Einfühlung, de l’empathie comme un des beaux-arts
Marion Laval-Jeantet
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Lager, S.A. (2019). Einfühlung, de l’empathie comme un des beaux-arts. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
En 1991, alors que je débutais une démarche artistique commune avec Benoît Mangin sous le pseudonyme Art Orienté Objet, nous avions vivement souhaité fédérer un groupe de réflexion artistique pour réagir à l’omniprésence contraignante du post-modernisme. Cette initiative produisit le livre Pro-création ?[1], un recueil singulier qui posait ouvertement la question de la genèse de leur travail à une dizaine d’artistes en recherche. J’avais alors écrit une sorte de manifeste, « Ready-thought », qui donnait les lignes dont nous ne nous sommes pas déroutés d’un art se voulant « efficace » face aux rouages pervers d’une société devenue trop complexe. Parallèlement j’entamais des études d’ethnopsychiatrie, alors officiellement appelées Études des processus de manipulation et d’influence, doublant ma condition d’artiste d’une condition de thérapeute pour rester cohérente avec ce désir d’agir sur la réalité sociale. Tobie Nathan définit cette quête ainsi dans Nous ne sommes pas seuls au monde[2], il ne s’agit pas à travers l’ethnopsychiatrie de trouver une vérité absolue de la psyché, « mais bien un encouragement à percevoir un monde multiple, à ne pas se laisser prendre au mirage d’une universalité abstraite, à ne pas céder aux pressions des puissants du jour qui veulent une vérité pour mille ans. »
Voici un extrait toujours signifiant à mes yeux du texte manifeste publié alors :
« L’inquiétude d’un art désincarné nous a poussés jusqu’à présent à multiplier les figures de l’inconséquence, dans une fuite signifiante, suivant une logique de cause à effet. Comme si de cette prolifération où s’interroge notre responsabilité à produire nous pouvions tirer des actes salvateurs. N’est-il pas logique de penser que, dans une société ‘en crise’ économique et structurelle, l’art ne peut survivre qu’après avoir justifié d’une capacité à mettre en abîme les délires engendrés par cette société : l’extinction des espèces rares, la science comme ultime repère, l’intoxication et la rumeur ? Avec la disparition de la diversité biologique, les expériences d’incarnation se limitent, va-t-on vers un appauvrissement du potentiel terrestre obligeant à un recyclage humain commençant par les idées ? (Il est urgent de vivre de son vivant une vie animale !)
Parler de la mise en forme de l’incarnation, depuis la surpopulation et la manipulation génétique, c’est parler d’une question éthique. Et dans ce cadre, parler d’une fonction possible de l’art, c’est le définir comme un contre-pouvoir des comités d’éthique ; nul ne s’étonnera que l’indifférence vis-à-vis et au sein de l’art puisse être alors comparée à l’acceptation passive d’une mise sous tutelle de la pensée. Plus que jamais, tenons-nous à l’écart du consensus récent selon lequel du savoir commun naîtrait la morale de l’époque, selon lequel du savoir scientifique seul dépendrait la survie d’un monde condamné. Plus que jamais, conservons notre regard critique, notre libre-arbitre, au-delà de toute obligation sociale. Car la plus grande action (mais aussi subversion) morale reste l’absurdité de la persévérance du dit artistique, en toute connaissance de cause, loin de toute dérision, et de tout dérisoire. »[3]
Ce texte rejoignait, sans le savoir alors, une pensée fondatrice affirmée par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France en 1976[4], par laquelle il appelait à une insurrection des savoirs asujettis, minoritaires, contre les savoirs dominants. Parmi ces savoirs asujettis s’est justement retrouvée la question du savoir et de la place de l’animal que repris Gilles Deleuze, et sur lequel j’insistais dans Ready-thought, alors que je ne connaissais pas encore ses écrits. Cet appel que je lançais à vivre de mon vivant une vie animale, Deleuze le qualifierait d’immanation, concept selon lequel la vie ne s’épuise pas dans une confrontation entre objectivation politique et subjectivation de soi, mais qu’elle se produit bien comme un évènement en soi-même[5]. Cette idée de l’événement en soi-même est une chose qui par moment ne peut pas se vivre autrement en art qu’à travers la performance. Cet appel, j’ai longtemps essayé de le vivre. Pendant des années nous avons, Benoît et moi, produit des quantités d’approches de l’animal dans un désir de nous mettre à sa place.
Pour éclairer notre impuissance à y arriver, je vais revenir sur un concept qui m’amuse bien, celui du « parlé à la seconde personne », relancé récemment par Dominique Lestel au cours du séminaire de l’Humain débordé[6] alors qu’il s’interrogeait sur la question du « pour qui parle-t-on ? ». Imaginons qu’il s’agisse de parler de cet Autre qui est l’animal. Il existe une pensée à la première personne, la pensée phénoménologique : « j’ai une expérience de l’animal, j’en parle ». Une pensée à la troisième personne qui est la pensée de l’observateur, de l’éthologue, du scientifique : « j’étudie l’animal ». Et puis on peut avoir l’utopie comme Paul Shepard d’une pensée à la deuxième personne, une pensée qui dirait : « que se passe-t-il dans la tête de l’animal ? », « Qu’est-ce que penser du point de vue de l’animal ? ». C’est un fantasme que partagent aussi les psychologues, à travers le concept d’empathie, qui voudrait que nous puissions nous mettre à la place de l’autre, le terme d’empathie provenant de l’allemand Einfühlung, littéralement ressenti en soi, un vœu pieu de la psychologie clinique que j’ai été tentée de vivre physiquement. Mais comment fait-on pour penser l’animal ? comment fait-on pour établir une clinique de l’animal ? Comment établir une place de l’Autre dans l’art qu’on produit soi-même ? Les pensées s’affrontent, c’est un désir complexe et périlleux… Pendant longtemps je me suis comportée comme une éthologue, me plaçant au plus près de l’animal, du point de vue de la première personne, phénoménologiquement « avec nos animaux », ou de la troisième personne, en ayant recours à la science. Et puis nécessairement, avec l’art, j’ai tenté de fantasmer cette deuxième personne. Que se passerait-il si nous essayions d’être nous-mêmes ces animaux ? Nous avons ainsi produit toutes sortes d’expériences consistant à fabriquer des leurres grâce auxquels on allait pouvoir éventuellement communiquer avec l’animal. Ainsi Félinanthropie dans laquelle, portant des chaussures « pattes de chat » et une queue. Nous espérions que la transformation de mon attitude corporelle transformerait logiquement la relation de nos chats à moi-même. Ce qui fonctionnait à vrai dire très bien, mais ne me mettait pas physiologiquement vraiment à la place de l’animal. Il semblait de plus en plus évident que je n’aurais pas une vision claire par ce type d’expérience du ressenti, voire de la pensée animale, pour autant. C’était un premier acte intéressant, à l’image du Wagahai wa neko de aru (Je suis un chat) de Natsume Soseki[7] par exemple, livre entièrement écrit à la personne du chat par l’écrivain, dont Kon Ichikawa a fait en 1959 un film assez déconcertant car on y est physiquement à la hauteur du chat.
À un certain moment la tentation était trop forte d’aller plus loin dans le changement de point-de-vue, j’ai alors poussé les recherches en neuro-psycho-endocrinologie afin de comprendre l’importance des différents composants physiologiques, hormones, immunoglobulines, protéines à même de faire de chacun homme et animal un être au ressenti particulier. De là à imaginer modifier ma propre physiologie pour qu’elle s’approche du ressenti animal, il ne fallut qu’un pas. Quelles seraient très précisément les éléments à se transfuser afin d’atteindre ce but ? Ne plus ressentir seulement comme un humain, toucher l’utopie du penser à la seconde personne. Donc après trois ans de recherches auprès de différents laboratoires, nous avons établi un protocole pour m’inoculer du sang animal. Le but n’était pas juste un fantasme symbolique d’hybridation homme-animal, cela allait au-delà, il s’agissait vraiment de s’infliger une expérience d’extra-humanité. Et cette expérience a eu des conséquences psychologiques qu’on pourrait qualifier d’extrahumaines. Ce faisant je brisais le tabou du concept de l’animal comme structure structurante, définit par le psychologue et anthropologue Frederik Buytendijk[8], qui considérait qu’un organisme se structurait en tant qu’animal dans son autonomie, et que ses capacités évolutives propres étaient justement propres à la façon dont son corps était clos sur sa propre conception incarnée du monde. La question se posait véritablement pour moi de définir les capacités évolutives qui découleraient d’une hybridation, comment on pourrait reclassifier cette mutation, et comprendre ce qui venait de l’homme et ce qui venait de l’animal dans un tableau clinique qui découlerait de l’expérience.
Effectivement quand on m’a injecté ce sang animal, un certain nombre de réactions ont eu lieu, dont certaines qui n’étaient que purement inflammatoires. La question complexe était de faire la part des choses entre ces réactions de défense immunitaire et celles qui étaient induites par la présence des cellules équines. J’ai eu du mal sur le moment à décrire l’ensemble des réactions vécues, car étant moi-même dans l’expérience, je les subissais de plein fouet. Mon état rendait difficile la prise de notes. J’ai pu reprendre des enregistrements et définir a posteriori, et avec le témoignage de mon entourage, ce qui semblait de l’ordre de l’anomalie. Au départ j’ai demandé assistance aux biologistes humains, qui se sont senti un peu débordés, face à une étiologie toute différente de ce qu’ils connaissaient. Notamment, je ne dormais plus que quatre heures par nuit en petites périodes morcelées, réveillée vivement au bout d’une demi-heure, et ce pendant une semaine. J’avais aussi une espèce de peur épidermique très singulière qui n’avait rien à voir avec une peur existentielle comme la peur humaine classique, c’était une peur non intellectualisée, une peur instinctive, liée à la présence de l’autre, au bruit, au contact, une peur à fleur de peau, légère cependant à porter. N’importe quel bruit me faisait sursauter, l’impression d’un retour à une peur archaïque propre à la nécessité de survivre avec l’attention continuellement sur le qui-vive. J’ai appelé des physiologistes, s’agirait-il d’une hyperthyroïdie transitoire ? D’une hyper-réaction ? Mais le symptôme ne ressemblait pas aux peurs paniques des hyperthyroïdies… Il fallait se rendre à la conclusion qu’il y avait bien eu dans mon corps une réaction d’assimilation d’un Autre vivant. Il faut comprendre que normalement, quand on fait l’expérience de la xéno-transfusion, on n’utilise que quelques éléments spécifiques du sang animal, là, je me livrais à une expérience extrême en prenant une très grande quantité de familles d’immunoglobulines et de protéines afin de provoquer une possible réaction physiologique d’ensemble, une réaction de cause à effet qui pourrait se dérouler d’un organe à l’autre dans le temps. Pour conduire une réaction physiologique incarnée qui ne soit pas humaine, il fallait qu’on ait tous les types d’immunoglobulines et d’hormones possibles appartenant au cheval. Plus tard, des biologistes vétérinaires m’ont confirmé que mon type de sommeil, puis cette sensibilité épidermique et mes appétits particuliers étaient bien momentanément ceux du cheval. Le cheval dort effectivement de manière courte pour pouvoir débloquer régulièrement ses articulations, et il n’a pas besoin de dormir aussi longtemps que l’homme. De même l’éveil auditif constant est plus développé chez les herbivores que chez les primates. Mon corps a momentanément associé un ressenti équin au ressenti humain. Et ce parce que, comme nous l’avions étudié au laboratoire du Pr Lecron à Poitiers, pour un type de cellule immunitaire animale qui se présente dans le corps humain et qui ne serait pas détruite, que l’on pourrait présenter comme une clef, va se présenter une serrure qui s’adapte rapidement pour lui permettre une action. L’immunoglobuline équine étant de taille importante, à peu près 180 % de l’immunoglobuline humaine, la serrure va être disproportionnée et conduire une information spécifique maximisée vers les organes humains récepteurs. Une partie du produit sanguin transfusé, à peu près l’équivalent d’un verre de sang dont on a supprimé des éléments tueurs tels que les hématies, va être éliminée par le système immunitaire humain, une autre faire son chemin. Surtout si on a fait le travail de mithridatisation que j’ai fait au départ, un travail d’accoutumance qui permettait de comprendre comment obtenir une réaction en chaîne et non un choc anaphylactique par lequel le corps aurait réagi violemment à la présence des cellules étrangères. Grâce à l’accoutumance, le corps a su produire les cellules réceptacles qui allaient induire la réaction attendue. Certaines réactions furent du reste contradictoires, comme le fait de pouvoir sentir de façon corolaire une inquiétude accrue et un sentiment de puissance accrue. Dans la société contemporaine, la peur est l’ennemie du psychologue, chez le cheval, la peur est encore un sentiment constitutif nécessaire à sa survie. Donc la puissance du cheval va avec une peur intrinsèque. Cette contradiction ressentie est un cadeau singulier que le cheval m’a donné à vivre, qui m’a permis de concevoir cette pensée à la deuxième personne.
Évidemment il n’y a pas que la science qui permette de vivre ce genre de ressenti. C’est le type d’expérience que j’avais déjà croisée dans le cadre anthropologique des mondes chamaniques vers lesquels je me suis tournée de longue date. Dans le cadre initiatique chamanique, le but est aussi de concevoir le monde à la deuxième personne. C’est-à-dire de faire de votre vous-même quelque chose de si petit que vous puissiez être capable d’héberger un autre que vous en vous. La pratique chamanique comprend cet apprentissage d’une capacité qu’on aurait à héberger un esprit autre que le sien. On y arrive souvent avec la prise de plantes psychotropes. Ainsi au Gabon, en prenant de l’iboga, on se met à héberger tous les esprits de la forêt qui vous environnent, ce faisant on n’a plus un point de vue unique, on a aussi celui des esprits qui vous habitent. C’est possiblement la première raison pour laquelle les peuples autochtones ont accepté d’initier des étranger occidentaux : il s’agissait que ces derniers se laissent ‘prendre’ par les esprits de la forêt pour diffuser auprès des leurs le danger qu’il y avait à la détruire. Mais cette façon de ressentir à la deuxième personne est moins tangible aux yeux du monde occidental que l’expérience scientifique qui lui est propre. Pour moi, l’une et l’autre sont complémentaires, on n’a pas à les rendre contradictoires, mais ce point-de-vue nécessite probablement d’avoir éprouvé les deux expériences.
Comme je n’ai jamais interrompu ces pratiques chamaniques parallèlement, il m’arrive de laisser l’esprit de l’Autre prendre possession de moi-même et de parler à la seconde personne, exactement comme le cheval a pu prendre possession de mon corps. Quelque fois la pratique est dirigée, parfois elle ne l’est pas. Ainsi travaillant pour le Musée de la chasse, ce qui n’était pas facile car la chasse me répugnait, j’ai évoqué le ressenti du chaman. La chasse est généralement étrangère au chaman. Habituellement, celui qui fuit la chasse au village sera celui conduit vers la pratique chamanique car il serait capable de faire alliance avec les esprits animaux. Son incapacité à tuer l’animal témoigne auprès du groupe d’une connivence qui le désigne comme chaman. Cette sensibilité particulière est un des signes de reconnaissance. Tandis que je fréquentais ce milieu de la chasse par l’intermédiaire du Musée, j’ai croisé la dépouille d’un cerf mort qui m’a parlé, il m’a fait sentir le gâchis de sa propre vie et m’a conduite à parler pour lui. C’est ainsi que nous avons réalisé l’équarrissage afin de garder sa peau complète pour le transformer en cornemuse. Avec la complicité d’un facteur de cornemuse, nous avons étudié la fabrication de pipes et bourdons permettant de reproduire le brame du cerf. L’œuvre produite, le Cornebrame, est un instrument de musique qui par sa dimension à la fois noble et pathétique, encore davantage quand on le voit actionné, puisqu’il faut en jouer de tout son corps, a considérablement dérangé les chasseurs. De mon côté, je considérais que la boucle était bouclée, puisque chez les Huichols, peuple mexicain auprès duquel j’ai aussi été initiée, le chaman est un homme-cerf. En transformant le cerf mort en instrument, nous posions encore et toujours cette question de la place où se situer pour s’intéresser à l’Autre. Le concept psychologique d’empathie pouvant en art s’étendre par le truchement du corps et de l’objet.
Notes
[1] Pro-création ?, ouvrage collectif sous la direction de Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin, éd. CQFD, Paris, 1991.
[2] Tobie Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, éd. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2004.
[3] Marion Laval-Jeantet, « Ready-thought » in Pro-création ?, ouvrage collectif, éd. CQFD, Paris, 1991.
[4] Michel Foucault, cours du 7 janvier 1976, in Dits et écrits, éd. Gallimard, 1954-1988.
[5] Gilles Deleuze, «Immanence : une vie…», in Philosophie, no. 47, 1995, éd. de Minuit, Paris.
[6] Séminaire de l’Humain débordé du 17 mars 2014, programme de recherche AME, Institut Acte, Université Paris 1-CNRS.
[7] Natsume Soseki, Je suis un chat, éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris, 1905-06, traduc. 1978.
[8] Frederik Buytendijk, L’homme et l’animal, éd. Gallimard, Paris, 1965.