Le processus créatif de Robert Lepage

Ivan Magrin-Chagnolleau

Citer cet article

Magrin-Chagnolleau, I. (2017). Le processus créatif de Robert Lepage. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


1. Introduction : Qui est Robert Lepage ?

Voici pour commencer quelques mots d’introduction sur Robert Lepage dont je vais parler dans la suite de cet article.

Acteur et metteur en scène québécois

Robert Lepage est un acteur et metteur en scène québécois né dans la ville de Québec. Il s’est imposé très jeune comme un metteur en scène de grand talent et très créatif. Il alterne régulièrement des spectacles en solo avec des spectacles collectifs.

Théâtre et cinéma

Robert Lepage réalise également des films pour le cinéma. Il alterne donc entre théâtre et cinéma, mais avec une prédilection pour le théâtre. Le cinéma est en effet plus difficile à produire de la façon dont il souhaiterait le produire. Il s’est intéressé aussi très tôt à la mise en scène d’opéra.

Créations collectives (même sur ses solos)

L’une des spécificités du travail de Robert Lepage est son processus créatif collaboratif. Il implique très tôt dans le processus un certain nombre de personnes. Si c’est un spectacle solo, il le développe avec ses proches collaborateurs, et fait intervenir assez vite dans le processus un créateur lumière, un créateur son, un créateur vidéo, etc. Sur les spectacles comportant plusieurs comédiens, ces derniers sont très souvent impliqués dès la phase de création et d’écriture, et sont d’ailleurs souvent crédités comme co-auteurs.

L’utilisation de la technologie

Une autre spécificité du travail de Robert Lepage est son utilisation de la technologie. C’est un metteur en scène qui a intégré la technologie dès ses premiers spectacles. Il part du principe que le langage scénique doit s’inventer avec son temps, et il intègre des éléments technologiques à ses spectacles quand ceux-ci contribuent à créer de la poésie sur scène.

Un langage visuel très novateur

Robert Lepage est donc l’auteur d’un langage visuel très novateur, ce qui en fait un metteur en scène à part dans le milieu du spectacle.

Une reconnaissance internationale

Ce travail persistant de recherche d’un langage scénique qui lui est propre a fini par imposer Robert Lepage comme l’un des grands metteurs en scène du moment. Cela lui vaut notamment une reconnaissance internationale, et lui permet par exemple de mettre en scène des opéras au Metropolitan Opera de New York.

2. Jeux de cartes : une tétralogie

Quelques mots maintenant sur la tétralogie « Jeux de cartes ». Cette tétralogie est composée de quatre spectacles correspondant aux quatre couleurs d’un jeu de cartes : Pique, Cœur, Carreau, et Trèfle. Les thèmes principaux de chaque spectacle sont empruntés aux symboles correspondants dans les anciens jeux de cartes. Pique correspond à l’ancien symbole des épées, qui représente la guerre. C’est donc le thème de la guerre dont traite le premier spectacle de la tétralogie, Pique. Cœur correspond à l’ancien symbole de la coupe, qui représente le calice, et donc le thème de la foi. Mais le cœur représente aussi l’amour. Le second spectacle, Cœur, traite donc des thèmes de la foi et de l’amour. Les deux derniers spectacles de la tétralogie, Carreau et Trèfle, ne sont pas encore créés, mais seront en lien, respectivement, avec les deniers (ancien symbole pour carreau) et les bâtons (ancien symbole pour trèfle).

Ces spectacles ont été commandités initialement par la scène de Châlons en Champagne, en France. La scène de Châlons est une scène circulaire. Les quatre spectacles de la tétralogie sont donc conçus pour une scène circulaire. Cette contrainte implique donc des choix assez forts au niveau de la mise en scène, et donc de l’esthétique.

3. Processus créatif

Je voudrais maintenant aborder le processus créatif de Robert Lepage. J’ai eu la chance, en effet, d’être convié comme observateur pendant tout le mois d’août 2013. C’est au cours de cette période que le deuxième spectacle de la tétralogie, Cœur, a fini d’être développé. C’est donc sur la base de cette observation que je vais parler du processus créatif de Robert Lepage et d’un certain nombre de choix esthétiques qui ont été faits au cours de l’élaboration de Cœur.

On peut dire que le processus créatif de Cœur s’est fait en six temps. Le premier temps correspond à l’élaboration de quelques idées en lien avec le spectacle. C’est surtout Robert Lepage qui est à l’initiative de ces idées initiales. Mais comme pour tout artiste, ces idées sont le fruit de lectures, de rencontres, de discussions, etc.

Ce premier temps est suivi assez vite par un deuxième temps au cours duquel Robert Lepage va inviter quelques proches collaborateurs à réfléchir avec lui au projet. À la fin de ce deuxième temps, Robert Lepage a déjà une idée assez précise au sujet des comédiens, des créateurs, et des techniciens qui vont travailler sur ce projet particulier.

Le troisième temps de création consiste à inviter pour quelques jours plusieurs de ces personnes, principalement les comédiens pressentis, mais également quelques collaborateurs proches. Cette phase va permettre d’explorer plus avant les différentes possibilités du spectacle en création.

Le quatrième temps de création consiste en une exploration, sous forme d’improvisations et de discussions à la table, de toutes les pistes qui ont été proposé lors de la phase précédente. Ce quatrième temps durant environ 15 jours. La plupart des comédiens y participent.

Le cinquième temps de création, qui a lieu plusieurs mois après le précédent, dure environ un mois, et correspond à la mise en place à proprement parler du spectacle. Elle regroupe tous les comédiens du spectacle, tous les créateurs, et tous les techniciens. Elle comprend également deux répétitions publiques, au cours desquelles le public est invité à faire des retours. A l’issue de ce cinquième temps, un spectacle existe, et il va pouvoir commencer à tourner. C’est ce cinquième temps que j’ai pu observer intégralement.

Le sixième temps correspond à la confrontation au public, et il n’est pas rare qu’un spectacle de Robert Lepage évolue encore pas mal lors de ses premiers mois de tournée, et parfois même plus.

4. Structure et thèmes de Cœur

Sans entrer dans le détail du déroulé du spectacle, que vous aurez le plaisir de découvrir si vous avez la chance de pouvoir le voir, je voudrais néanmoins dire quelques mots sur sa structure.

Ce spectacle est composé de plusieurs fils narratifs entremêlés. Il y a principalement l’entremêlement d’un fil narratif au présent, qui raconte l’histoire d’amour de Chafik et Judith, avec un fil narratif au passé, qui visite plusieurs périodes de l’histoire. Le fil du passé nous parle notamment de : Robert Houdin, le grand magicien français, et son voyage en Algérie ; Félix Nadar, le grand photographe français, et son voyage en Algérie ; Georges Méliès, et son rachat du théâtre Robert Houdin ; et des liens entre ces différentes histoires et la lignée des ancêtres de Chafik.

À travers cette structure à deux trames, plusieurs thèmes sont abordés :

  • L’amour et le couple mixte (l’histoire de Chafik et Judith)
  • Le regard de la société et des familles sur les couples mixtes
  • La foi : l’Islam et le Christianisme
  • La magie (Houdin, Méliès)
  • La photo (Nadar)
  • Le spiritisme (Georges Sand & Cie)
  • Le voyage et le déplacement (Taxi, Ferry, Camion, etc.)
  • La recherche d’identité (le voyage de Chafik)
  • Le colonialisme français en Algérie
5. Une esthétique du déplacement et du voyage

Le thème du voyage, du déplacement, occupe donc une place importante dans ce spectacle, d’autant plus qu’il est également question des voyages de Robert Houdin et de Félix Nadar en Algérie. Ce thème va donc avoir un impact très important sur l’esthétique de ce spectacle, et ce de plusieurs manières.

La scène et l’espace

Il y a tout d’abord une esthétique liée à l’utilisation de l’espace. La contrainte de la commande initiale est de préparer un spectacle pour une scène circulaire. Mais cette contrainte va être utilisée de plusieurs façons différentes par Robert Lepage et son équipe. Tout d’abord, outre le fait que la scène soit circulaire, la structure qui permet d’implanter les lumières est également circulaire. Il y a donc dessiné dans l’espace un cylindre imaginaire qui va de la scène à la structure des lumières. Ce cylindre est d’ailleurs parfois matérialisé par un tulle cylindrique qui peut monter ou descendre à volonté. Il y a donc à la fois une idée de circularité dans cet espace, mais aussi la suggestion d’un espace cylindrique. Outre le fait que la scène est circulaire, plusieurs parties de cette scène sont mobiles. Il y a d’abord un petit couloir extérieur circulaire qui peut tourner dans un sens ou dans l’autre. Ce petit couloir est utilisé plusieurs fois pour suggérer l’idée d’un déplacement, parfois aidant un personnage à aller plus vite quand le mouvement du personnage et le déplacement du couloir vont dans le même sens, parfois suggérant au contraire qu’un personnage fait du sur place quand le mouvement du personnage et le déplacement du couloir sont inversés. Ce couloir circulaire est aussi parfois utilisé pour suggérer que certains personnages tournent en rond.

La partie centrale, également circulaire, peut également effectuer une rotation. Cette rotation est parfois utilisée pendant une scène pour que celle-ci soit visible au fur et à mesure par tous les spectateurs autour de la scène. Elle est également utilisée à certains moments du spectacle pour suggérer une idée de déplacement, comme par exemple pour suggérer le déplacement d’un camion en le faisant tourner sur ce plateau central au lieu de le faire se déplacer linéairement.

D’autre part, certaines portions de la scène peuvent monter ou descendre. Le faite de remonter une partie de la scène ou, au contraire, de la descendre permet également de suggérer un certain nombre de déplacements. Cela permet également de suggérer différents lieux, et donc une distance entre ces lieux.

Enfin, cette structure scénique étant conçue pour se suffire à elle-même, tous les décors, les costumes, les accessoires sont stockés sous la scène au début du spectacle. Les loges des acteurs s’y trouvent également, et les quelques personnes supplémentaires nécessaires à faire tourner ce spectacle s’y trouvent aussi. Il y a donc un dessus et un dessous de scène. Le dessus est l’espace du spectacle, de ce qui est montré. Le dessous est ce qui est caché et qui permet au spectacle de fonctionner.

Entre les parties qui montent, qui descendent, et qui tournent, tout est fait pour suggérer nombre de déplacements verticaux, horizontaux, et circulaires. La scène entière est conçue pour permettre de mettre en place une esthétique du déplacement et du voyage.

Enfin, comme tout ce qui est nécessaire au spectacle se trouve sous la scène, cette dernière fonctionne comme un espace clos. Cela veut dire notamment que les acteurs ne quittent jamais le plateau, qu’ils soient dessus ou dessous. Le contour de la scène constitue donc une frontière naturelle, frontière qui est utilisée de manière symbolique tout au long du spectacle.

Le temps

La notion de temps est également très présente dans ce spectacle, et est aussi au service d’une esthétique du déplacement et du voyage. Nous avons déjà vu qu’il y avait plusieurs fils narratifs. Nous avons d’abord la narration au présent, c’est-à-dire l’histoire d’amour entre Chafik et Judith. Nous avons également une narration au passé, qui retracent plusieurs événements de l’histoire, et qui nous présente en même temps, sans que nous en ayons directement conscience, la lignée des ancêtres de Chafik. Le temps est suggéré de plusieurs manières, et notamment le temps du voyage, de la migration. Un certain nombre d’éléments temporels sont glissées dans les dialogues. Mais c’est surtout visuellement que le temps s’écoule.

Il y a notamment au « plafond » (c’est-à-dire accrochée à la structure des lumières) une horloge cosmique. C’est en fait une représentation simplifiée et symbolique d’un mécanisme d’horloge géant. Ce dernier est le plus souvent immobile, et parfois en mouvement. C’est une astucieuse façon visuelle de suggérer le passage du temps. Mais cela fait également référence à l’un des personnages de l’histoire, Robert Houdin, qui a commencé sa vie en étant horloger comme son père.

Costumes

Les costumes sont également au service d’une esthétique du déplacement et du voyage. Ils représentent notamment différentes époques, qui sont très fortement marqués par des façons spécifiques de s’habiller. Ils représentent aussi différentes cultures, comme par exemple le voile que porte la grand-mère de Chafik après avoir fait son pèlerinage à la Mecque. Les costumes sont donc au service de la narration, et contribuent à l’expression du passage du temps d’une part, et du déplacement géographique d’autre part. Nous comprenons par exemple très vite que nous sommes arrivés dans un pays du Maghreb en voyant la façon dont les gens s’y habillent.

Quelques éléments supplémentaires

Enfin, quelques éléments supplémentaires suggèrent également le déplacement et le voyage.

Il y a tout d’abord le fait que Chafik est chauffeur de taxi. C’est donc un personnage qui, dès le départ, est tout le temps en mouvement. Le mouvement de Chafik, quand il conduit son taxi, est suggéré de deux façons différentes. Tout d’abord, le plateau central sur lequel sont disposés les éléments du taxi est en rotation lente. D’autre part, pendant que le taxi se déplace, il y a des projections du paysage qui défile par la fenêtre sur un cylindre de tulle de chaque côté. Ces deux éléments suggèrent donc de façon très efficace le déplacement du taxi.

Un autre élément est utilisé à plusieurs reprises pendant le spectacle. Il s’agit du ferry entre la France et le Maghreb. Il est utilisé une première fois par Robert Houdin, qui se rend en Algérie en compagnie de sa femme. Il est utilisé une deuxième fois par Chafik, lorsque ce dernier se rend en Algérie, faute d’avoir trouvé suffisamment d’informations en France. Le ferry représente une frontière symbolique entre la France et l’Algérie, il symbolise la traversée de la mer, et aussi le changement de culture.

Un autre élément qui suggère à la fois le déplacement et le voyage est le ballon de Nadar. Nadar était en effet un passionné de montgolfières, et il a très vite compris l’intérêt qu’elles pouvaient représenter pour un photographe comme lui. Il a donc effectué plusieurs voyages en ballon pour prendre des photos aériennes. L’un de ces voyages est représenté de manière très poétique dans le spectacle. Là encore, nous sommes face à un élément esthétique qui représente un voyage, un déplacement dans l’espace. Mais dans ce cas, le déplacement vertical est également utilisé, et ce de manière très efficace.

Un dernier élément, parmi d’autres, exprime également cette idée de déplacement et de voyage. Il s’agit de la marche de Chafik dans le désert. Cet élément esthétique est emprunté au premier spectacle de la tétralogie, Pique. Mais il est utilisé ici de manière différente, et pour représenter symboliquement autre chose. Chafik est à la recherche de son identité, et il doit se rendre à pieds dans une ville où il peut trouver des informations. Il doit pour cela traverser le désert. Cette traversée du désert est représentée par Chafik marchant sur l’anneau circulaire extérieur de la scène, ce dernier étant également en mouvement.

6. En conclusion

On voit donc que, dans ce spectacle, de nombreux éléments sont utilisés pour créer une esthétique du déplacement et du voyage.

Ces éléments permettent de représenter, d’une part, le mouvement migratoire de la famille de Chafik, c’est-à-dire essentiellement celui de sa grand-mère et de son père, et d’autre part le voyage que fait Chafik dans le sens inverse pour retrouver ses origines et chercher son identité.

Ces éléments permettent également de représenter des frontières : des frontières géographiques, des frontières culturelles, des frontières religieuses, et des frontières linguistiques.

L’esthétique de ce spectacle est un magnifique exemple d’une mise en espace de la migration et de la frontière.


Bibliographie
Caux, Patrick. Ex Machina. Chantiers d’écriture scénique. Sillery, Québec: Septentrion, 2007.

Biographie d’Ivan Magrin-Chagnolleau