Création, jeu et contemplation : l’art comme exercice spirituel
Ivan Magrin-Chagnolleau
Citer cet article
Magrin-Chagnolleau, I. (2017). Création, jeu et contemplation : l’art comme exercice spirituel. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
Je voudrais commencer en parlant d’un livre que j’ai lu il y a quelques années déjà, et qui pour moi a été très influent et très important, qui s’appelle « Free play », qui est un livre de Stephen Nachmanovich. C’est un livre que je trouve passionnant à plusieurs titres. D’abord parce que l’idée centrale du livre, c’est de dire qu’on ne peut créer que dans le jeu, c’est-à-dire que toute création doit être ludique pour pouvoir exister vraiment. Et ça, c’est une prise de conscience. J’allais dire une découverte, mais je ne pense pas, parce que je pense que par l’expérience, je l’avais déjà testé, expérimenté, éprouvé. Et je suppose que c’est le cas de beaucoup de monde, en tout cas de nombreux artistes avec lesquels j’ai discuté. En revanche, on ne prend pas toujours conscience que c’est finalement peut-être, en tout cas c’est la thèse de Stephen Nachmanovich, l’état naturel de création. C’est-à-dire qu’on va associer parfois à l’acte créatif, et moi le premier, quelque chose qui peut être difficile, douloureux, pénible. Quand j’ai pris conscience de cette formulation, je me suis rendu compte aussi que finalement si, au moment où j’étais dans une activité de création, je n’étais pas dans le jeu, je ne m’amusais pas, c’est que j’étais celui qui me mettait finalement moi-même des bâtons dans les roues. Et du coup ça a libéré considérablement ma pratique artistique, qui est finalement devenue aussi un peu une recherche de libération, une recherche pour ne plus me mettre en travers de ma propre route, une recherche de lâcher prise. Cela m’a amené ensuite sur ce chemin dont je vais un peu vous parler aujourd’hui.
Le mot que j’ai envie d’associer tout de suite, c’est le mot « contemplation » pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’on peut contempler l’art, c’est-à-dire qu’il y a une relation à l’œuvre d’art qui est souvent de l’ordre de la contemplation. Au sens vraiment de contempler, c’est-à-dire de regarder avec concentration, avec attention, avec focus. Mais aussi dans le sens où cet acte de regarder une œuvre peut mettre dans un état contemplatif. C’est-à-dire dans un état où ce qui se passe entre l’œuvre et soi est d’une nature peut être indicible, difficile à décrire avec des mots, de l’ordre peut-être parfois d’une expérience intérieure.
Il y a aussi tout un courant de l’art qu’on appelle « l’art contemplatif » qui peut désigner plusieurs choses, qui peut désigner un art qui est fait comme support ensuite d’une contemplation, d’une méditation, d’une prière, donc finalement d’une sorte de ce que j’appellerais un exercice spirituel. Mais ça peut être aussi un art qui est fait à travers une pratique contemplative, à travers une pratique méditative, etc. On en a plein d’exemples dans l’histoire de l’art. J’appellerais cela créer par la contemplation.
Quand on reprend un peu les étapes d’une création, elles sont décrites de plein de façons différentes par plein de gens, mais on s’accorde en général à décrire ce processus créatif en plusieurs étapes. Les étapes ne sont peut-être pas si différenciées les unes des autres, mais en tout cas il y a en général une impulsion de départ, quelque chose qui va mettre le processus en route, et donc qui fait suite à d’autres expériences peut-être créatives, peut-être d’autres natures. Et puis à partir de ce moment-là, il va y avoir un chemin qui va se tracer sous différentes formes, il va y avoir des étapes de fulgurance, il peut y avoir des étapes de stagnation, ou d’incubation, ou de gestation. J’ai l’impression en tout cas qu’il y a des parties de ce processus où ce qui agit le fait sans qu’on en ait conscience. Peut-être au niveau de l’inconscient. Cela agit parce qu’il y a une relation d’un autre ordre qui s’établit avec quelque chose qui est extérieur à soi.
Ensuite, il y a cette notion de jeu qui m’intéresse beaucoup : jouer pour créer, créer pour jouer. Les deux vont ensemble. Évidemment, ça me fait penser tout de suite aux petits enfants que nous avons en chacun de nous, qu’on était à un moment donné, et qu’on a toujours en nous, si en tout cas on ne s’en est pas déconnecté.
Que se passerait-il si on était connecté à cette capacité d’invention qui vient du côté ludique, qui vient d’un jeu que l’on fait, qui n’a absolument aucune visée consciente ? En tout cas, on ne recherche pas un but particulier quand on est dans le jeu, si ce n’est à s’amuser, à être dans le ludique, ce qui en général amène aussi à être complètement dans le moment.
Et il se trouve que l’une des activités artistiques que je pratique, c’est d’être acteur, et l’acteur ne cesse d’inventer finalement son personnage et les circonstances de son personnage en se posant ces questions : qu’est-ce qui se passerait si j’étais telle personne à tel endroit, avec telle intention, tel objectif ? Et ce sont ces questions-là qui sont posées, consciemment ou non d’ailleurs, par le comédien, qui vont mettre en route ce processus créatif de création d’un personnage.
Il y a ensuite cette notion de spiritualité. La spiritualité est un mot qui est utilisé avec plein de sens différents, voir même jusqu’à perdre un peu de son sens. Le problème, c’est qu’en français en tout cas, quand on dit spiritualité, on pense à esprit, et donc on pense à quelque chose qui est de l’ordre de l’esprit. Cela pose un problème car comme on est déjà dans une culture où on a séparé le corps et la tête, le corps et l’esprit, aller dans ce sens-là, c’est finalement aller encore un peu plus loin dans cette séparation.
Mais si on regarde du côté de l’Orient notamment, la spiritualité tout d’abord est un mot qu’ils n’utilisent pas. Mais ce qui y ressemblerait le plus est incarné, c’est-à-dire qu’une pratique spirituelle concerne à la fois l’esprit, mais aussi le corps. Et ça, c’est quelque chose qui me paraît important, notamment par rapport à l’acte de création. Je parle bien sûr ici de création artistique, mais ça s’applique à tout type de création : on ne peut pas créer sans son corps. C’est-à-dire que le corps est forcément impliqué, pour certains médias encore plus que d’autres bien sûr. C’est le cas notamment de la danse ou de la voix, qui mettent en œuvre le corps entier. Mais c’est vrai aussi de toutes formes artistiques : même quand on écrit, c’est un geste, c’est un corps qui écrit, et c’est évidemment un esprit et un corps en relation l’un avec l’autre. Dans les philosophies spirituelles orientales, il n’y a de toute façon pas cette séparation entre corps et esprit que nous avons développée en occident.
Ça m’amène à ce que j’appelle la dimension spirituelle de l’homme, qui pour moi n’est pas une dimension purement de l’esprit, mais qui concerne bien le corps entier. Ce n’est pas pour rien que dans le système des chakras, le chakra qui correspond à la spiritualité, c’est celui qui est au sommet de la tête. Ce n’est pas parce que c’est la tête, mais parce que c’est celui par lequel sort toute l’énergie qui a traversé le corps entier, et c’est celui qui permet la connexion avec l’extérieur, la connexion avec ce que j’appelle l’invisible.
Il me semble qu’il y a tout un pan de la connaissance qui est facilement mise de côté parce qu’elle ne peut pas être démontrée, parce qu’elle n’est pas rationnelle, et qui pourtant fait partie de l’expérience de chaque être humain. Et il me semble qu’en combinant un peu ces notions de créativité, de jeu, de contemplation, de spiritualité, on touche aussi peut-être à ce que j’appellerais une des fonctions possibles de l’art qui serait d’exprimer, de rendre visible ce qui est invisible, ou en tout cas ce qui fait partie d’une expérience qu’on ne pourrait pas décrire par le rationnel, par le langage conventionnel.
Et j’ai l’impression qu’en allant encore un peu loin dans cette hypothèse, on pourrait peut-être dire que l’artiste est quelqu’un qui, justement, cherche à exprimer quelque chose qu’il ne peut pas exprimer par le langage conventionnel, et qui du coup va chercher d’autres modes d’expressions.
Je voudrais aussi parler ici d’une notion qui, pour moi, est également liée à cette notion de créativité, de jeu aussi, et finalement aussi à la contemplation, qui est la notion de guérison, ou de santé, qui pour moi signifie plus que d’être juste en bonne santé, mais plutôt d’être entier, d’être plein, de retrouver une forme d’unité qu’on peut éventuellement avoir perdu et qu’on retrouve par différents moyens, par différents chemins. Et j’ai l’impression que la création artistique, notamment, peut amener sur ce chemin, par cette expérience d’être dans un moment où il n’y a plus ni temps, ni espace.
On fait tous cette expérience-là, d’ailleurs, qu’on vive des expériences de créations artistiques ou non : des moments où on est tellement dans ce qu’on fait qu’on perd un peu la notion de « où » et de « quand ». Et je pense que dans ces moments-là, c’est exactement cela qu’on vit, comme quand on est dans le jeu, on retrouve une forme d’entièreté, une forme de complétude. Cela veut dire aussi que cet état-là de création, de jeu, de contemplation, c’est un état où toutes les dimensions de l’être sont rassemblées ensemble dans le moment et dans l’activité : la dimension physique, la dimension mentale, la dimension spirituelle, la dimension sociale, etc.
Je reviens sur ce que j’ai questionné précédemment : Pourquoi l’art ? Pourquoi l’expression artistique ? J’ai donc proposé : pour exprimer l’invisible, pour exprimer l’indicible, pour exprimer le spirituel. Si je vais un peu plus loin, j’ai envie de dire, et là, je fais un grand pas que peut-être on ne fait pas forcément souvent, en tout cas on le fait souvent mais on n’en parle pas souvent, que l’art existe aussi pour exprimer ce qui vient du cœur, et pour exprimer l’amour. Et l’amour, c’est quelque chose qui participe justement de cette connexion entre tous les êtres, de cette capacité à tisser un lien en étant attentif, peut-être même en se mettant en partie à la place de l’autre. Et je parle vraiment de l’autre au sens très large, c’est-à-dire tous les êtres vivants : c’est aussi la nature, c’est aussi la planète, ce sont tous ceux avec qui on peut rentrer en relation.
Je voudrais conclure en mentionnant deux dernières idées. Tout d’abord, en parlant des traditions chamaniques. Ce qui m’a frappé dans les traditions chamaniques et dans mon travail notamment sur ces traditions, c’est le fait que la personne qu’on appelle chamane, c’est à la fois un artiste, à la fois un guérisseur, et à la fois un guide spirituel. Et dans cette tradition-là, il n’y a pas trois mots pour désigner le chamane, c’est le même mot qui veut dire tout ça à la fois. Donc il n’y a pas de séparation entre l’activité artistique de création, le fait qu’elle soit mise au service d’un chemin spirituel et le fait qu’elle soit mise au service d’une guérison. Et donc si on revient à cette idée que guérir, c’est aider l’autre à retrouver sa complétude, ça se fait dans les traditions chamaniques par quelque chose qui est de nature artistique.
Et pour terminer, je propose que l’art puisse être peut-être une forme d’exercice spirituel, c’est-à-dire que, qu’on en soit conscient ou non, pratiquer un art à quelque niveau que ce soit est peut-être une façon finalement de partir à la recherche de son être. C’est-à-dire de cette entité intérieure et extérieure qui est complète, et que pour des raisons diverses, on a fragmenté, en mettant un peu de distance entre les deux, on a pu se trouver déconnecté. Et donc j’en reviens pour terminer à cette notion qui est propre au chamane et pas seulement, cette notion de « lumière énergie ». C’est-à-dire l’idée que la lumière, c’est avant tout de l’énergie, et cette énergie a des fréquences différentes. Je pense que toute forme artistique passe sous une forme ou sous une autre par la lumière ou par l’énergie. Et c’est peut-être cette énergie qui a le pouvoir de guérir, quand elle est à la bonne vibration, à la bonne fréquence.
Bibliographie
Harner, Michael. The Way of the Shaman. Harper One, 1990.
Kandinsky, Wassily. Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Paris: Folio Essais, 1988.
Klee, Paul. Théorie de l’art moderne. Paris: Denoël / Gautier, 1971.
Morphy, Howard. Aboriginal Art. Phaidon, 1998.
Nachmanovitch, Stephen. Free Play. New York: Tarcher / Putnam, 1991.