La relation réalisateur – compositeur : un exemple de processus créatif relationnel énactif

Ivan Magrin-Chagnolleau

Citer cet article

Magrin-Chagnolleau, I. (2017). La relation réalisateur – compositeur : un exemple de processus créatif relationnel énactif. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


Résumé

Cet article explore la relation qui existe entre un réalisateur et un compositeur. Plusieurs exemples sont étudiés, y compris des exemples tirés de l’expérience personnelle de l’auteur. Ces exemples mettent en lumière les différentes façons de travailler sur la composition d’une musique de film, et notamment les différentes façons pour un réalisateur de collaborer avec un compositeur.

Mots clés

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Prologue

Je m’intéresse depuis longtemps au processus créatif. Je m’y intéresse en tant qu’artiste, et en tant que chercheur. Je m’interroge à la fois sur mon propre processus créatif, mais aussi sur le processus créatif d’autres artistes. Et j’observe la façon dont artistes et chercheurs parlent du processus créatif. J’ai voulu m’interroger, dans cet article, sur un aspect particulier du processus créatif, l’aspect relationnel. En effet, il est fréquent pour les artistes de travailler avec d’autres artistes sur certains projets. Il se crée alors une émulation et une collaboration qui transforment le processus créatif et le font passer d’un processus créatif individuel à un processus créatif collectif. C’est particulièrement vrai dans le théâtre et le cinéma, qui sont par nature des arts collaboratifs. Ici, j’explore plus particulièrement la relation qui peut exister entre un réalisateur et un compositeur. Je vais essayer de recenser différentes situations, en étudiant ce qu’ont pu en dire différents réalisateurs et compositeurs, et en m’appuyant également sur ma propre expérience de réalisateur et de compositeur.

Satyajit Ray et la musique

L’expérience de Satyajit Ray est une expérience intéressante. Pour ses trois premiers films, ainsi que pour son cinquième, il a fait appel à Ravi Shankar, le grand musicien bengalais, pour composer ses musiques de films. Pour son quatrième, sixième et huitième, il a eu recours à d’autres musiciens. Mais pour tous ses autres films (le septième et du neuvième au trente-sixième), il a composé lui-même la musique. La musique a en effet été le premier médium artistique qu’il a pratiqué, et ce depuis son plus jeune âge. Lorsqu’il commence à composer lui-même ses musiques de film, il a donc de nombreuses années de pratique assidue de la musique derrière lui. Et ses influences sont nombreuses, aussi bien occidentales qu’indiennes. Il a été plusieurs fois interrogé sur le rôle de la musique dans ses films et sur son utilisation de la musique. Voici par exemple ce qu’il dit dans American Film[1] en 1978 :

« J’utilise de moins en moins de musique dans mes films, parce que j’ai toujours eu le sentiment que la musique de fond était un élément qui ne faisait pas partie du cinéma pur. […] Peut-être fait-on cela par manque de confiance dans le public. […] Je préfère personnellement une approche plus épurée, mais je reconnais qu’on ne peut pas se passer complètement de musique. Dans la trilogie [d’Apu], je n’ai pas écrit ma propre musique ; j’ai travaillé avec Ravi Shankar. Ces films sans musique auraient semblé encore plus lents. »

Et un peu plus loin :

« Le cinéma lui-même est déjà une transposition de la réalité. Le fait de choisir une histoire avec un schéma dramatique suggère déjà une interprétation de la vie. Et donc il n’y a aucune raison de vouloir éliminer tout ce qui peut aider ce langage cinématographique. La musique en fait partie. Elle aide à magnifier les émotions, permet de créer une unité, sert de pont entre des scènes, et peut aussi aider à corriger certains défauts de la bande son. Cependant, la musique n’est certainement pas indispensable, et certains passages d’un film devraient ne pas en avoir. C’est en travaillant sur le mixage de la bande son qu’on se rend compte s’il faut de la musique ou pas. »

Lorsqu’un réalisateur compose lui-même sa musique, comme dans le cas de Satyajit Ray dans la plupart de ses films, nous ne sommes pas dans un processus relationnel entre le réalisateur et le compositeur, mais plutôt dans une recherche permanente de ce qui est juste, de ce qui fait sens. Nul doute que Satyajit Ray n’était pas la seule personne impliquée dans ce processus décisionnel. Il y avait notamment son monteur, Dulal Dutta, qui a monté tous ses films, et sûrement ses différents producteurs. Mais on peut aussi penser que le fait qu’il ait composé lui-même la plupart de ses musiques de film ait peut-être donné une plus grande unité stylistique à ses films.

Le rapport entre François Truffaut et Maurice Jaubert

Maurice Jaubert a composé des musiques de films essentiellement entre la fin des années 20 et 1940, l’année de sa mort.  Il a notamment composé la musique de Nana de Jean Renoir, de Quatorze Juillet et de Le dernier milliardaire de René Clair, de Zéro de conduite  et de L’Atalante de Jean Vigo, de Drôle de drame, de Quai des brumes, de Hôtel du Nord et de Le jour se lève de Marcel Carné, ou encore de Carnet de bal et de La fin du jour de Julien Duvivier. Maurice Jaubert a joué un rôle très important dans l’histoire de la musique de film, et c’est en discutant avec Henri Dutilleux peu de temps avant sa mort que j’ai pu m’en rendre compte. Ce dernier, qui a également abordé un peu la musique de film au cours de sa carrière, a rencontré Maurice Jaubert à plusieurs occasions. Il m’a dit que Maurice Jaubert avait été le premier compositeur de musique de film à envisager une autre formation que l’orchestre symphonique comme médium musical pour un film. Cette trouvaille, aujourd’hui, nous paraît bien sûr évidente, mais à l’époque, elle était révolutionnaire. Je n’ai pas encore pu vérifier précisément si cette affirmation d’Henri Dutilleux était vraie, mais je n’ai pas encore trouvé de contre-exemples. Il est vraisemblable, cependant, que cette idée est venue à plusieurs compositeurs, à peu près au même moment.

François Truffaut était un grand admirateur de la musique de Maurice Jaubert. Il a utilisé les musiques de Maurice Jaubert dans quatre de ses films, dans L’Histoire d’Adèle H, dans L’argent de poche, dans L’homme qui aimait les femmes et dans La chambre verte. Nous sommes ici dans le cas de figure où un réalisateur utilise des musiques préexistantes dans ses films, mais où il va puiser dans le répertoire de la musique de film. Il empreinte donc une musique qui a été composée spécifiquement pour un film et la réutilise dans un autre contexte pour son propre film. Mais dans le cas de François Truffaut, il s’agit principalement des musiques d’un même compositeur, Maurice Jaubert. Voici ce que François Truffaut en dit par exemple dans son texte « Jean Vigo est mort à 29 ans »[2]:

« André Bazin dans un article sur Vigo a eu un mot très heureux en parlant de son « goût presque obscène de la chair » car il est vrai que personne n’a filmé la peau des gens, la chair de l’homme aussi crûment que Vigo. Rien de ce qu’on a montré depuis 30 ans n’a égalé, dans ce domaine précis, cette image de la main grasse du professeur sur la petite main blanche de l’enfant dans Zéro de conduite ou des étreintes de Dia Parlo et Jean Dasté lorsqu’ils vont faire l’amour ou, mieux encore, lorsqu’ils se sont quittés et qu’un montage parallèle nous les montre se retournant chacun dans leur lit, lui dans sa péniche, elle dans une chambre d’hôtel, tous deux en proie au mal d’amour, dans une scène où la prodigieuse partition de Maurice Jaubert joue un rôle de première importance, séquence charnelle et lyrique qui constitue très exactement un accouplement à distance. »

Il semble que François Truffaut ait été particulièrement fasciné par l’osmose qui existait entre Jean Vigo et Maurice Jaubert.

Gabriel Yared et sa conception de la musique de film

Gabriel Yared a donné une master classe sur la musique de film à la cinémathèque française en juin 2012. J’ai eu la chance de me trouver parmi les spectateurs, et aussi de pouvoir échanger avec lui à l’issue de cette master classe. Gabriel Yared a écrit la musique pour de nombreux films, parmi lesquels Sauve qui peut la vie de Jean-Luc Godard, Malevil de Christian de Chalonge, La lune dans le caniveau, 37°2 le matin et IP5 de Jean-Jacques Beneix, La diagonale du fou et L’instinct de l’ange de Richard Dembo, Adieu Bonaparte de Youssef Chahine, Zone rouge de Robert Enrico, Désordre d’Olivier Assayas, Beyond Therapy et Vincent and Theo de Robert Altman, Camille Claudel de Bruno Nuytten, L’amant et Deux frères de Jean-Jacques Annaud, Le patient anglais, Le talentueux monsieur Ripley, Cold Mountain et Breaking and Entering d’Anthony Minghella, La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck. Gabriel Yared est autodidacte, mis à part une expérience d’auditeur libre dans une classe d’Henri Dutilleux et quelques cours de contrepoint. C’est un compositeur qui préfère travailler à partir d’un scénario, et surtout de conversations avec le réalisateur. Voici par exemple ce qu’il dit dans un entretien réalisé par la Cinémathèque française peu de temps avant sa master classe[3] :

« Je ne suis pas vraiment un homme d’images. Pour moi, quelqu’un qui me parle de son film, ou un scénario que je lis, m’inspirent beaucoup plus que des images qui défilent à 24 ou 25 images par seconde, parce que j’ai toujours pensé que l’image, c’était la fin d’un processus, ce n’est pas un point de départ pour un compositeur, en tout cas pour moi. Ce que j’aime, c’est donc lire ou parler, ou les deux. […] Et puis ces lectures ou ces conversations sont des déclencheurs, pour moi, d’une inspiration que l’image ne pourrait pas me donner. J’ai besoin des images que moi-même je me fais dans la tête. »

Et un peu plus loin :

« J’ai eu la chance d’avoir fait de belles rencontres, la plus belle restant pour moi cette collaboration et la rencontre avec Anthony Minghella parce que là, vraiment, j’avais quelqu’un qui me connaissait, qui aimait beaucoup ce que j’avais fait pour 37°2 le matin, pour L’amant, qui me comprenait et qui me donnait la permission de risquer, […] de prendre le temps de commettre des erreurs. […] Chaque fois qu’on travaillait ensemble, on travaillait avant, parce qu’on voulait installer, comme on installe un décor, comme on installe les acteurs, on voulait installer la musique dans son décor dès le départ. […] Finalement, c’est avec Walter Murch et Anthony Minghella que j’ai appris à faire de la musique de film, plus en profondeur, de voir toujours les choses dans leur ensemble. […]   Je n’aime pas ce mot, musique de film. Moi, j’écris de la musique pour un projet, pour un homme ou une femme que j’ai rencontré, et avec qui j’ai aimé parler. Donc si j’ai aimé l’entendre, je suis sûr que je vais aimer son œuvre. »

On peut voir dans ces deux extraits l’importance, pour Gabriel Yared, de la rencontre avec le réalisateur. Non seulement cette rencontre est primordiale pour déclencher une envie de travailler ensemble, mais c’est aussi très souvent à travers les mots que le réalisateur utilise pour décrire son projet que Gabriel Yared va puiser ses propres images et son inspiration.

Une rencontre SRF – SACEM à Cannes

En mai 2013, j’ai pu participer à une rencontre entre réalisateurs de la SRF[4] et compositeurs de la SACEM[5]. Cette rencontre était organisée à l’initiative de la Quinzaine des réalisateurs. J’y ai participé en tant que réalisateur membre de la SRF, mais j’y ai aussi donné mon point de vue de compositeur. Cette rencontre était intéressante car elle mettait en contact une dizaine de réalisateurs de la SRF aux profils très variés et une dizaine de compositeurs de la SACEM, eux aussi aux profils très variés. Cette discussion cherchait à cibler les modes de collaboration créative entre réalisateurs et compositeurs. Plusieurs expériences très différentes ont été partagées. Ce qui est ressorti de cette discussion peut se résumer en quelques points :

  • La plupart des réalisateurs et des compositeurs ont regretté que le compositeur ne soit pas impliqué plus tôt dans le processus créatif. Cela est généralement dû à des questions de budget, mais aussi parfois au fait que le réalisateur ne se rend pas compte de l’importance de cette collaboration avant qu’il en ait vraiment besoin.
  • Il a été aussi débattu du fait d’utiliser une musique préexistante vs. une musique originale. Il y a des réalisateurs qui préfèrent utiliser des musiques préexistantes, arguant du fait qu’ils peuvent choisir parmi des milliers de morceaux dont les qualités évidentes ne sont plus à défendre. D’autres réalisateurs, et bien sûr les compositeurs, défendent l’intérêt de composer une musique originale qui colle à la peau du film et à son atmosphère. Je reviendrai sur ce débat un peu plus loin dans l’article.
  • Enfin, il y a des compositeurs qui préfèrent travailler à partir du scénario et d’autres qui préfèrent travailler à partir du film monté. L’idéal est sans doute de faire les deux, de pouvoir arriver tôt dans le processus de façon à proposer des idées en amont du tournage, puis de les affiner au moment du montage.
Quelques expériences personnelles en lien avec la musique de film

J’ai pu, au cours de mon expérience de compositeur et de réalisateur, tester plusieurs configurations dont je fais part dans les paragraphes qui suivent.

Never Forever : composer pour une réalisatrice

Sur le court-métrage Never Forever, j’ai été contacté par la réalisatrice Emmanuella Aristil pour composer le thème principal du film. Ce contact a eu lieu a posteriori, pendant la post-production, et une fois que le montage image était quasiment fixé. Cela m’a permis de me faire une idée très précise du film et de son atmosphère visuelle, et j’ai pu faire plusieurs propositions de thèmes et de styles à Emmanuella. Elle a ensuite choisi celui qui lui convenait le mieux, et a fait quelques retours sur cette première version pour que je puisse continuer le travail. Ma façon de travailler, dans le cadre de ce travail, qui était entièrement bénévole, a été d’utiliser un logiciel me permettant de composer un morceau, puis de l’écouter avec des instruments midi. J’ai d’abord posé une ligne de basse, jouée en pizzicati à la contrebasse, sur laquelle j’ai rajouté un accompagnement harmonique à la guitare, puis une ligne mélodique très libre à la flûte de pan. Une fois que ce choix d’instrumentation, de tempo, et donc d’atmosphère, a été validé par Emmanuella, j’ai pu faire évoluer cette composition initiale, pour en faire finalement une œuvre musicale qui a trouvé sa place dans la bande-son du film. J’ajoute que pour ce projet, faute de moyens, il n’a pas été possible d’enregistrer le morceau avec des musiciens professionnels. J’ai donc eu recours à une synthèse midi de très haute qualité, et qui a donné un résultat très satisfaisant. Bien sûr, le midi ne remplacera jamais une interprétation par des musiciens professionnels, surtout sur un morceau de ce type.

C’est la fête ! : travailler avec un compositeur

Sur le court-métrage C’est la fête !, j’étais auteur réalisateur. Le concept de ce film était, dès le départ, une narration musicale. J’ai fait très tôt le choix d’utiliser des musiques préexistantes, surtout parce qu’elles me venaient de façon insistante sur plusieurs séquences du film. J’ai néanmoins sollicité un compositeur professionnel, Florian Mazier, à qui j’ai demandé de composer un morceau pour une séquence du film. Dans ce cas précis, j’ai procédé de la façon suivante : j’ai montré à Florian la séquence image montée, et je lui ai fait écouter deux ou trois morceaux dans le ton de ce que je cherchais. Mais je lui ai ensuite donné carte blanche. Ce qui m’intéressait, dans cette relation, était de pouvoir être surpris par sa proposition. Il m’a proposé trois morceaux, de type musique électronique, et l’un d’entre eux a immédiatement obtenu mon suffrage. Je lui ai fait une ou deux suggestions pour enrichir le morceau, et il est immédiatement reparti au travail. Il m’a finalement rendu un morceau qui correspondait parfaitement à ce passage du film, et à l’atmosphère que je voulais créer. Au final, sur ce film, j’ai utilisé à la fois de la musique préexistante et de la musique composée spécialement pour le film.

La Galette des Rois : composer pour son propre film

Sur le court-métrage La Galette des Rois, j’étais réalisateur. Bien que n’ayant pas écrit le scénario du film, j’ai participé à son développement avec la scénariste, dès la deuxième version du scénario. J’ai donc eu très tôt des idées musicales pour le film. J’avais envie d’un morceau, au début du film, qui puisse suggérer le monde de l’enfance, avec à la fois une note joyeuse et une note nostalgique. Ma collaboratrice dans la production du film, Blandine Cantineau, m’a suggéré de ré-écouter les Scènes d’enfants de Robert Schuman et j’ai choisi assez vite la scène d’enfant intitulée « Am Kamin » (« Devant la cheminée »). J’ai donc demandé à une amie pianiste de l’enregistrer pour le film. Je ne voulais pas de musique pendant le film, mais je voulais conclure le film de nouveau par un morceau de musique, quelque chose d’un peu mélancolique, de pas trop rapide, et qui permette au spectateur d’entrer en résonance avec le thème du film. Assez vite aussi, un morceau que j’avais composé il y a quelques années s’est imposé à moi. C’était essentiellement une mélodie, pour laquelle je voyais une flûte traversière, et une ligne de basse au violoncelle pour l’accompagner. J’ai retravaillé ce morceau, notamment au niveau de sa structure, et au niveau d’une deuxième ligne mélodique. Puis j’ai confié la partition à deux amis musiciens, que j’ai ensuite dirigés lors d’une séance d’enregistrement. Cette expérience de choix et de composition de musique pour ce court-métrage La Galette des Rois était très intéressante. La musique s’est imposée à moi très tôt, dès la phase de développement, et donc bien avant le tournage. Elle a donc eu un impact direct sur l’esthétique du film, puisque je portais en moi, pendant tout le tournage et la post-production, la résonance émotionnelle de cette musique.

Musique existante vs. musique originale

Je voudrais revenir sur une question qui a été soulevée lors de la rencontre SRF – SACEM pendant le festival de Cannes 2013. Est-il préférable d’utiliser de la musique existante ou de faire composer une musique originale ? Cette question n’a bien sûr pas de réponse définitive. Quentin Tarantino, par exemple, aurait dit qu’il préférait utiliser de la musique préexistante car cela lui permettait de choisir les meilleures musiques possibles, et de les avoir en tête au fur et à mesure de la préparation du film et de son tournage. C’est un point de vue qui est tout à fait défendable. En même temps, sur son film Les huit salopards, il a demandé à Ennio Morricone de lui écrire une partition originale. Il est vrai qu’en sollicitant une musique originale auprès d’un compositeur, le réalisateur peut espérer obtenir une musique qui colle vraiment à la peau de son film. En outre, il devient partie prenante du processus de création en dialoguant continuellement avec le compositeur. On se souvient tous de la musique de Nino Rota pour Le parrain, ou encore de la musique d’Ennio Morricone pour Il était une fois en Amérique. Je pense que les deux approches ont leurs avantages et inconvénients, et il y a des exemples remarquables pour chacune d’entre elles. En outre, il est tout à fait possible de mélanger les deux approches. Ce choix dépend avant tout de la nature du projet et de la personnalité du réalisateur. Mais même dans le cas où un réalisateur choisirait des musiques préexistantes, je pense qu’il est très intéressant de travailler sur le choix de ses musiques avec une autre personne. En effet, cela permet d’avoir d’autres idées innovantes, et de ne pas rester prisonnier de ses propres biais.

Musique avant ou après le tournage

Une autre question sur laquelle je voudrais revenir est la suivante : faut-il composer/choisir la musique avant ou après le tournage ? Je pense qu’il est très intéressant de pouvoir avoir la musique, ou tout au moins une version préliminaire de la musique, avant le tournage. Cela permet en effet de s’imprégner de cette musique, et si elle est particulièrement adaptée au projet, d’enrichir le processus créatif. En outre, la musique peut aider les acteurs dans leur travail émotionnel. Néanmoins, si cette solution est possible et choisie, il sera probablement nécessaire de retravailler en partie la musique en post-production, notamment pour des raisons de rythme et d’équilibre sonore. Si la musique est composée après le tournage, elle sera bien sûr composée pour s’adapter parfaitement au montage image. C’est ce qui se fait le plus souvent, essentiellement pour des raisons de coût. Mais, à mon avis, cela nuit au processus créatif. Je pense qu’une collaboration entre un réalisateur et un compositeur est beaucoup plus forte quand le compositeur est sollicité très tôt dans le processus créatif. Il y a aussi une pratique en vogue aux États-Unis, et plus particulièrement à Hollywood, qui fait intervenir le compositeur encore plus tard. Le film est d’abord tourné, puis monté, puis mixé avec des musiques préexistantes temporaires, de sorte de pouvoir avoir une version montrable pour les previews (séances privées où les spectateurs sont invités à remplir un questionnaire à l’issue de la projection, questionnaire qui permet éventuellement de retravailler certains aspects du film, dont son montage, et plus particulièrement la fin). Et c’est seulement une fois que le montage est devenu définitif qu’un compositeur est sollicité pour composer des musiques semblables à celles qui ont été choisies initialement. Je pense que ce processus est très dommageable à la créativité d’un compositeur, mais également à celle d’un réalisateur. Mais c’est malheureusement une pratique qui est encore régulièrement utilisée à Hollywood, car elle permet de réduire le coût de fabrication d’un film.

Un processus créatif relationnel

On voit bien, à travers ces différents exemples, qu’il existe de nombreux cas de figure au sujet de la collaboration entre un réalisateur et un compositeur. Mais quelle que soit la situation, il y a toujours une relation entre les deux, d’une façon ou d’une autre. La relation peut être très minimale, le réalisateur et le compositeur pouvant même ne jamais se rencontrer. Ou bien la relation peut être très riche, avec de nombreuses rencontres et discussions. Cette collaboration peut intervenir très tôt dans le processus créatif, y compris avant le tournage, ou au contraire très tard, vers la fin de la post-production. Mais il est très rare qu’il n’y ait pas de rencontre du tout, et que la seule source d’inspiration du compositeur soit le scénario et les images montées. Je voudrais donc proposer le terme de « processus créatif relationnel »[6] pour décrire le processus qui est à l’œuvre entre un réalisateur et un compositeur. Le réalisateur influence le processus créatif du compositeur en partageant avec ce dernier l’idée qu’il se fait de son film, de l’histoire, de l’ambiance, de la musique, etc. Mais le compositeur peut également influencer le processus créatif du réalisateur, particulièrement par des musiques qu’il a déjà composées préalablement à la collaboration, ou par des musiques qu’il compose pour ce projet spécifique en amont du tournage. Comme tout processus créatif, celui-ci est influencé par l’environnement au sens très large, mais dans ce cas précis, ce qui prédomine sans doute est la relation entre le réalisateur et le compositeur. Plus la relation entre les deux est riche et plus ils partagent la même vision du film, plus il y a de chances que la musique s’intègre parfaitement au film et en devienne un élément narratif important, au même titre que tous les autres. L’exemple opposé serait un film où la musique semble simplement être rajoutée à l’image. Le côté relationnel de ce processus créatif me semble être ici primordial.

Épilogue

Nous avons pu visiter différentes configurations de la relation entre un réalisateur et un compositeur. J’ai essayé de mettre en évidence le côté relationnel de ce processus créatif collaboratif. Je me suis focalisé sur la relation privilégiée qu’il y avait entre le réalisateur et le compositeur. Bien évidemment, il y a de nombreuses autres influences. J’ai proposé dans un article[7] d’appliquer le concept d’énaction, développé par Francisco Varela[8], à la création artistique et au processus créatif. Le concept d’énaction est une tentative pour réconcilier le point de vue subjectif et le point de vue objectif. Le sujet est en interaction permanente avec son environnement, et les deux s’influencent mutuellement en permanence. Le sujet influe sur l’environnement, et l’environnement influe sur le sujet. Dans ce cadre, la relation entre le réalisateur et le compositeur peut être vue comme une illustration de ce concept d’énaction : le réalisateur a une idée de son film, qu’il propose au compositeur, qui à son tour propose une musique, qui transforme l’idée que le réalisateur se fait de son film, etc. Mais l’influence de l’environnement ne se limite pas à cette simple relation entre le réalisateur et le compositeur. D’autres facteurs multiples vont bien sûr influencer leur processus créatif.


Notes

[1] American Film 3, no. 9 (July-August 1978), pp. 39-50.

[2] François Truffaut. Les films de ma vie. Champs Arts, Flammarion, 1975.

[3] http://www.cinematheque.fr/video/538.html

[4] Société des Réalisateurs de Films

[5] Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique

[6] En écho au terme « Esthétique relationnelle » proposé par Nicolas Bourriaud dans son livre du même nom (Les Presses du réel, 1998).

[7] Ivan Magrin-Chagnolleau. L’énaction dans la création artistique : théâtre, cinéma et performance. À paraître.

[8] Francisco J. Varela, Evan Thomson, Eleanor Rosch, The Embodied Mind, The MIT Press, 1991.


Biographie d’Ivan Magrin-Chagnolleau