Les expérimentations colorimétriques du professeur Hébert – Du jaune et du blanc en particulier

Hervé Bacquet

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Bacquet, H. (2019). Les expérimentations colorimétriques du professeur Hébert – Du jaune et du blanc en particulier. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 5.


« C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. (…) ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches; plus de points, tout devient raie; (…) de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre debout paraît et disparaît comme l’éclair. (…)Rien d’effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, (…) se multipliaient l’une par l’autre. (…) on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. (…)emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par l’ouragan.(…) il tremble, il siffle, il se ralentit, il s’emporte; (…) dans l’ombre (…), l’illusion était complète.(…) avec la vitesse, le bruit et la figure de la foudre.»[1]

Reconstitution du laboratoire colorimétrique du professeur Hébert (tel qu’il était en 1963).

Avant propos[2]

C’est sous l’angle de la psychophysiologie de la perception visuelle que j’aborderai la relation art/clinique, une sorte d’autopsie de notre système visuel aux prises avec la couleur, plus précisément, avec le facteur de luminance[3]. Je m’appuie sur la disparité de notre sensibilité à la couleur pour mettre en exergue la dimension méconnue de notre vision, pour mettre à l’épreuve notre regard porté sur le binôme jaune/blanc mis en scène dans un film d’animation.

La courbe d’efficacité lumineuse chez l’homme[4] montre un pic de sensibilité à 555 nanomètres, en observant un champ bipartite jaune et blanc éclairé en lumière solaire,[5] nous sommes confrontés aux valeurs les plus élevées du point de vue de la luminance, à la limite de l’éblouissement. Face à cette configuration psychophysiologique exceptionnelle, tout observateur est susceptible de confondre ces deux niveaux de luminance[6].

Courbe d’efficacité lumineuse photopique.
Yves Legrand, Optique physiologique, Paris, Masson.

La raison de cette exceptionnelle luminosité n’est pas encore vraiment explicitée, le chercheur K. Palczewski[7] avance l’hypothèse d’un principe d’adaptation à l’environnement grâce à une suite de réactions chimiques  appelées « phototransduction » au niveau des opsines (des protéines de la rétine)  qui auraient permis une lente adaptation de notre système visuel qui se caractérise donc, encore aujourd’hui, par une grande efficacité lumineuse en présence du jaune-vert, c’est-à-dire la couleur de la lumière dans un milieu naturel boisé. C’est dans cette région très localisée du spectre que nous avons développé une capacité à percevoir une présence, voire un danger.

Ces caractéristiques visuelles, probablement issues d’une somme de mutations génétiques, nous procurent une sensibilité très spécifique créant une profonde disparité entre notre perception psychophysiologique et la dimension physique des couleurs.

D’autres types de sensibilité sont tout aussi surprenantes, par exemple, la sensibilité différentielle le long du spectre[8] qui traduit notre capacité à distinguer deux couleurs au niveau de la longueur d’onde dominante[9]. Nous distinguons six fois mieux les nuances de teintes dans le domaine des verts et de l’orange que dans le domaine des bleus outremer (à 490 nm) ou des rouges (à 600 nm).

Courbe de sensibilité différentielle le long du spectre.
Yves Legrand, Optique physiologique, Paris, Masson.

Protocole

Pour aborder cette dimension clinique de la couleur, j’ai réalisé un film d’animation[10] dans lequel sont reconstituées les explorations colorimétriques du professeur Hébert, un instituteur qui avait construit, en 1963, un cabinet de curiosités dans sa salle de classe et réalisé près de neuf cents panneaux didactiques de tailles et de morphologies variables afin de tester différents caractéristiques de la vision des couleurs. Il avait travaillé sur une série intitulée « binôme jaune/blanc » peint à l’œuf et à la cire sur bois, des plans paraboliques d’un peu plus d’un mètre de haut qu’il disposait sur son établi à côté d’une autre série de panneaux consacrés aux couleurs lunaires et qu’il mettait en scène comme un théâtre de poche.

« binôme jaune/blanc » et « graduations  peint à l’œuf et à la cire sur bois, couleurs lunaires ».

En 1980, à l’occasion de son départ à la retraite, je l’ai rencontré en tant qu’ancien élève et il m’a livré un peu de l’envers du décor de sa longue carrière : livres annotés, microscopes, champs bipartites avec viseurs, projecteurs et une partie de sa fameuse collection de panneaux didactiques. Dans ce laboratoire, nous découvrions quotidiennement de nouvelles expériences face à des tests optiques fixes ou animés, soumis à des éclairages colorimétriquement définis. Assis devant un oculus de fortune ou autour d’un alambic qui crachait brutalement des vapeurs de carbonate d’ammonium, nous étions sur le fil du rasoir pour tenter d’assimiler les résultats de ces manipulations inattendues. Le professeur Hébert nous enseignait également la pataphysique dans le droit-fil des théories du docteur Fraustroll [11].

Préambule

Le laboratoire de Monsieur Hébert n’en est pas vraiment un et il n’est pas non plus une salle de classe mais le décor d’un film et c’est ce film qui prend la parole. Film et texte en tension : l’un s’appuie sur l’autre pour initier quelques pistes au sein du couple art/clinique, l’un et l’autre questionnent notre manière de voir aux sens scientifique et artistique, ils fondent par cette réciprocité un champ de propositions sur la clinique de la luminance, en définissent les seuils, ceux de la psychophysiologie de la perception visuelle[12] et ceux de l’usage artistique de l’hyper luminance[13].

La clinique est pensée ici comme une chambre d’écho et de mémoire qui, en liant l’anatomie à la colorimétrie, entrouvre une mise à distance, une prise de conscience à envisager comme dispositif artistique. «(…) autant de moyens formels d’établir ou d’affirmer la possibilité de liens entre les choses, de retrouver le même sous le divers. »[14].

Le cheminement est incertain : comme un nystagmus[15] de la pensée, un recommencement incertain : associer et combiner des questions, les hiérarchiser, à la fois comme disciplines (psychophysiologie) et comme postures (artistiques). Un fil conducteur se dessine, celui que Lévinas nomme la caresse  et que redéfinit Marc Alain Ouaknin : « La caresse est recherche, marche à l’invisible, absolument sans projet ni plan, si ce n’est le désir d’aller toujours au-delà, de s’inventer toujours autrement. »[16]

Réduire la durée, accroître l’acuité

Ce laboratoire de colorimétrie a pris naissance au beau milieu d’un cabinet de curiosités, un lieu où « Faire une expérience est toujours pour commencer une expérience de la négativité : la chose n’est pas telle que nous la supposons. Notre savoir et son objet se modifient tous deux avec l’expérience d’un autre objet. »[17] Il est question d’observer le corps de la couleur et d’observer à la loupe le regard de celui qui la voit. «Elle n’est pas réduite au monde auquel elle appartient, elle s’en détache, et même si elle mord sur le réel (…) elle advient à l’œuvre par ce détachement. »[18] Analyser, expérimenter, analyser encore ce que nous voyons de ces couleurs, puis ré-expérimenter notre perception à la suite de ces étapes face à ce binôme. Nous sommes des observateurs référence[19], mais nous courons le risque d’évoluer comme nous l’avons toujours fait, dans une forme d’aveuglement hérité et inéluctable. Nous devinons que la couleur est inextricable, inexplorée, mais elle fait écran…«Le malentendu est l’interdiction d’approfondir»[20]

Dans la salle de classe du professeur Hébert, la couleur des panneaux didactiques n’est pas entité ex nihilo directement sortie du tube ou du Petit Larousse ni phénomène acheiropoïète en dehors de toute conceptualisation. Ces emboîtements et juxtaposition de carrés en mouvement sont tout aussi bien exercices que peinture de chevalet et parodie didactique. La dimension clinique apparaît dans cette ambiguïté, un carré jaune nécessite d’être diagnostiqué en tant que phénomène, en tant que protocole.

Un carré jaune, (un carré en soi) ou un jaune n’existeraient pas sans lexique, sans procédure analytique, de même que la mise en mouvement par la relation qui se tisse entre ce cabinet de curiosités et la bande son[21]. Ainsi, la figure du carré est une icône à identités multiples qui interroge la perception visuelle d’un point de vue clinique autant que d’un point de vue artistique. Le « Clavecin oculaire » conçu par Louis-Bertrand Castel en 1725 est l’une des premières formes de regard instrumentalisé, en instaurant un mode de perception conçu et étudié scientifiquement comme un état clinique/critique.

De ce décor, émane à la fois une méconnaissance familière, comme si la couleur était susceptible d’être ingérée directement par le système visuel, comprise, admise comme loi universelle, mais également une posture critique par l’expérimentation en questionnant ce qui ne saute pas aux yeux, le décor n’est pas le film, il n’en est que le faire valoir.

Les caractéristiques de notre vision sont normales (d’un profil furtif) elles ne se déclarent pas immédiatement comme infirmités, pourtant nous distinguons six fois mieux les nuances dans le vert que dans le rouge. Pouvons nous éprouver une telle disparité ? Nous voyons si peu certaines nuances de couleurs qu’il nous est impossible de les imaginer puisque aucun être humain ne les a perçues. Peut-on espérer s’ouvrir[22] à un nouveau type d’exploration visuelle et tenter d’observer autrement, inventer les couleurs, les reconstituer mentalement, les voir en utilisant d’autres protocoles, telles qu’elles sont dans le domaine physique ? La clinique vise ici à un déplacement dans l’interprétation de nos perceptions, mais jusqu’où ? Peut-on nommer cet écart, le quantifier ? L’objectif n’est pas de voir mieux car nos capacités ne sont pas réellement améliorables, il ne s’agit pas d’une rééducation fonctionnelle pour modifier radicalement la vision, mais d’une autre appréciation de l’existant, de manière tâtonnante, tenter de modeler ou remodeler la plastique de nos perceptions en atténuant certains de nos réflexes. « Est plastique ce qui ne se refuse pas, (…)(ce qui) peut supporter. »[23]«Ce à quoi quelque chose peut arriver en général».[24] Sont probablement plastiques nos capacités à approfondir, par la clinique, la compréhension de la luminance, celle du jaune en particulier. C’est le rebond de la conscience qui prend corps, reliée à celui de la couleur jaune, de frêles carrés de papier déplacés vivement, comme atomisés, passant de l’apesanteur au statique, un rétablissement comme celui des gymnastes dont le point de chute est statufié avec préméditation.

La pénombre comme mode expérimental, autour de la cyclopie

Le système oculaire doit effectuer sans cesse de micro mouvements sans lesquels les images perçues s’assombriraient et disparaîtraient de notre champ de vision : le nystagmus physiologique.[25] Si nous pouvions observer fixement une surface ou un objet, nous lui retirerions sa visibilité, notre capacité à percevoir est donc constamment précaire, en équilibre instable.[26] La luminance ne peut-être dissociée de cette cécité qui nous guette dans toute observation. «Le bord extrême de la rétine présente un caractère encore plus primitif : sa stimulation par un mouvement ne donne lieu à aucune perception mais déclenche un réflexe de rotation des yeux, qui amène l’objet mobile en vision centrale, mettant ainsi en jeu la région hautement développée de la fovéa, avec le réseau neural central qui lui est associé, pour identifier l’objet »[27].

En présence de luminances très voisines[28], lors de ces phases de déplacements très rapides appelés papillotements[29], ce film oblitère parfois la couleur (en tant que longueur d’ondes) et, dans cette configuration, seules des traces de luminances sont perceptibles car il est impossible de fixer notre attention spécifiquement sur la teinte, elle est éclipsée. Cette perception par flash, (un stade réflexe) produit une trouée dans notre appréhension visuelle et déplace notre acuité vers la luminance pure au détriment de la perception des formes, au détriment de la figure du carré : une sensation spécifique par sa dimension lacunaire. « Très souvent, lorsqu’on n’aperçoit que la partie, c’est encore pire que de voir le tout. Le tout a peut-être une logique, mais hors de son contexte, le fragment prend une valeur d’abstraction redoutable, ça peut tourner à l’obsession.»[30]

Des éclats saccadés de lumière constituent la dimension interrompue de ce binôme jaune/blanc, le point nodal d’«un dérèglement systématique des données originales(…).»[31], une Wunderkammer (chambre des merveilles) au sein de laquelle notre perception visuelle tend vers un je-ne-sais-quoi perceptif. « Le malheur de la méconnaissance s’explique par deux causes fondamentales : la première de ces causes est la fausse évidence de l’apparence, et l’ambiguïté qui en résulte, et la seconde l’irréversibilité du devenir. »[32]

Le travail filmique joue de ce vacillement et tend à déconstruire une autre trame perceptive, tend à ouvrir un autre champ de sensibilité. Observer les nombreux mouvements alternatifs, droite/gauche, en diagonale ou en rotation, produit un enchevêtrement de strates qui interpellent la notion de génération dont parle Julie Merethu :« Je m’intéresse au potentiel des “psychogéographies”. Cela suggère que l’individu puise dans un espace invisible, imaginaire et créatif des ressources d’autodétermination et de résistance […] Cette impulsion est une force génératrice majeure dans mes dessins (…). »[33]

Le laboratoire de Monsieur Hébert ressemble à s’y méprendre au standard d’une salle de classe des années soixante, mais au fil de ces expériences, advient une chambre de transmission entre perceptions antérieures et actuelles comme l’étaient les studioli italiens au seizième siècle, une traversée qui nous impose d’inventer. La réduction extrême de la durée de l’image permet de questionner l’inhibition au sens psychophysiologique et révèle quelques-unes des limites du système visuel : une frontière « simultanément (entre) fusion et distinction »[34].

La sonorité de l’éblouissement

Placés face à la caméra, panneaux chromatiques expérimentaux et instruments scientifiques forment un dispositif de monstration ordonné et théâtralisé de façon à instiller de multiples interférences, à la croisée des mondes fictifs des années soixante-dix[35] (en incluant ses bruitages métaphysiques) et des jeux cinétiques[36] des premiers films d’animation (cinéma expérimental) des années 1920 à 1950 environ : Hans Richter (1920) et Fernand Léger (1924) ont développé un parti pris chorégraphique anthropomorphique radicalement abstrait et en lien étroit avec un environnement sonore « concret ». De son côté, en 1925, Moholy-Nagy a défini le Kinestische optische gestaltung (création optique cinétique) pour remettre en question l’intérêt de faire fusionner le domaine optique et le domaine sonore. Il revendiquait une plus grande pureté qu’il jugeait incompatible avec cette synesthésie. Il a ouvert un débat «à la fois sur les expériences formelles menées dans la création artistique et sur les modalités perceptives supposées du spectateur.»[37]

En lien avec la bande son (environ cinquante pistes), les multiples balayages lumineux visent à produire un effet de dissolution et une forte instabilité de la lumière qui fait écho à certaines œuvres du C.R.A.V. (Centre de recherche d’art visuel), en particulier à la série des Continuel-lumière cylindre, 1962, de Julio Le Parc. Ce n’est pas prioritairement le cinétisme qui est en jeu ici mais la question du prisme, la capacité à démembrer notre approche cognitive de la luminance. Le parti pris visuel et sonore de ce film laisse affleurer la présence d’une énergie latente, un hors champ où le son serait émis par les objets eux-mêmes, à la fois acteurs, matériaux et âme. Ces trois registres de notre écoute sont complémentaires et pourtant non miscibles, c’est la nature de notre réceptivité qui se déplace et change d’échelle.

Topologie, typologie de la clinique

Laboratoire colorimétrique ou atelier de sculpture ? Un vaste établi équipé d’un étau de bois, d’une meule et de nombreux appareils de mesure occupent l’emplacement du bureau de l’instituteur. De chaque côté du tableau fixé au mur, sont disposés symétriquement des trophées thématiques : à gauche, le monde aquatique, limule, tritonium nodiferum, rostre de poisson-scie[38], à droite, crânes de buffle, antilope, renard et masques Dogon, héritage croisé de l’école de Jules Ferry et des cabinets de curiosités de la renaissance. Ces assemblages d’organismes vivants et ces dispositifs expérimentaux ne sont pas conçus dans l’unique but de produire des effets psychophysiologiques, comme exercices didactiques  ou comme métaphores artistiques un peu kitsch, mais pour donner sens au déplacement des genres, entre postures cliniques et postures plastiques dans l’optique de créer un liant ludique qui constituerait le fil conducteur du scénario.

Cet espace taxinomique peut être associé aux conceptions de Rodin sur le vivant[39]. « Le sculpteur voudrait-il être l’homme qui aura, grâce à son savoir-faire de ses mains et de ses outils, la même puissance magique de rendre vivant l’amorphe. Modeler la terre pour lui donner l’apparence du vivant, travailler cette terre jusqu’à que d’informe elle prenne forme humaine..(…) C’est à un souci d’engendrement du vivant, que le sculpteur donne libre cours dans l’espace souvent chaotique de son atelier. »[40]

Photogramme du film d’animation : « Les expérimentations colorimétriques du professeur Hébert. Du jaune et du blanc en particulier ».

Eclipses, faire pivoter la clinique

Pour entrer dans le vif de la luminance – une luminance conflictuelle – je m’appuierai sur la notion d’éclipse, au sens métaphorique, telle que la définit Dominique Baqué[41]: « L’éclipse n’est pas l’absence de lumière, elle est lumière noire, aussi dangereuse pour la vue et l’esprit que les pleins feux de l’astre ». « aveuglement », « éblouissement », « éclair absolu », « volatilisation apocalyptique », des fluctuations qui sont à entrevoir comme métaphore du retournement, « les yeux deviennent miroir, ou au contraire trous noirs. Ce n’est plus l’objet regardé qui importe, mais ce qui advient à l’œil lui-même (…)»[42] Ce retournement fait passer la perception visuelle dans le champ analytique de la clinique. Ce retournement est aussi un retour intuitif, par la mise à distance de la perception, comme si on ne tenait plus les rênes pour mieux voir.

La couleur est déplacements, glissements, anamorphoses, étirements syncopés, à la fois dispositif mécanique et mode chorégraphique. La couleur donnent une place aux errances, à l’insaisissable, à ce qui nous échappe par sa fugacité, elle focalise et déstabilise notre vigilance, elle est corps et machine, organe et pensée.

« Le corps est envahi par la lumière»[43]libre plasticité du regard qui donne aux objets et au décor une consistance particulière, celle d’une conscience qui ne pèse pas, ne tiraille pas, ne s’épuise pas, un affranchissement par la pensée clinique.

Chaque source lumineuse, chaque figure géométrique est un geste disloqué métronomique, organique, comme certains des gestes des danseurs de la compagnie de Preljocaj,[44] gestes modelés en tension et en relâchement, un jeu de gammes distendues, contractées, qui recouvrent et sont recouvertes, jeux pour occulter, juxtaposer et former un corps-perception, « (…) accepter de faire de lui-même (le corps) un sujet d’expérience »[45], accepter de faire corps avec des perceptions inventées.

Entre frontalité et contournement, ces expérimentations colorimétriques sont une manière de faire pivoter notre acuité vers un autre axe d’exploration qui se définit et se donne à voir comme une écriture chromatique duplice, à la fois outils, jeux et simulacre. En une fraction de seconde, cycliquement la couleur se redéfinit intrinsèquement, le jaune change de statut, de sonorité, de vitesse, de densité.

Conclusion

« Une sorte de chose en soi obscure, tentante et mystérieuse, (…).»[46] Ainsi pourrait-on qualifier la pénombre qui traverse et se nourrit des éclats jaunes et blancs, une emprise nocturne qui donne naissance à des expérimentations chaotiques jusqu’au court-circuit final. « Elle troublait la perception et livrait une représentation du monde qui ne correspondait pas à ce que percevait l’oeil».[47] Image par image, centimètre par centimètre, de façon anticipée et accidentelle, la pénombre entre en scène comme un catalyseur, un en deçà, antérieurement aux habitudes perceptives. Une énergie sombre s’amplifie tout au long du film et disparaît dans une surtension de la couleur : un « habitus » au sens clinique qui révèle son apparence, comme une manière de signaler son état de santé et une manière de se conduire.

C’est elle qui dévoile, c’est elle qui nous investit, c’est elle qui procure l’éblouissement jaune ; à travers ses différentes facettes la clinique se construit par des cheminements obscurs. Des ombres se découpent et se dessinent, des ombres irradient, des ombres de l’absence et du silence les incarnent.  Sur la tranche d’un miroir qui diffracte un faisceau, naissent les grondements d’un carré noir, naissent des grésillements  jaunes, naissent les balayages stridents d’un tube cathodique.

« Lumière pure et obscurité pure sont deux vides qui sont la même chose. (…) C’est seulement dans la lumière déterminée, laquelle (…) peut être désignée comme lumière assombrie, et de même seulement dans l’obscurité déterminée, laquelle (…) peut être désignée comme obscurité éclairée, qu’on peut distinguer quelque chose, parce que seules la lumière assombrie et l’obscurité éclairée ont la différence en elles-mêmes et par-là sont être déterminé.»[48]

L’ombre est riche de sa décomposition : au moment où elle se diffracte en éclats, au moment où apparaissent émiettements et ralentissements de la luminance, apparaît une profusion sculpturale, un cabinet de curiosités. Mille objets et mille combinatoires de ces objets atypiques dans l’espace de l’école, autant de voies pour interroger les luminances non pas comme phénomènes mais comme enchaînements d’attentions, comme une manière d’établir des communications entre les différents moments de cette réceptivité. Nous observons par anticipation et par la mémoire, ces deux mondes finissent par produire un mode d’observation hybride et flottant qu’on pourrait qualifier de clinique car il est en recherche. Ce regard est à la fois projection et entendement. Ce cabinet de curiosités est une métaphore de cette rencontre entre l’avant et le retour sur soi, sur l’instant où l’on commence à prendre conscience. La fonction de ce laboratoire est celle d’une fission du regard, la pénombre en est le support.

Mais la pénombre ne verrait pas le jour sans un autre facteur plus physiologique qui nous fait entrer dans la dimension temporelle, l’effet de persistance rétinienne.

Selon Drew Western, « La persistance rétinienne est issue de deux théories complémentaires : la théorie trichromatique qui concerne la rétine et  la théorie des couleurs complémentaires qui s’applique aux centres visuels supérieurs du cerveau. Certains neurones du corps géniculé latéral chez le singe sont des cellules à opposition simple de couleur, c’est-à-dire que ce sont des cellules antagonistes où la réponse à une longueur d’onde d’une couleur de la paire inhibe la longueur d’onde de l’autre couleur de la paire (de Valois, 1975). (…) Le pattern d’activation de plusieurs neurones antagonistes contribue à déterminer la couleur telle qu’elle est perçue (Abromov et Gordon, 1994). Les photorécepteurs ont besoin de temps pour resynthétiser leurs pigments photorécepteurs après s’être dépolarisés et ne peuvent se déclencher de façon continue en réponse à une stimulation constante».[49]

Cette persistance est d’autant plus présente et signifiante qu’elle concerne à la fois le modelage de la luminance et la reconstitution du mouvement du film lui-même et le degré de visibilité dû à ses accélérations et ses phases de ralentissement. La notion de vigilance est au cœur de cette clinique de la couleur, le défilement est la partie vitale et constitutive du rythme, non pas seulement au sens plastique ou filmique du terme mais au sens physiologique. Les prises de vues et le montage sont conçus à partir de cette échelle temporelle qui permet de visualiser ou de volatiliser une scène par sa durée : la plus petite durée est de 0,04 seconde[50] et, dans ce cas, la luminance d’une couleur est visible comme éclat, au seuil de la visibilité, elle n’est pas encore image mais apparition.

« La couleur bouleverse. »[51] j’ouvre de nouveau certaines boites du cabinet de curiosités : chambre d’écho, nystagmus, discrimination, cécité, trouée, inhibition, dissolution, prisme : il y n’a pas convergence entre ces termes mais hostilité car ce qui les lie, de bout en bout, est le principe de répulsion qu’il faudrait entendre comme une intensification de la clinique. L’axe de cette entreprise est prismatique, les effets multiplicateurs sont intrinsèques aux actes plastiques et d’un point de vue psychophysiologique. Blanc et jaune juxtaposés créent une configuration où l’un est l’alter ego de l’autre par brillance interposée et démultipliée. Le jaune éclipse sa propre luminosité, sa teinte est brûlée, mais subsiste un éclat diffus, immatériel, une contagion de luminances irradiantes. La couleur change de statut en se retirant d’elle-même, c’est à partir ce chiasme cognitif que notre vigilance est à l’oeuvre.

Le système visuel n’a pas d’autre choix que de faire preuve d’adaptation en face de ces protocoles de monstration dont l’intensité ne cesse de croître, d’abord la couleur est révélée par balayage, puis apparaissent des damiers alternatifs et au stade final, des déplacements illisibles de lumières en faisceaux qui forment un « fouillis lumineux »[52].

« La différence prolifère, non seulement entre de grands registres sensoriels, mais à travers chacun d’eux : couleur, nuance, pâte, éclat, ombre, surface, masse, perspective, contour, geste, mouvement, choc, grain, timbre, rythme, saveur, parfum, dispersion,résonance, trait, duction, diction, articulation, jeu, coupe, longueur, profondeur, instant, durée, vitesse, dureté, épaisseur, vapeur, vibration, tournure, émanation, pénétration, effleurement, tension, thème et variation, et caetera, c’est-à-dire à l’infini des touches démultipliées»[53].


Notes

[1] Victor Hugo, Extrait de Voyages. France et Belgique (1834-1837), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1974, pp. 280-283.

[2] Avant le lire ce texte vous êtes invité à visionner le film   http://vimeo.com/100123310

[3] Le facteur de luminance est la quantité de lumière perçue par le système visuel. La luminance est la quantité de lumière sur le plan physique. Dans le cadre de la vision des couleurs, il peut y avoir un écart important entre ces deux notions.

[4] in Yves Legrand, Optique physiologique, Paris, Masson, p.45. (travaux de Gibson et Tyndall/Coblentz et Emerson, 1924.)

[5] en lumière solaire au zénith autour de 4000 ° K

[6] C’est à partir de ces caractéristiques que j’ai réalisé des tests auprès de soixante personnes dans le but de confronter de manière comparative les luminances apparentes du jaune et celle du blanc, en tant qu’effets psychophysiologiques. Ces tests m’ont permis de constater que pour quarante-neuf d’entre elles, le jaune est apparu plus lumineux que le blanc. Pour huit d’entre elles la luminosité est équivalente et pour 4 le blanc est plus lumineux que le jaune. Il y a donc confusion, voire inversion au niveau de notre hiérarchisation de la luminance entre le domaine de la physique et le domaine de la psychophysiologie. Un blanc qui renvoie 98% de la lumière blanche nous apparaît moins lumineux que le jaune (qui renvoie moins d’énergie du point de vue physique) Nous savons que sur le plan physique, la surface jaune ne peut pas renvoyer autant d’énergie que le blanc mais, paradoxalement, nous le voyons au moins aussi lumineux -si ce n’est plus- que le blanc alors que son taux de réflectance (physique) est légèrement inférieur.

[7] R. E. Stenkamp, D. C. Teller,K. Palczewski, Crystal Structure of Rhodopsin:A G-Protein-Coupled Receptor, J.Biol. Chem. Department of Ophthalmology at the University of Washington, the Alcon Research Institute Award, and the E.K. Bishop Foundation, 2002, 3, 963-967.

(résumé) L’homme perçoit la lumière par l’action de protéines : les opsines qui sont reliées  à la molécule du rétinol et forment la rhodopsine. La rhodopsine est un pigment qui nous permet de capter certaines longueurs d’ondes de lumière. La séquence de l’opsine détermine le spectre de sensibilité de la rhodopsine. Des mutations génétiques peuvent donc modifier la longueur d’onde optimale d’une opsine et permettre l’adaptation.

[8] in Yves Legrand, Optique physiologique, Masson, p.72. (travaux de Wright et Pitt, 1937.)

[9] La longueur d’onde dominante est appelée couramment « teinte».

[10] Le film est divisé en quatre parties

1/contrastes chromatiques sur plans bidimensionnels et champs bipartites en mouvement (sur un écran/tableau) :

a/jaune-blanc/gris modulé/jaune sombre/gris

b/ jaune saturé/désaturé par projections lumineuses,

c/ balayage de raies de lumière en surimpression.

 

2/continuité/discontinuité chromatique sur neuf panneaux didactiques placés en polyptique (opposition/articulation)

a/ jaune/blanc/gris

b/ gris/blanc/argenté (travail sur les couleurs lunaires).

 

3/ alternance/transition champs chromatiques en mouvement (sur le tableau du maître)

et projections lumineuses sur des objets/plans et cylindrique.

Etude de l’efficacité photopique/scotopique.

4/ papillotements champs chromatiques circulaires

projections lumineuses sur des objets/plans.

Pénombre/irradiance. Etude de l’efficacité photopique/scotopique.

[11] Alfred Jarry, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, Éditions de la Différence, 2010.

[12] Ce film n’est pas un documentaire scientifique au sens  médical du terme, mais certaines scènes montrant des contrastes de couleurs par  papillotements ont été conçues à partir de théories dans le domaine de la perception de la luminance : la détection des bords pour le calcul de la luminosité, le dispositif de convolution pour les cellules on/off, les unités centre/périphérie, la théorie Retinex d’Edwin Land.

[13] Olfur Eliasson, James Turrel, Laslo Moholy-Nagy, Man Ray, Giusepe Penone, etc

[14] Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, éd. Gallimard, 2002, p. 34.

[15] Nystagme (Nysten); Empr. au gr. ν υ σ τ α γ μ ο ́ ς «somnolence» (de ν υ σ τ α ́ ξ ω «être assoupi» pour l’étymol. duquel v. Chantraine) parce que ce clignotement spasmodique de l’oeil ressemble à celui d’une personne qui résiste à un besoin de sommeil. Nystagmus : mouvements de nos yeux qui se déplacent par saccades.

[16] Marc Alain Ouaknin, Lire aux éclats, éd. Quai Voltaire, p. VI.

[17] Hans- Georg Gadamer, Vérité et méthode, éd. Seuil, Paris, 1976, p. 198.

[18] idem p. 146.

[19]L’observateur de référence a été défini par la CIE (commission Internationale de l’éclairage) en 1931. Les fonctions  colorimétriques représentent la description de la réponse chromatique de l’observateur de référence.

[20] Vladimir Jankélévitch, Le-je-ne-sais-quoi et le presque rien, éd. Du Seuil, Paris, 1980, p. 243.

[21] La bande son a été conçue et réalisée par mon fils Adrien Bacquet, ingénieur du son et musicien.

[22] Marc Alain Ouaknin, Lire aux éclats, éd. Quai Voltaire,  p. III.

[23] Martin Heidegger, De l’essence et de la réalité de la force,  NRF, p. 72.

[24]idem, p. 72.

[25] Gregory Richard Langton, l’oeil et le cerveau, éd. De Boeck Université, 2000, p. 64 « Le nystagmus physiologique : les mouvements de rotation de l’œil sont assurés par six muscles oculaires. Les yeux sont perpétuellement en mouvement et il se meuvent en général de manière heurtée et de différentes façons, selon qu’il effectue un mouvement circulaire à la recherche d’un objet ou qu’ils suivent un objet mobile. »

[26]. Idem p. 91.  “le cerveau traite les caractéristiques visuelles dans des modules spécialisés, avec des canaux neuraux différents pour la forme, le mouvement, la profondeur stéréoscopique, la couleur, etc”

[27] Gregory Richard Langton, l’oeil et le cerveau, éd. De Boeck Université, 2000, p. 131.

[28] Il s’agit d’une mise en concurrence de deux secteurs très différents de notre champ de perception : le sommet de l’échelle des gris et le pic de luminosité au niveau du jaune, ils sont perçus comme des maxima dans deux zones de sensibilité qui ne requièrent pas les mêmes aptitudes. La relation entre jaune et blanc échappe donc à la définition classique de contraste dans la mesure où ces deux couleurs induisent (visuellement) deux types d’observation : l’une est physique, l’autre est psychophysiologique.

[29] les images sont d’une durée de 0,04 seconde sans effet de transition et d’immobilité

[30] David Lynch in Positif, n°356, octobre 1990.

[31] Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, Éd. Gallimard, 2002, p. 235.

[32] Vladimir Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque rien, La méconnaissance. Le malentendu, Éd. du Seuil, p. 32.

[33] Olukemi Ilesanmi, Julie Mehretu : Drawing into Painting, 2003, p. 14.

[34] Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Librairie Générale Française, 1987, p. 302.

[35] Logan’s Run (L’âge de cristal), Réalisation Michael Anderson, Scénario David Zelag Goodman d’après l’oeuvre William F. Nolan et de George Clayton Johnson, MGM Productions, Etats-Unis, Science-fiction,1976,120 minutes.

[36] Cette hyper luminance procure une instabilité que de nombreux artistes se sont partiellement appropriée, principalement dans le champ de l’art optique et de l’art cinétique, certaines oeuvres de Raphaël Soto comme les pénétrables dans lesquels le jaune ou le jaune et blanc jouent explicitement le rôle de déconstruction du point de vue de la perception des repères dans l’espace. La volumétrie et la couleur ne sont plus perceptibles comme surfaces lumineuses mais comme éclipse.

[37] Marcella Lista, L’oeil sonore, in L’oeil moteur, éd. Les Musées de Strasbourg, 2005, p. 182.

[38] Les poissons-scies ou Pristidae appartiennent à la famille des chondrichthyens, ils possèdent un squelette de cartilagineux comme les requins et les raies. (ordre des pristiformes, mot d’origine grecque « pristis » « scie »).

[39] « Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c’est-à-dire d’en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse ; car il nous communique le frisson qu’il a éprouvé lui-même devant des vérités immortelles. » Auguste Rodin, L’Art, entretiens recueillis par Paul Gsell, nouv. éd., Grasset, 1924.

[40] Éric-Pierre Toubiana, L’homme qui marche : Freud entre Rodin et Giacometti, éd.Topique, 2008/3, (n° 104) p.4.

[41] Dominique Baqué, Éblouissement, éd. musée du jeu de paume, 2004, p. 21.

[42] idem p. 59.

[43] Ibid, p. 59.

[44] Angelin Preljocaj, Médée, Palais Garnier, (2004)

[45] Paul Ardenne, L’image corps, éd. du Regard, p.8.

[46] Michel Leiris, Le caput mortum ou la femme de l’alchimiste, éd. Zebrage, 1992, p. 26.

[47] Clément Chéroux, Généalogie de la transparence photographique, 1839 – 1939, in Lumière, transparence, opacité. Sous la dir. De Jean-Michel Bouhours, éd. Skira, 2006, p. 133.

[48] G.W.F.Hegel, science de la logique, livre 1, première section, ch.I, note 2.

[49]Drew Westen, Pensée, cerveau et culture, Psychologie, éd. de Boeck Université,10/2000.

[50] 0,04 seconde correspond à la durée d’une image sur les vingt-quatre images par seconde qui sont nécessaires pour créer le mouvement continu.

[51] – Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, rhétorique et peinture à l’âge classique, éd. Flammarion, 1989, pp. 174-175. « C’est en caractérisant l’éloquence picturale par les termes mêmes qui avaient permis à Cicéron de définir la rhétorique du discours que Piles démontrera la supériorité du coloris sur le dessin. Car le privilège du coloris se déduit en quelque sorte analytiquement de la manière dont l’analyse cicéronienne détermine les finalités de la représentation, c’est-à-dire en fonction du movere et non du docere ni même du delectare. En affirmant que la finalité de la peinture n’est pas d’instruire mais de bouleverser, Piles peut définir la rhétorique picturale à partir de l’éloquence de son coloris puisque celui-ci serait toujours, selon lui, à l’origine de l’émotion ressentie à la vue d’une tableau. »

[52] Georges Roque, La stratégie de Bonnard, éd. Gallimard, p. 168.

[53] Jean-Luc Nancy, Muses, éd. Galilée, 1994 ,p. 44.


Biographie d’Hervé Bacquet