour qui connaît l’aventure de la revue Médecine/Cinéma, initiée par Gérard Leblanc et financée par les laboratoires Sandoz, les ponts entre cinéma scientifique et cinéma documentaire ou fictionnel sont multiples (ne serait-ce que par Franju ou le financement de L’ordre de Pollet), cf http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2009-2-page-107.htm.
[7] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêves, cruauté. L’image mouvante, 1, Paris : Gallimard (Le temps des images), 2005 (1999).
[8] « Mon premier acte, quand je veux peindre une superficie, est de tracer un rectangle de la grandeur qui me convient, en guise de fenêtre ouverte par où je puisse voir l’histoire», L. B. Alberti, De la statue et De la peinture, trad. C. Populin, Paris : A. Levy, 1868, p. 124
[9] « La douceur, l’enflure, la coulée laiteuse de la nudité féminine anticipent sur une sensation de fuite liquide, qui elle-même ouvre sur la mort comme une fenêtre dans la cour », G. Bataille, Histoire de l’érotisme, Œuvres complètes VIII, Paris : Gallimard, 1976 (1950) p. 132.
[10] A. Badiou, « Le cinéma comme expérimentation philosophique », dans Cinéma, Paris : Nova Editions, 2010 (texte inédit à la parution issu d’une conférence de 2003), p. 335.
[11] V. Souladié, « les mutations du corps dans le cinéma américain des années 80 : disparition, substitution, résistance », dans X. Lambert (s. la dir. de), Le post-humain et les enjeux du sujet, paris : L’Harmattan (Ouverture philosophique), 2012, p. 185.
[12] H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris : PUF/Quadrige, 1994 (1941), pp. 304-307))
[13] G. Deleuze, L’image-mouvement, Paris : Les Editions de Minuit, 1991 (1983), p. 10.
[14] Ainsi que l’écrit Marianne Derrien à propos de l’utilisation du couper/coller numérique par Orlan dans ses Self Hybridations : M. Derrien, « Les représentations du corps à l’épreuve des nouvelles technologies : une chirurgie de la sensation », dans S. Bernas, J. Dakhlia, La chair à l’image, L’Harmattan (Champs visuels), 2006, p. 124.
[15] C’est, d’une certaine manière, ce que nous avions pu développer dans notre article sur Nip/Tuck , quand nous écrivions que toute la série déclinait la nostalgie du corps unique et idéal formé par les deux héros et que leur séparation physique constituait un manque initial que la poursuite de la série ne cesse de vouloir combler (P. Ortoli, « L’atelier du plasticien : notes sur la représentation de certaines interventions chirurgicales dans la série Nip/Tuck », dans L’atelier, sous la direction de P. Arbus, Entrelacs n° 7, Université de Toulouse Le Mirail, mars 2009, p. 139).
[16] « On en comprendra clairement la raison si l’on observe la façon dont, respectivement, image et vestige constituent une représentation. En effet, l’image, comme on l’a dit, représente selon une ressemblance spécifique. Mais le vestige représente à la façon d’un effet qui représenterait sa cause sans atteindre à la ressemblance spécifique, comme les empreintes qui sont laissées par le passage des animaux et qu’on appelle vestiges ; comme la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation d’un pays qui est appelée vestige de l’armée ennemie », T. D’Aquin, Somme théologique, Paris : Les Editions du Cerf (Théologies), 1984 (1266-1273), tome 1, Qu 93, 6, p. 799.