La chirurgie par-delà la pornographie : Esthétique de la chair ouverte
Zelda Desprats-Colonna
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Desprats-Colonna, Z. (2019). La chirurgie par-delà la pornographie : Esthétique de la chair ouverte. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.
Nous appelons communément pornographie une image – photographique, dessinée ou vidéo – sexuellement très explicite. L’origine étymologique de ce mot est issue du grec ancien pornográphos, un dérivé de pórnê désignant ceux et celles qui vendent leur corps, autrement dit les prostitués, et de gráphô, qui signifie « peindre », « écrire » ou « décrire ».
La théoricienne française Dominique Baqué, dans son ouvrage Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, en donne une définition plus ontologique et décrit la pornographie comme un “tout montrer” : « Parmi les règles que se donne la pornographie, la plus radicale est sans doute celle du “tout montrer” et du “tout voir” »[1]. Car l’intérêt même de la production de telles images est de satisfaire la pulsion sexuelle et de trouver la jouissance grâce à la vue d’une exposition de l’objet de désir, dévoilé et offert, soit la nudité absolue ou le “tout montrer”.
La pornographie peut se définir comme une présentation complaisante d’images tabous dont la consommation, jugée honteuse et perverse, est interdite à un public mineur. Cependant, le fait d’observer la nudité ne connaît plus de jugement moral quand le voyeur scrute le corps non pas pour en tirer du plaisir mais pour y déceler les signes de la maladie. Il convient d’oublier sa pudeur, même la plus intime, celle qui nous est enseignée, imposée, et dont l’atteinte est réprimée par la loi, lorsque c’est l’œil professionnel du médecin qui examine les recoins de notre anatomie. Dans le cabinet médical, ainsi que dans le bloc opératoire, on se plie à cette règle du “tout montrer” sans que le terme “pornographie” ne soit approprié.
Nous pouvons nous demander où se situe la limite entre une nudité dite obscène et une nudité scientifique. Cette question est d’autant plus intéressante que l’univers médical et la relation entre médecin et patient n’a de cesse de nourrir l’imaginaire pornographique. De nombreux réalisateurs de film X ont mis en scène des consultations où les gestes du praticien sont détournés en attouchements sexuels. L’industrie du sexe a parallèlement mis à la vente des accessoires proches du speculum gynécologique et des robes d’infirmière affriolantes.
Autrefois, les médecins se contentaient d’observer des échantillons de sang et autres humeurs du corps. La proximité entre un médecin et le corps du patient – celle qui s’établit durant les consultations telles que nous les connaissons aujourd’hui- est assez récente dans l’histoire de la médecine et expliquerait la déviance et les origines d’un fantasme. En chirurgie, cette proximité entre corps patiental et le regard du praticien prend un autre sens, plus ambigu encore. Le chirurgien a accès à la nudité encore plus intime d’un patient incapable de maitriser la moindre situation.
Au bloc opératoire, la règle du « tout montrer », pourtant spécifique à la pornographie, devient un mot d’ordre : le corps du patient est totalement dénudé pour que l’équipe chirurgicale puisse avoir accès sans encombre à la partie à opérer, mais également par mesure d’hygiène. Une mesure qui exige que l’équipe de praticiens ne porte que des sous-vêtements sous des tenues stériles. Tous les codes sociaux transmis par le vêtement et les codes de coquetterie, d’apparence, disparaissent entre les murs clos du bloc au profit de l’hygiène et du pratique.
Mais comment l’œil du chirurgien, cet œil devenu organe pornographique par excellence avec Georges Bataille, peut-il se détacher de toute forme de désir quand le praticien dessine sur le corps nu d’un patient avant d’en inciser les chairs ?
Pendant des siècles, l’intérieur du corps humain a fait l’objet d’un tabou qui a rendu toute dissection impossible et contribué à ralentir les progrès des sciences médicales. Aujourd’hui encore, dans les hôpitaux, les blocs opératoires sont comme des théâtres fermés et tenus à l’abri des regards.
Ainsi, si la pornographie c’est « tout montrer », la chirurgie va plus loin. Elle pénètre et met à jour la nudité la plus profonde, l’intimité la plus extrême, celle qui est cachée par la peau.
En résumé, pratiquer l’acte chirurgical c’est aller par-delà la pornographie.
La pornographie est un tout montrer qui provoque un désir, et en chirurgie c’est un tout montrer qui provoque le dégoût. Telle est la différence fondamentale entre chirurgie et pornographie. Il est étonnant de constater que lorsque nous regardons une personne qui se déshabille, ouvre la bouche, écarte les jambes afin de dévoiler son corps, cela peut provoquer l’absolu du désir ; mais dès que ces béances s’écartent et que la chair devient trop visible, le désir bascule en dégoût.
Cependant nous pouvons interroger un éventuel plaisir, voire un désir, à la vision de cet extra pornographie que propose le spectacle de la chair ouverte.
Car une esthétisation des viscères est possible : « Je ne me lasse d’admirer la beauté du cerveau et de l’anatomie pendant les interventions.»[2] avoue le Dr Akram, neuro-chirurgien. Et Baudelaire, ne voyait-il pas en l’« infâme » charogne quelque chose de « superbe comme une fleur » [3] qui s’épanouit ?
Cette idée a trouvé son public : depuis les années 70, la pornographie propose des films proches du genre gore avec la naissance de ce qu’on a appelé les snuff movies qui par la suite, dans les années 2000, ont pris le nom de torture porn dans lesquels le spectateur assiste à des orgies sanguinaires où les tueurs prennent plaisir à dépecer les cadavres pour ensuite mieux les violer. Même le film érotique japonais L’Empire des Sens de Nagisa Oshima, considéré comme un chef d’œuvre du cinéma par un public de connaisseurs, nous offre le spectacle d’une sexualité quasi chirurgicale : l’héroïne, la jeune Sada étrangle Kichizo, son amant, dans un dernier orgasme, puis l’émascule avant d’écrire des mots d’amour avec son sang.
Preuve en est que ce “par-delà” pornographique est devenu un genre pornographique à part entière. L’anthropologue et sociologue français David Le Breton, dans son ouvrage La Chair à Vif, n’hésite pas à affirmer que nous sommes entrés dans une ère de pornographie chirurgicale :
(…) une passion de la chirurgie sauvage, une volonté de transformer l’individu en organisme, et de l’ouvrir comme un jouet pour découvrir ses rouages intérieurs comme le font les psycho-killers ou pour le dévorer (…) Le gore proclame la démocratie de la chirurgie, il opère sur le vif du sujet et donne le scalpel au tout-venant. La sidération recherchée, l’absence de surprise dans les images, la jouissance ambiguë d’être là, la passion du corps retourné et mis à nu, ces traits évoquent le spectacle anatomique dont le gore est une version moderne populaire. [4]
En somme, les salles de cinéma gore seraient les nouveaux amphithéâtres de dissection et cette pornographie violente semblerait agir comme une catharsis, mais de quoi ? Peut-être que cette dimension chirurgicale est une manière d’érotiser le corps en lui rendant sa qualité d’objet de désir. Un corps devenu la propriété des sciences médicales qui en dévoilent tous les secrets au profit d’une vision trop froide. C’est cette « glaciation des figures du corps et du désir. »[5] qu’évoque Dominique Baqué en questionnant la place pour l’érotisme dans un corps que la science rêve de plus en plus maîtrisable : « Ces chairs froidement cliniques nourrissent la fantasmatique d’un corps puissant, inaccessible à la douleur, mais dont il est légitime d’interroger la sensorialité et, davantage encore, la sexuation. »[6] Trouve-t-on ici les raisons d’un intérêt grandissant pour des images pornographiques de plus en plus violentes en réponse à l’épuisement des limites du corps?
Mais je proposerai une autre interprétation qui trouve ses racines dans l’acte chirurgical même, cette pratique invasive qui a à peine plus d’un siècle, et dans laquelle nous pouvons lire la métaphore d’une pratique sexuelle.
Après tout, quand une star du X ouvre les cuisses, pour laisser voir des couleurs et des textures telles des chairs ouvertes, puis se fait pénétrer par des membres ou des objets divers, l’acte chirurgical n’est pas si loin. L’artiste Orlan, qui a subi neuf interventions de chirurgie dans le cadre de performance, explique combien « Tout orifice entretient des fantasmes et de l’érogène, la blessure, les lèvres de la blessure, simulacre du sexe féminin. »[7]
Car n’est-ce pas l’image d’un sexe féminin que le chirurgien fait apparaître quand il ouvre la peau à la verticale? Et quand il y introduit ses instruments, ne peut-on y voir la métaphore d’une pénétration ?
Notes
[1] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, op. cit., p.43-44
[2] Entretien avec le Dr Harrith Akram, neurochirurgien au National Hospital for Neurology and Neurosurgery, University College London Hospitals NHS Foundation Trust, Londres, Janvier 2012
[3] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, op. cit., p.46
[4] David Le Breton, La Chair à Vif, op. cit., p. 342
[5] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, op. cit., p.39
[6] Ibid. p.71
[7] Orlan, « Surtout pas sage comme une image », revue Quasimodo, op. cit., p.95