Théâtre, création et psychanalyse : autour d’une mise en scène de Premier Amour de Beckett
Ivan Magrin-Chagnolleau
Aix-Marseille Univ, CNRS, PRISM, Marseille, France
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Magrin-Chagnolleau, I. (2019). Théâtre, création et psychanalyse : autour d’une mise en scène de Premier Amour de Beckett. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
Je ne suis pas vraiment clinicien, mais ce qui m’intéresse dans ce lien entre art et clinique, c’est en lien avec une mise en scène que j’ai faite en juin dernier d’un texte de Beckett, qui n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre, qui s’appelle Premier Amour. Et en réfléchissant à ce que j’allais pouvoir vous dire, je me suis rendu compte qu’il y avait plein de ponts entre création et thérapie. Donc je vais vous inviter à un petit voyage. Ce que j’essaie généralement de faire dans ma recherche, c’est de me promener dans plein d’endroits différents et d’essayer de comprendre ce qui se passe au niveau des frontières entre ces différents endroits. Et il me semble que c’est à cet endroit-là que se trouve les choses les plus intéressantes.
Mon point de départ sera donc cette mise en scène de Premier Amour de Beckett. Et puis on va parler un peu de Didier Anzieu. Je vais surtout vous parler d’un livre qu’il a écrit, qui s’appelle Beckett et le psychanalyste, puisqu’il est en lien avec la mise en scène que j’ai faite. Je vais aussi aborder un peu le processus créatif, et en quoi il m’intéresse, et en quoi je le pense en lien avec un travail de thérapie. Et puis je vous parlerais un peu de ce que je considère être le rôle de l’inconscient dans la création. Je questionnerai aussi la posture du thérapeute. Et je terminerai ce petit voyage en vous parlant un peu de chamanisme.
Au sujet de cette mise en scène de Beckett, je vous donne un peu les circonstances. Je ne suis pas du tout un spécialiste de Beckett. Je connaissais quelques-unes de ses pièces de théâtre bien sûr, et j’avais un envie que peut-être un jour, effectivement, je mettrais en scène l’une de ses pièces. Et puis j’ai été mis en contact par le biais d’une amie avec un monsieur d’un certain âge qui avait envie de monter un texte de Beckett, sur lequel il avait déjà un peu travaillé par lui-même, et qui avait envie, un peu comme un challenge, d’aller un peu plus loin dans son travail de comédien amateur. Il m’a donc proposé, il m’a demandé si j’accepterais d’accompagner son travail sur Premier Amour. Il se trouve que ce monsieur en question est un grand psychiatre et psychanalyste qui a pris sa retraite, mais qui est encore un peu en activité. Et je trouvais donc ça intéressant d’aller explorer un peu cette direction, sachant par ailleurs que Beckett avait touché un peu à la psychanalyse. Je me disais qu’il y avait peut-être là un lien intéressant et amusant à faire. Ça a été le point de départ. En lisant le texte de Premier Amour, je me suis dit que ça serait vraiment intéressant d’imaginer et de mettre en scène ce texte comme si c’était effectivement quelqu’un qui parlait à son psychanalyste pendant une séance.
Ce que je voudrais dire d’emblée, par rapport à un travail de mise en scène, c’est que pour moi, une mise en scène, c’est une interprétation bien sûr, c’est-à-dire que je pars d’un texte, je pars d’une idée quand ce n’est pas à partir d’un texte, et puis j’essaie de voir ce que cela réveille en moi. Il y a toujours pour moi quelque chose dans la création qui est de l’ordre de l’improvisation. Ça me ramène à une autre chose à laquelle je tiens beaucoup, qui est une idée développée dans un livre qui s’appelle Free play de Stephen Nachmanovitch, qui considère que toute création est de l’ordre du jeu, c’est-à-dire que si on n’est pas dans le ludique, il y a quelque chose d’autre qui intervient et qui n’est pas à sa place.
Dans cet ordre-là, il y a aussi une chose à laquelle j’essaie d’arriver, c’est de considérer également une présentation dans un colloque comme une création. C’est-à-dire comme une improvisation qui existe dans le moment présent. Cette notion de moment présent, elle me paraît centrale dans le travail du metteur en scène, elle me paraît centrale dans le travail du thérapeute, du psychanalyste ou autre, et elle me paraît centrale dans le travail de l’acteur. De ce point de vue-là, on pourrait considérer aussi qu’un cours à l’université est aussi une création. S’il s’agit simplement de relire quelque chose qui a déjà été lu ou qui a déjà été créé au préalable, ce n’est plus quelque chose qui est réellement en train de se passer dans le moment présent. Alors bien sûr ça demande, et c’est ce que je suis en train de faire aujourd’hui, ça demande de ne pas avoir figé trop de choses au préalable. Ça demande aussi d’accepter de prendre des risques, d’être sans filtre. Et puis ça demande un certain lâcher-prise, un certain contact avec le moment présent. En particulier, ce que je dis souvent à propos d’un cours, c’est que le cours, je ne le fais pas pour moi, je le fais pour les gens qui sont en face de moi, donc si je ne prends pas d’abord le temps de prendre la température de l’audience, du public, et si je ne prends pas le temps de comprendre ce que les gens attendent de ce cours, alors je suis déjà dans l’erreur. J’essaie dans chaque circonstance d’être attentif à quelque chose qui est peut-être plus de l’ordre de l’instinct ou de l’intuition, qui est une espèce d’énergie présente et qui m’emmène, comme c’est d’ailleurs le cas présentement, sur un terrain que je n’avais pas spécialement prévu d’aborder en commençant cette présentation.
Alors, le lien entre cette mise en scène de Beckett, de Premier Amour, le comédien avec lequel je travaillais, et donc la clinique et la psychanalyste, c’est le fait que Beckett a commencé une psychanalyse. Il a fait deux ans de psychanalyse à Londres en 1934 et 1935, et il a écrit Premier Amour une dizaine d’années plus tard en 1946. Et Didier Anzieu a écrit un livre, Beckett et le psychanalyste, où il s’est amusé à la fois à parler un peu de ce qu’on sait de la psychanalyse de Beckett, à travers des lettres de Beckett principalement, et où il a émis l’hypothèse que, du fait que Beckett n’avait pas terminé sa psychanalyse, tout le reste de son œuvre était une sorte de prolongation de sa psychanalyse. C’est évidemment une idée qui est un peu triste, et qui est assumée comme telle par Didier Anzieu, mais c’est aussi une idée qui est intéressante et que je trouve personnellement ludique, parce que si on se met dans cet état d’esprit-là, on a une lecture des textes de Beckett qui est différente. Ce n’est évidemment pas la seule lecture, mais c’en est une parmi d’autres.
Ce lien est d’autant plus intéressant quand on sait qu’il y a beaucoup d’éléments autobiographiques dans le travail de Beckett. Dans Premier Amour par exemple, le personnage principal, qui finalement est le seul personnage puisque c’est un monologue, c’est un personnage qui vit un peu comme un clochard. Et on sait qu’il y a d’autres personnages comme ça dans le travail de Beckett. Et si on creuse un peu, on se rend compte qu’il y a eu des périodes dans la vie de Beckett où il a vécu un peu comme un clochard. Donc il y a des résonances qui sont très intéressantes.
Il y a autre chose qui est très intéressant dans le point de vue de Didier Anzieu : il raconte au début du livre pourquoi il a voulu écrire ce livre. Et évidemment, ce qu’il dit, c’est qu’il a toujours été attiré par l’œuvre de Beckett, et donc il a voulu écrire quelque chose sur son œuvre. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y a évidemment un effet de miroir :
« Je ne peux réfléchir en psychanalyste qu’à une œuvre qui me touche. Je suis pris avec elle dans un jeu de miroir, comme ces toiles que Bacon met sous verre, je regarde le tableau derrière sa vitre et je me regarde dans le reflet que me renvoie le verre. Transparence double, rendre son sens fort à réfléchir. La lecture me fait réfléchir dans l’œuvre avant de me faire réfléchir sur l’œuvre : je ne peux parler d’une œuvre qu’en la laissant parler de moi. »
Je trouve cette citation très intéressante, parce que quand on parle d’une œuvre, notamment lorsqu’on écrit une critique, j’ai effectivement l’impression qu’en réalité on parle de soi, c’est-à-dire qu’on parle de la résonance de l’œuvre sur soi, et donc forcément en parlant de ça, on parle de soi. Il y a une analogie avec le travail du metteur en scène. Si une œuvre m’intéresse, c’est parce qu’elle résonne avec moi, c’est parce qu’elle résonne avec les choses qui sont à l’intérieur de moi. Donc, quand je vais m’attaquer à cette mise en scène, je vais également aborder des aspects de l’œuvre qui me parlent.
Dans le processus créatif lui-même, au cours de la création d’une mise en scène, il y a aussi une analogie très forte avec la psychanalyse. Je considère qu’il s’agit justement d’un processus associatif. En disant ça, je rappelle que je ne parle pas de théorie, mais de la façon dont le cerveau fonctionne. Donc toute activité, créative ou non, mobilise un processus associatif. C’est encore plus vrai quand on parle de création artistique, et notamment ici de mise en scène. Et je dirais que si on revient à cet aspect de jeu dont j’ai parlé précédemment, cette association ou ce principe d’association est quelque chose de ludique. Donc en tant que metteur en scène, j’essaye d’encourager les personnes qui travaillent avec moi, y compris moi-même, à s’amuser. On va partir de l’œuvre, on va partir de mots, on va partir de l’expérience, et on va associer. Donc associer, c’est aussi une forme de recherche de sens et une forme d’interprétation.
Didier Anzieu parle aussi de formes artistiques qui ajoutent, comme par exemple la peinture, et de formes artistiques qui retranchent, comme par exemple la sculpture au ciseau. Et en réfléchissant à ça, je me suis dit qu’en fait, la mise en scène telle que je la conçois faisait les deux. Il y a une première phase qui consiste à ajouter, donc on ajoute tout ce qu’on peut ajouter, et en cela j’encourage toujours les acteurs et les personnes créatives qui travaillent sur l’œuvre à proposer toutes les idées qui leur passent par la tête. On ajoute pour former une espèce de grande base. Et après, effectivement, dans une deuxième partie, on va retrancher. C’est-à-dire qu’on va essayer de chercher finalement l’essence du travail en cours, en ne gardant que l’essentiel.
Ensuite, il y avait quelque chose d’attirant dans le fait de travailler avec ce comédien amateur. Et aussi dans le fait de travailler avec un psychiatre psychanalyste, ce qui rendait ce travail d’association d’autant plus facile, puisqu’il comprenait évidemment parfaitement comment fonctionne l’association, et du coup il y avait quelque chose d’assez spontané et d’assez naturel. C’était aussi intéressant de travailler avec un acteur non professionnel dans la mesure où justement il n’avait pas de code de jeu. Du coup, ça rendait beaucoup de choses possibles.
Revenons-en au rôle de l’inconscient dans la création. C’est quelque chose qui n’est pas nouveau. Pour moi, ça passe par la capacité à être le plus libre possible et le plus spontané possible quand on fait ces associations. C’est-à-dire d’accepter déjà de retirer cette notion de jugement, donc il n’y a pas d’associations qui sont bonnes ou mauvaises, qui sont justes ou injustes. Ce qui est important, c’est d’arriver à trouver quelque chose de l’ordre de la spontanéité. Et c’est aussi, je dirais, tout l’enjeu de l’artiste, d’arriver à trouver la voie qui est la sienne, d’arriver à trouver sa voie, à trouver son style, à trouver sa façon de s’exprimer. Mais c’est une chose à laquelle on arrive que quand on accepte de rechercher son propre processus de pensée en s’affranchissant au maximum de ce que pensent les autres ou de ce que peuvent juger les autres, ou de ce qui a été transmis par un contexte social, etc.
Pour faire le lien un peu plus directement avec l’aspect thérapeutique, clinique, je me suis posé un certain nombre de questions en regardant notamment les différentes étymologies d’un certain nombre de termes dont on parle ici. La thérapie a pour visée de guérir. Le thérapeute, c’est celui qui soigne. Ces définitions viennent du Grand Robert. J’ai trouvé ça assez intéressant, parce que la thérapie, c’est guérir, mais le thérapeute, il soigne. Ça veut dire qu’on accepte que peut-être le thérapeute ne va pas réussir à guérir, mais en tout cas il apporte du soin. Et je trouvais ça vraiment intéressant parce qu’il y a quelque chose qui me gène généralement dans la posture du thérapeute, ce n’est évidemment pas le cas de tous les thérapeutes, mais c’est le cas d’un bon nombre d’entre eux, c’est qu’ils se placent dans une position qui n’est pas équivalente, qui n’est pas une position miroir, mais qui implique qu’ils sauraient quelque chose que l’autre ne sait pas. Et ça, ça m’a toujours dérangé. Et ce que j’aime dans cette définition du thérapeute qui est celui qui soigne, c’est que ça introduit finalement cet élément d’humilité. C’est juste la visée qui est recherchée, qui est celle de se mettre à disposition de l’autre pour lui permettre éventuellement de suivre son propre processus de guérison. Et ça, ça me paraît très important.
Ensuite il y a une autre chose qui m’a amusé, c’est que l’étymologie du mot clinique, c’est être au lit, allongé. Je trouvais ça amusant quand on pense au cadre psychanalytique, dans lequel effectivement on s’allonge sur un divan. Il y a cette notion d’être au lit.
On parle aussi de relation, de relation d’aide, et là, ce qui me plait finalement dans cette terminologie, c’est que la relation implique une influence respective. Et donc ça rentre déjà plus en résonance avec mon approche. Quand on est dans une relation d’aide, on est avant tout dans une relation. Et je trouve ça particulièrement intéressant parce que le metteur en scène, c’est aussi un coach, c’est-à-dire qu’on se retrouve assez facilement dans une posture de coach, mais en fait pour moi le coach, je l’aborde vraiment à la façon disons socratique, c’est-à-dire que je ne prétends pas savoir quelque chose de plus. En revanche, je joue un rôle particulier qui est un rôle de miroir, un rôle d’écoute, un rôle de questionneur. Finalement, la qualité de la relation va dépendre de la qualité des questions, et ça demande beaucoup d’expérience. Mais ce n’est pas moi qui vais donner les réponses. Si j’arrive à poser les bonnes questions, ce n’est déjà pas si mal.
Ensuite il y a ce mot guérir qui étymologiquement signifie protéger. C’est-à-dire que pour moi, la posture de guérisseur, c’est une posture qui consiste à créer un espace protégé dans lequel quelque chose va pouvoir se passer. Mais la chose qui va se passer ne dépend pas de moi ou de l’autre, mais de notre relation. C’est vraiment primordial.
Je terminerais en soulignant quelque chose qui m’a frappé. Ça fait plusieurs années que je m’intéresse au chamanisme, et à travers cet intérêt pour le chamanisme, j’ai compris quelque chose que j’avais du mal à comprendre avant. Dans les traditions chamaniques, le chamane est presque toujours un artiste, c’est aussi un guérisseur, et c’est également très souvent un guide spirituel. Et dans ces traditions-là, ces trois choses sont en fait une même chose, et je trouve ça très intéressant parce que ce sont finalement trois dimensions qui m’ont toujours intéressé depuis très longtemps, à la fois l’art, à la fois la guérison, et à la fois la spiritualité. Et je découvre une tradition où ces trois dimensions-là n’en sont en fait qu’une seule. Je voulais conclure là-dessus en espérant que des liens se sont faits chez vous, que des associations enrichissantes se sont faites.
Bibliographie
Anzieu, Didier. Beckett et le psychanalyste. Lausanne: Editions de l’Aire Archimbaud, 1996.
Beckett, Samuel. Premier Amour. Paris: Editions de Minuit, 1970.
Harner, Michael. The Way of the Shaman. Harper One, 1990.
Morphy, Howard. Aboriginal Art. Phaidon, 1998.
Nachmanovitch, Stephen. Free Play. New York: Tarcher / Putnam, 1991.
Rey, Alain. “Le Grand Robert de La Langue Française, Version Électronique,” 2013.