L’indifférence et l’ennui comme principes fondateurs de l’esthétique et de la création
Barbara Formis
Citer cet article
Formis, B. (2017). L’indifférence et l’ennui comme principes fondateurs de l’esthétique et de la création. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
[1] L’aspect ordinaire de l’art contemporain, ses toiles monochromes qui ne figurent rien, sa musique faite de bruits et de silences, ses œuvres ayant perdu toute technicité semblent mettre en doute le statut proprement esthétique du processus artistique. Comment créent les artistes ? Pourquoi leur processus de création semble avoir perdu son aura ? Et comment cette neutralité créatrice se met-elle en parallèle à l’indifférence recherchée dans l’acte de la perception d’une œuvre ? Il arrive régulièrement d’entendre les suivants commentaires à propos de l’art contemporain : « ceci n’est pas de l’art », « c’est ennuyeux », « ça ne veut rien dire », « c’est trop théorique », « ça ne me touche pas », « c’est répétitif », « moi aussi je pourrais le faire », « ce n’est pas beau » etc. Habituellement, les théoriciens de l’art soit ignorent complètement ces commentaires, en les considérant comme des remarques inintéressantes et vulgaires, soit ils les radicalisent en annonçant la fin de l’art.
Il y a toutefois une troisième possibilité, celle de considérer ces commentaires comme le signe positif d’une nouvelle esthétique. Cette esthétique concernerait un art qui minimise la technique, qui ne fait plus de la beauté son essence propre et qui accepte l’ennui, la répétition et l’insensibilité comme ses éléments constitutifs. Une telle esthétique pourrait s’appeler « l’esthétique de l’indifférence », en lien à la célèbre formule de Duchamp « la beauté de l’indifférence ». Cette appellation résonne, aux premiers abords, comme un oxymore. Si l’on entend par esthétique et la beauté comme les domaines du sentiment, de la sensibilité et de l’appréciation, il paraît évident qu’elle ne pourrait aucunement intégrer ce qui se présente comme l’anéantissement de tout sentiment, c’est-à-dire l’indifférence. Face à un tableau, face à une sculpture, face à un spectacle naturel, l’expérience esthétique se fonde sur des sentiments aussi divers que l’approbation et le dégoût, l’émerveillement et l’aversion, le plaisir et la répugnance. Peu importe qu’elle soit positive ou négative, l’esthétique fournit toujours une appréciation. Dans cet état de choses, l’esthétique de l’indifférence semblerait dépourvue des principes fondateurs de l’esthétique : le sentiment et le jugement de goût. Elle ne semble même plus pouvoir se dire ‘esthétique’. Et pourtant, si l’on interroge l’histoire de l’esthétique, on constate qu’elle s’enracine dans quelque chose de similaire à l’indifférence, c’est-à-dire le désintérêt.
L’expérience esthétique naît en effet du désintéressement subjectif vis-à-vis de toute préoccupation non-esthétique (c’est-à-dire éthique, érotique ou pratique, voire parfois même théorétique). Comme l’a démontré Jerome Stolnitz[2], l’attitude esthétique et la théorie du goût s’accompagnent d’une élaboration du concept de désintérêt, et cela dès leur naissance dans l’école anglaise du sentiment chez Shaftesbury, Hutcheson, Burke, Addison et Alison. Avec Kant et Schopenhauer le désintérêt trouve sa complète formulation grâce au plaisir et à la méditation et légitime ainsi son rôle de condition nécessaire pour n’importe quelle expérience qui veuille se dire ‘esthétique’. Le désintérêt est tantôt le fondement tantôt le principe d’autonomie de l’expérience esthétique : il constitue le domaine de l’esthétique en le circonscrivant à celui de la sensibilité seule. En effet, l’autonomie de l’expérience esthétique ne se fait pas à partir d’une différence inhérente aux objets de l’expérience, mais à partir d’une différence foncière à l’expérience elle-même. Il y a expérience esthétique quand l’on est désintéressé à tout ce qui ne regarde pas la sensibilité pure, ce qui équivaut à dire qu’il y a expérience esthétique quand l’esthétique fonde cette même expérience. Ainsi, le désintérêt permet à l’esthétique de trouver en elle-même son propre principe d’existence. Aucun facteur externe n’est en mesure de légitimer la nature esthétique d’une expérience car c’est l’expérience elle-même, et non pas l’objet d’une telle expérience, qui possède des qualités esthétiques. Shaftesbury nomma ‘esthétique’ l’expérience qui prête attention aux proportions et au processus de formation de la beauté, Hutcheson l’indiqua dans l’uniformité qui surgit dans la variété, Burke dans la petitesse et la délicatesse et Kant dans la merveille du libre accord entre les facultés humaines. En dépit de leurs divergences, ces théories de l’expérience esthétique ont le même point de départ : l’équivalence de valeur entre les œuvres d’art et les autres objets (concrets ou immatériels). Ce n’est pas le tableau qui constitue l’expérience esthétique, mais c’est l’expérience elle-même qui se constitue ainsi.
Si un objet ordinaire ou un paysage naturel peuvent faire l’objet d’une expérience esthétique, l’inverse est aussi vraie ; une œuvre d’art peut aussi faire l’objet d’une expérience non-esthétique. Il suffirait de le considérer selon sa valeur marchande, par exemple. L’expérience esthétique est donc dépourvue de tout intérêt à exception de celui de l’expérience elle-même. Le désintérêt est ainsi une condition de possibilité pour un intérêt d’un autre ordre, l’intérêt esthétique. Ce n’est qu’à condition de la disparition des sentiments et des jugements non-esthétiques que l’expérience esthétique voit le jour. Ce n’est que quand on ne peut plus dire ni « c’est désirable, je le veux » ni « c’est utile, il me le faut » qu’on peut dire « c’est beau, je l’aime ». Pas par hasard, la théorie du sentiment rapprocha l’expérience esthétique à l’amour (Burke) et à la capacité d’aimer un objet « pour son propre intérêt » (« for its own sake », Shaftesbury). Le désintérêt a donc, à cette époque, la fonction délicate de distinguer une expérience esthétique de tous les autres types d’expérience. Mais, en raison du fait que l’expérience esthétique ne concerne pas des objets ontologiquement différents de ceux des autres expériences, la distinction doit se faire à l’égard des qualités internes et subjectives de ces mêmes expériences. L’expérience esthétique se définit par rapport au vécu subjectif d’une telle expérience.
Or, si le désintérêt du sujet fonde l’expérience esthétique de la subjectivité moderne, l’indifférence joue le même rôle à l’époque contemporaine : elle est à la fois la condition de possibilité de l’expérience esthétique et le garde-fou de son autonomie. Cependant, l’indifférence va radicaliser les aspects du désintérêt, et cela pour deux raisons principales : elle élargit la table rase aux critères esthétiques eux-mêmes et elle cherche à se fonder elle-même comme sentiment. Premièrement, l’indifférence dirige le désintérêt subjectif vers les qualités conventionnellement esthétiques de l’expérience. Si le désintérêt cherchait à ôter toute attitude différente de celle esthétique, l’indifférence cherche à se défaire de l’attitude esthétique elle-même, et elle le fait en se désintéressant des qualités esthétiques de l’objet. Si le désintérêt était relatif aux intérêts non-esthétiques (éthiques, érotiques, pratiques et même théorétiques), l’indifférence concerne aussi l’intérêt esthétique (l’appréciation de la forme et de la beauté, par exemple). Dans le régime d’indifférence l’expérience esthétique n’amène plus à énoncer « c’est beau » ou « c’est terrifiant » mais simplement « cela m’est indifférent ». Le sujet de l’expérience est incapable de se décider sur son appréciation, il est incapable de dire si l’objet qu’il regarde lui plaît ou pas. La question est alors de savoir si l’on peut parler d’expérience esthétique sans qu’aucun jugement de goût ne soit fourni. Deuxièmement, et conséquemment, en absence de sentiment et de jugement de goût, l’indifférence s’installe et perdure, et s’instaure elle-même en tant que sentiment. Si le désintérêt servait de point-source pour toute sentiment esthétique, l’indifférence ne fournit autre sentiment qu’elle-même, ce qui revient à dire qu’elle n’en fournit aucune. Le sentiment produit par une telle expérience est une sorte de non-sentiment, un sentiment proche au maximum de sa condition de possibilité, c’est-à-dire de l’indifférence. Cette dernière fournit ainsi un sentiment adapté à l’anesthésie de sensibilité qui lui est propre : un tel sentiment est l’ennui.
Or, tout en étant proche de l’insensibilité, il serait difficile d’argumenter que l’ennui ne soit pas, en tant que tel, un sentiment. Symptôme de faiblesse et de lassitude, à la fois physique et psychologique, l’ennui se trouve parmi les sentiments les plus durables et plus vigoureux. En tant que sentiment dominant d’une expérience subjective il fournit également un jugement esthétique à part entière : « je m’ennuie (sentiment), donc l’objet de mon expérience est ennuyeux (jugement de goût). » Dans ce sens, l’ennui n’est pas synonyme d’indifférence, mais il est sa mise en forme esthétique. L’ennui trouve dans l’indifférence non seulement sa condition de possibilité – comme le fait n’importe quelle autre sentiment – mais surtout son propre contenu. L’ennui se manifeste quand l’indifférence arrive en excès, mais dans cet excès l’indifférence, au lieu de basculer dans une appréciation, demeure et se fonde sur elle-même. Si le désintérêt ouvre deux voies principales pour l’appréciation esthétique, l’une basculant dans le positif (le plaisir) et l’autre dans le négatif (le dégoût), l’indifférence propose également une troisième voie, celle de la perduration du désintérêt dans l’expérience esthétique elle-même. Ni négative ni positive, l’expérience esthétique de l’indifférence repose sur l’indécidabilité de sa condition de possibilité et produit l’ennui. L’ennui n’est donc pas un sentiment parmi d’autres mais il est l’indifférence établie comme sentiment, il est la manifestation sensible de la condition de possibilité de l’esthétique.
Toutefois, l’ennui n’est pas conventionnellement considéré comme un sentiment esthétique à part entière, tout le contraire. En raison de son indécidabilité essentielle, il apparaît non seulement comme une sentiment non-esthétique parmi d’autres mais surtout comme le sentiment anti-esthétique par excellence. Face à une œuvre d’art ou à un spectacle théâtral, il est presque interdit de s’ennuyer ; si l’ennui se produit la nature esthétique de l’expérience est abolie. L’aspect anti-esthétique d’une telle expérience la rapproche en effet d’une expérience n’ayant rien de remarquable en tant qu’expérience, et donc d’une expérience ordinaire, voire banale. Toutefois, un tel état de choses est moins simple à produire qu’il ne le semble. Il est en effet plus difficile de produire un sentiment d’ennui ordinaire dans l’art que dans la vie. Confronté à une œuvre d’art, l’ennui se transforme vite en déception et conséquemment en dégoût ou en désapprobation, tandis que confronté à une expérience quotidienne il n’a ni nécessité ni légitimité de produire une jugement de goût.
Tout compte fait, l’ennui est un sentiment plus ordinaire que esthétique. Cette remarque n’est pas anodine, mais elle indique le point focal de l’esthétique contemporaine. Par l’introduction de l’ennui dans l’expérience esthétique, l’art contemporain accomplit une opération importante, il rapproche l’art de la vie ordinaire. C’est ce rapprochement qui confère à l’art contemporain sa spécificité : l’indiscernabilité entre expérience esthétique et expérience ordinaire. Ennui et délectation, vie ordinaire et expérience esthétique sont dans l’art contemporain mélangées et interdépendantes. Pourtant, une telle procédure, tout en renversant les critères propres à l’esthétique moderne, y reste essentiellement fidèle : l’indifférence ne fait qu’élargir l’opération du désintérêt aux qualités esthétiques de l’expérience. Si le désintérêt ne fait pas de distinction entre une œuvre d’art et un objet ordinaire, l’indifférence ne fait pas de distinction entre une expérience esthétique et une expérience ordinaire. L’indifférence fait de l’indiscernabilité entre l’art et la vie ordinaire le principe même de son opération.
Dans l’art contemporain les objets ordinaires sont en mesure de fournir une expérience esthétique sans devoir être filtrés par un processus esthétique (comme la représentation picturale ou la contemplation de la belle forme, par exemple). Les objets dada, les objets pop, le ready-made, la musique concrète, les peintures monochromes mais surtout les gestes ordinaires du happening, de la danse post-moderne et du mouvement Fluxus sont, en tant que tels, des objets pouvant fournir une expérience esthétique. Mais cette dernière n’est pas définie de la même manière que celle fourni par la théorie moderne, car l’indifférence est caractérisée par un désintérêt vis-à-vis des qualités esthétiques de l’objet. Si dans le régime moderne une expérience était esthétique quand son attitude l’était, dans le régime contemporain même son attitude sera non-esthétique, c’est-à-dire ordinaire. En effet, c’est dans l’expérience ordinaire qu’il y a habituellement absence d’intérêt esthétique. Dans la vie nous ne sommes pas disposés à juger esthétiquement, l’indifférence domine en effet l’attitude subjective dans l’expérience ordinaire. L’attention et le regard sont moins exigeants dans la vie que dans l’art : la vie ne nous étonne pas, tandis que l’art nous invite à nous étonner. Cela revient à dire que dans l’expérience esthétique l’indifférence est un sentiment beaucoup plus rare ; vite elle bascule soit dans la délectation émerveillée, soit dans de dégoût.
Annoncer l’indifférence comme un paradigme propre à l’esthétique contemporaine ne signifie pas perdre l’esthétique en général, mais plutôt instaurer une équivalence de valeur et une continuité de nature entre l’esthétique et la non-esthétique. Le paradigme esthétique de l’indifférence s’insinue, en effet, à la frontière qui sépare conventionnellement l’art et la vie ordinaire : comme la vie nous ennuie, de même ferait l’art contemporain. L’esthétique contemporaine d’une part élargit le désintérêt aux qualités esthétiques de l’expérience, et rétorque le désintérêt contre lui-même ; d’autre part elle fonde le sentiment esthétique et le jugement de goût sur leur propre condition de possibilité (l’indifférence) et érige l’ennui au rang de sentiment esthétique. Sur ces deux points, il est possible de remarquer le passage et l’impasse liant l’esthétique moderne à la contemporaine. La radicalisation du désintérêt accomplie par l’indifférence fait éclater et montre du doigt le fondement même de l’esthétique. Cependant, encore une fois, il ne faut pas croire que l’indifférence ‘invente’ une nouvelle attitude esthétique. L’indifférence, comme attitude du sujet, et l’ennui, comme sentiment dominant de l’expérience, sont des conséquences extrêmes de la théorie du désintérêt et de son équivalence entre objets dits ‘esthétiques’ et objets dits ‘non-esthétiques’. Ce qui fournit à l’esthétique contemporaine une allure de nouveauté consiste en ce qu’elle parvient à fusionner l’expérience esthétique avec l’ordinaire, mais une fois qu’elles avaient subi une forte séparation. Cette séparation se produit à l’époque romantique.
L’esthétique romantique se veut en effet comme une évasion solitaire vis-à-vis de l’ennui de la vie ordinaire. Dans ce sens, le romantisme endurcit la différence entre sentiments esthétiques (émerveillement, transcendance, mystère, intensité) et le sentiment ordinaire par excellence, l’ennui. Toutefois, l’ennui est ici transfiguré et réhabilité de sa nature ordinaire pour devenir un véritable moteur de production artistique. Rapproché à l’angoisse et découvert en tant que sentiment profond, il est pour l’artiste romantique une porte ouverte vers la création. L’ennui n’est pas encore ici une sentiment esthétique, comme le sera à l’époque contemporaine, mais plutôt l’instrument de libération par rapport à l’expérience ordinaire. C’est la vie ordinaire qui ennuie les artistes romantiques, et non pas l’art ; ce dernier est la seule échappatoire face à l’ennui. C’est dans la littérature que le romantisme forge un profond éloge de l’ennui ; Chateaubriand, Senancour, Leopardi, Musset et Vigny entreprirent le chemin de l’ennui comme source d’inspiration originelle. Une telle démarche n’est pas sans échos avec une certaine attitude philosophique qui a fait du dégoût de vivre une force motrice pour la réflexion : Kierkegaard, Jankélévitch et Heidegger en sont les modèles les plus récents.[3] Chez Heidegger, la question de l’ennui fait irruption à l’intérieur de l’interrogation métaphysique. Dans l’Introduction à la Métaphysique, il affirme : « La question est là, dans un moment d’ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et de l’allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de l’étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît indifférent que l’étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de nouveau retentir sous une forme bien particulière la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non plutôt rien ? »[4] La question métaphysique indiquerait, par le biais de l’ennui, la présence d’une marque « obstinément ordinaire » à l’intérieur de l’étant. C’est ainsi que l’ennui ordinaire pourrait ouvrir ses portes à l’angoisse profonde. Source d’inspiration pour les poètes romantiques, et mal nécessaire pour les philosophies de l’existence, l’ennui se présente toujours sous un double visage : à la fois attirant et dangereux on ne saurait pas s’en défendre.
Si, à l’époque romantique, seul l’ennui profond est promu au rang d’outil à la création artistique, c’est avec la modernité que surgit la cohabitation entre ennui profond et ordinaire. Exemple central de ce type de recherche artistique et littéraire est l’œuvre de Baudelaire. Tantôt profond (le spleen) tantôt ordinaire (la flânerie), l’ennui est, chez Baudelaire, toujours caractérisé par une sorte de vide prenant la forme d’une véritable dépersonnalisation du sujet.[5] Dans les deux cas, le sujet subit un geste d’e-(f)face-ment, où il perdrait littéralement sa face. Dans la série des poèmes du spleen, le Je s’absente dans des métaphores d’effacement, comme celle de la fossilisation par exemple (dans Spleen LXXVI le sujet est comparé à la « matière » ou au « granit »). De son côté, le flâneur, en tant que figure symbolique du peintre de la vie moderne, est un « observateur » et un « philosophe »[6], qui – dans la foule – est « un prince qui jouit partout de son incognito (…) c’est un moi insatiable du non-moi. »[7] La pensée moderne opère ainsi une fusion fondamentale entre l’ennui ordinaire et l’ennui profond, sans qu’une telle fusion ne soit critiquée du point de vue éthique. L’ennui ne coïncide plus avec la douleur, mais avec la condition nécessaire de la subjectivité moderne, laquelle est marquée par une consciente dépersonnalisation.
C’est la dépersonnalisation du sujet, opération fondamentale de la modernité, qui marque l’assimilation de l’ennui ordinaire dans la production artistique contemporaine. Si le sujet de l’expérience esthétique n’est en rien différent des gens ‘ordinaires’ alors son expérience ne devra plus nécessairement se distinguer des autres. Dans ce sens, l’esthétique contemporaine ne cherche plus à transformer l’ennui ordinaire en angoisse pour qu’il soit habilité en tant que sentiment esthétique. L’ennui ordinaire est, tel quel, un sentiment esthétique pour la simple raison qu’il n’y a plus de différence ontologique entre une expérience esthétique et une expérience ordinaire. Mais c’est l’indifférence, en tant que condition de possibilité de toute sentiment et en tant que contenu opérant du sentiment de l’ennui, qui permet d’établir une continuité de nature entre l’art et la vie. Toutefois, avant d’être acceptée en tant que production d’ennui, l’indifférence est utilisée (aux origines de l’art contemporain) comme une simple procédure de composition artistique. Elle fait donc d’abord figure de principe pratico-artistique avant d’être habilitée au rang de sentiment esthétique.
Exemple paradigmatique et fondateur de ce genre de procédure est le ready-made de Marcel Duchamp. Si la théorie du désintérêt préconise que n’importe quel objet peut fournir une expérience esthétique, celle de l’indifférence énonce la même chose. N’importe quel objet est déjà de l’art, l’objet ordinaire est de l’art « déjà-fait ». Entre ce qu’on appelle ‘art’ et ce qu’on appelle ‘non art’, aucune différence ontologique ne peut ainsi intervenir. C’est ce que Duchamp appelle précisément la beauté de l’indifférence. Dans la pratique du ready-made aucune dimension productive n’intervient, l’artiste choisit un objet ordinaire selon une modalité basée sur le hasard qui fera de son choix une sorte de non-choix. La « beauté de l’indifférence » est le principe selon lequel, dit Duchamp, « au lieu de choisir quelque chose qui vous plaît ou quelque chose qui vous déplaise vous choisissez quelque chose qui n’a aucun intérêt, visuellement, pour l’artiste. Autrement dit, arriver à un état d’indifférence envers cet objet. »[8]
L’opération nouvelle de ce principe fondateur est l’élargissement de l’idée moderne du désintérêt : si un objet ordinaire et un objet d’art sont considérés comme ayant un égal potentiel esthétique, la même chose peut être soutenue par rapport aux données de l’expérience. L’expérience esthétique classique, établissant un jugement de goût à l’aide d’une contemplation visuelle, est ici convertie en une attitude d’indifférence visuelle. Il s’en suit que l’expérience esthétique est remplacée par l’ordinaire, le sentiment par l’insensibilité et le jugement de goût par l’ennui. Ainsi faisant, l’esthétique contemporaine manifeste à la fois sa fidélité et son infidélité vis-à-vis des esthétiques précédentes. D’une part, elle reste fidèle à l’esthétique moderne parce qu’elle perpétue l’idée d’identité entre un objet esthétique et un objet non-esthétique, mais elle lui est infidèle parce qu’elle élargit cette idée aux qualités de l’expérience. D’autre part, l’esthétique contemporaine est fidèle à la romantique parce qu’elle prend l’ennui comme un sentiment utile à la production artistique, mais elle lui est infidèle parce qu’elle le garde à son niveau ordinaire et elle l’assimile à l’indifférence. Tout comme Shaftesbury, Duchamp affirme que « rien n’est moche »[9] car n’importe quel objet peut fournir une expérience, mais à la différence du penseur anglais, il ôté de l’expérience esthétique son attitude spécifiquement contemplative. Tout comme Baudelaire, Duchamp trouve dans la vie ordinaire et dans la foule des objets qui nous entoure une source inépuisable d’art. Mais au lieu de produire quelque chose d’autre à partir de la vie ordinaire, il la prend telle quelle en tant qu’art ; au lieu de produire quelque chose d’esthétique à partir de l’expérience non-esthétique, il prend cette dernière comme si elle était la première.
Cependant, tout en considérant l’indifférence comme la pratique artistique de base pour les ready-mades, Duchamp ne déclare jamais l’ennui comme un sentiment esthétique spécifique à son propre art. Mais il le fait, bizarrement, vis-à-vis d’autres pratiques artistiques. Questionné à propos des happenings, Duchamp déclara : « Les happenings ont introduit dans l’art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais jamais pensé. Et c’est dommage parce que c’est une très belle idée. C’est la même idée, au fond, que le silence de John Cage en musique ; personne n’avait pensé à cela. »[10] Duchamp énonce ainsi l’ennui comme un sentiment esthétique à part entière, mais il ne le réclame pas comme sa découverte. Ironiquement, le même John Cage que Duchamp aurait étiqueté d’artiste mettant en scène l’ennui déclare, avant Duchamp, que le père de l’ennui serait Duchamp lui-même : « Il ne s’agit par de refaire ce que Duchamp a déjà fait – dit Cage. Nous devons aujourd’hui pourtant être capables d’apercevoir ce qui est au-delà – comme si nous étions dedans et regardions dehors. Qu’ y a-t-il de plus ennuyeux que Marcel Duchamp ? »[11] Critique rejetée par avance et renvoyée à l’expéditeur, cette « très belle idée » que Duchamp regretta de ne pas avoir conçue ce fut en réalité lui-même qui l’inspira, sans qu’il le fasse de manière assumée.
Si l’esthétique traditionnelle, en circonscrivant son domaine à celui de la beauté, du plaisir et de la sensibilité, parvient à rejeter l’ennui et l’indifférence, de nos jours une telle opération n’est plus possible. Les ready-mades de Marcel Duchamp et la musique de John Cage se trouvent, avec les happenings, les tableaux monochromes des artistes minimalistes et la danse post-moderne, à bâtir, parfois à contrecoeur, une esthétique fondée sur la pratique de l’indifférence et sur le sentiment d’ennui. La stratégie est apparentement simple : il s’agit de rendre manifeste l’identité de potentiel esthétique entre les objets d’art et les objets ordinaires, il s’agit de radicaliser la théorie du désintéressement esthétique. Les ready-mades de Duchamp semblent des objets quotidiens parmi d’autres, le silence de Cage ressemble à un bruit de fond quotidien, tandis que les toiles blanches de Rauschenberg ne semblent, qu’avec réticence, pouvoir être nommés des tableaux.
L’aplatissement de l’objet d’art sur l’objet ordinaire, ou inversement l’édification de l’objet ordinaire au statut d’art, instaurent presque automatiquement une identification au niveau de l’expérience. Si aucune différence sensible n’est rendue explicite entre l’expérience entretenue avec un objet d’art et celle avec un objet ordinaire, alors non seulement les objets mais aussi les expériences ont égal potentiel esthétique. On pourrait objecter, bien évidemment, que on ne regarde pas un ready-made ‘comme si’ il était un objet ordinaire, mais ‘comme si’ il était une œuvre d’art. Toutefois, un tel discours risque tantôt de réduire le potentiel esthétique du ready-made à son pouvoir symbolique, voire métaphorique, tantôt d’identifier l’art au nom que l’institution lui confère. Une œuvre d’art n’aurait pas dans ce sens une valeur qui lui est propre, mais uniquement une valeur ajoutée : l’art serait ainsi réduit à son étiquette.[12] Certes, une telle étiquette joue un rôle important dans la réception de l’oeuvre, mais cela n’est pas suffisant. L’œuvre d’art contemporain instaure en effet une esthétique qui lui est propre.
Regarder un urinoir (le ready-made Fontaine de 1917), une toile peinte en blanc (les White Paintings de Robert Rauschenberg de 1951) ou écouter le silence (4’33’’ de John Cage de 1952) ne sont aucunement des expériences esthétiquement identiques à celles que l’on aurait en regardant un Rembrandt ou en écoutant du Chopin. On ne pourrait pas écouter les silences de Cage, ‘comme si’ ils étaient de la musique, et on ne pourrait pas regarder les tableaux monochromes de Rauschenberg ‘comme si’ ils étaient des tableaux parmi d’autres. Les œuvres d’art contemporaines ne se laissent pas rabattre sur des critères esthétiques déjà existants. La raison on la connaît : un urinoir, une toile vierge et le silence ne fournissent pas une expérience conventionnellement ‘esthétique’, mais ils procurent d’abord une expérience ‘ordinaire’. Ils n’attirent pas notre intérêt esthétique, mais ils y échappent ; ils n’attrapent pas directement nos sens, mais ils les distraient ; ils ne nous font ni plaisir ni déplaisir, bref ils nous ennuient. Or, c’est précisément dans l’indifférence étalée de ces expériences et dans la production du sentiment d’ennui que fait surface la complexité de l’esthétique de l’indifférence.
Installer l’indifférence et produire l’ennui est une opération plus difficile à accomplir à l’intérieur d’une expérience qui se fonde sur des expectations esthétiques que dans l’expérience ordinaire. Cette dernière implique l’indifférence de manière constitutive, tandis que la première voit dans l’indifférence son ennemi le plus dangereux. L’opération fondamentale de l’art contemporain se fonde sur la tentative de réconcilier ces ennemis. Si l’art avait déjà ouvert ses frontières à d’autres domaines considérés pendant longtemps comme des ennemis (la laideur, la terreur, le grotesque et le monstrueux, par exemple), maintenant le tour est venu d’ouvrir les frontières à l’ennui, manifestation sensible de l’indifférence. Cela advient selon une stratégie apparemment paradoxale : celle de la suspension de l’esthétique et de la constitution de son régime d’indiscernabilité avec la vie ordinaire. Deux recherches artistiques, héritières de Duchamp, entament explicitement une telle démarche : ce sont, nous le savons déjà, celles de John Cage et de Robert Rauschenberg. Le premier musicien et le second peintre, ils cherchent à se défaire respectivement de la musique et de la peinture, sans pour autant renoncer à faire de l’art.
Avec 4’33’’ – fait pour la première fois par David Tudor à Woodstock, New York, en 1952 – John Cage promut l’expérience auditive ordinaire à celle d’expérience esthétique. Pendant quatre minutes et trente-trois secondes, le musicien s’assoit au piano et ne joue pas ; son inactivité est rompue seulement par les gestes de tourner la page de partition. L’œuvre se constitue ainsi par le bruissement et la réaction physique du public. Cette pièce a été inspirée par une œuvre de Rauschenberg : Erase De Kooning de 1953. Rauschenberg avait demandé à De Kooning, figure emblématique de l’art contemporain américain et personnage phare de l’élite artistique de l’époque, de lui donner un de ses tableaux pour qu’il puisse l’effacer (erase) avec une couche de peinture. John Cage fait ainsi de même en musique (et plus précisément avec la musique atonale mais structurée de son maître Schönberg). Si Rauschenberg efface la peinture, Cage efface la musique, ou il la met sous-rature. Il s’agit de mettre le musicien sous silence, comme de mettre le grand peintre (De Kooning) sous effacement, et de laisser tomber une pratique artistique parfaitement maîtrisée. La distinction entre son, bruit et musique est dans ce sens abolie. « La musique en tant que chose ne veut rien dire » [13] dit Cage, car il n’y a pas de sens spécifique dans l’expérience musicale plutôt que dans l’expérience auditive ordinaire. Autrement dit, le silence n’existe pas : « ‘Silence’ signifie simplement l’ensemble des sonorités non voulues par l’auteur. »[14] La ‘musique’ de Cage est donc indiscernable de l’expérience ordinaire à laquelle l’on ne fait pas habituellement attention.
La musique de Cage s’ouvre à la non-musique et entame, ainsi faisant, un régime esthétique où l’œuvre d’art s’ouvre à ce que traditionnellement on entend par non-art et l’expérience esthétique s’ouvre à l’ordinaire. La démarche de Cage cherche donc à faire une œuvre d’art non pas à partir de ce qu’on a l’habitude de définir en tant qu’œuvre (la pièce musicale) mais à partir de ce qui permet de recevoir l’œuvre, et donc de l’expérience subjective de l’écoute. Ce n’est pas la qualité esthétique du son qui est ici importante, mais le processus qui fonde sa réception auditive. La démarche de Cage est, dans ce sens, foncièrement phénoménologique. Ce n’est pas par hasard que Mikel Dufrenne semble décrire 4’33’’ quand il affirme que « le silence qui se fait dans la salle lorsque la baguette du chef s’est levée ou que sont frappés les trois coups, ce n’est pas un silence que le public fait en se taisant, c’est un silence que l’œuvre apporte comme son messager : il fait partie de l’œuvre comme le cadre du tableau, il est perçu comme un objet, le commencement de l’objet esthétique, comme est perçu aussi bien le silence de la forêt ou le silence de la nuit. »[15] En bon phénoménologue, ce qu’intéresse Cage n’est ni l’objet sonore ni la seule expérience du sujet, mais l’adaptation et l’accord entre l’un et l’autre.
Afin de mettre ne relief le fondement phénoménologique de l’expérience esthétique du son, Cage ne cherche cependant pas à travailler les sons, mais le silence. C’est justement l’attitude d’indifférence en tant que condition de possibilité de tout sentiment qu’il réussit, ainsi faisant, à faire émerger. Comme les petites perceptions ou les perceptions insensibles dont parle Leibniz, les silences de Cage « ne sont pas assez forts pour s’attirer notre attention et notre mémoire (…) nous les laissons passer sans réflexion et même sans les remarquer. »[16] Les silences de Cage nous laissent, par conséquent, indifférents. Toutefois, leur efficacité et leur importance sont autant grandes qu’invisibles ; c’est en effet le silence (en tant que forme sonore imperceptible) qui constitue et fonde toutes les autres sonorités. Comme « le mugissement ou le bruit de la mer »[17] se compose d’une myriade de petites perceptions, ainsi tout son se forme sur un fond multiple de petits silences, ayant chacun son imperceptible identité. C’est exactement le même principe utilisé par Rauschenberg dans ses toiles monochromes : en raison de leur neutralité elles font de l’expérience de la perception visuelle elle-même le principe fondateur du tableau. « Si vous entendiez que Rauschenberg a peint un nouveau tableau, dit Cage, la chose la plus sage à faire est de tout laisser tomber et de vous arranger d’une manière ou d’une autre pour le voir. Voilà comment vous apprendrez à vous servir de vos yeux. »[18] La toile, en ne représentant rien et en n’étant pas expressive, oblige le regardeur à réduire l’expérience esthétique à sa propre expérience. Ainsi le regardeur n’est pas seulement en train de regarder le tableau mais il est surtout en train de ressentir l’expérience même de la vision.
Ce que le silence et le monochrome démontrent c’est que l’expérience subjective est, et a toujours été, fondement de l’œuvre d’art, et que l’indifférence est la condition de possibilité pour la sensibilité. En raison du caractère obstinément anti-esthétique de l’indifférence, le tableau monochrome peut avoir « une tendance apparemment suicidaire », comme le dit Lucy Lippard dans un article intitulé Silent Art[19].
Ce devrait être clair de nos jours, qu’un tableau monotone n’a aucune intention nihiliste. L’expérience de regarder et percevoir une surface ‘vide’ et ‘sans couleur’ progresse normalement à travers l’ennui. Le spectateur peut trouver l’œuvre ennuyeuse, voire extrêmement ennuyeuse ; et puis, de manière surprenante, il outrepasse l’ennui et se retrouve de l’autre côté dans une zone que l’on pourrait appeler la contemplation ou tout simplement le plaisir esthétique, et l’œuvre devient de plus en plus intéressante. (…) Quand l’œil du spectateur rejoint celui de l’artiste, ‘vide’ comme ‘moche’ deviendront des critères esthétiques obsolètes.[20]
L’ennui en tant que sentiment esthétique ne se fixe donc jamais de manière rigide dans l’expérience du spectateur. Cependant, le dynamisme propre au sentiment d’ennui n’implique pas nécessairement, comme le voudrait Lucy Lippard, que l’ennui se transforme magiquement en plaisir esthétique. Ce que l’ennui peut, en raison de son mouvement d’alternance, éventuellement produire c’est un certain type de attention. Cette attention pourrait, certes, suggérer de l’intérêt, mais pas de manière nécessaire, et pas nécessairement un type d’intérêt capable de prendre une direction nette vers un objet et produire un jugement. L’attention qui dégage de l’ennui ne s’en détache jamais complètement, et ne peut pas, comme le ferait n’importe quel intérêt esthétique, prendre une position entre le plaisir ou le dégoût. L’attention, en tant qu’attitude alternante à l’ennui, ne peut, par conséquent, se présenter que comme une composante de l’ennui en tant que sentiment esthétique bifacial. A la fois ennuyeuse et intéressante l’expérience esthétique produite par l’indifférence ne peut qu’être double et métamorphique : jamais on ne saurait être ni tout à fait attentifs ni tout à fait distraits.
La production de la distraction est dans ce sens une stratégie capitale pour produire l’ennui et pour éviter que l’attention se transforme en décision. La distraction sert ainsi à contrecarrer l’attention et à garder l’équilibre bifacial de l’ennui. Comme le dit John Cage : « On connaît deux manières de disperser l’attention : la symétrie en est une ; l’autre est la surface totale dont chaque parcelle est un échantillon de ce qu’on trouve ailleurs. Dans les deux cas, on a tout au moins la possibilité de regarder n’importe où et pas seulement là où quelqu’un a prévu qu’on devait regarder. »[21] L’attention et la distraction sont des modes d’expérimentation qui fondent l’expérience esthétique dans la liberté du sujet, et cette liberté passe nécessairement par l’ennui en tant que rapport d’équilibre entre ces deux tendances.
J’essaie de déconcentrer l’attention, de la distraire. Du point de vue de celui qui croît s’être bouclé dans son discours, l’environnement, la réalité qui n’est aperçue que dans la déconcentration de l’attention, tout cela s’enfuit, le discours ne mord pas dessus, etc. Pour moi, rien ne s’enfuit. Rien n’est non plus présent, sans bouger. Les choses vont et viennent. Elles ne sont pas plus absentes que présente. Si elles étaient plus ceci ou plus cela, elles se réduiraient à des objets/ Encore une fois, nous avons affaire à des processus plutôt qu’à des objets, et il n’y aurait pas d’objet s’il n’y avait le processus d’ensemble, le processus aussi qu’est chaque objet.[22]
La tendance phénoménologique de la recherche de Cage lui permet de prendre la forme de l’expérience subjective comme pleinement esthétique. Ecouter le silence ou regarder une toile blanche ne signifie aucunement ne rien écouter ou ne rien voir, mais écouter l’expérience même de l’écoute et voir la forme invisible de la perception visuelle.
L’art de Cage a donc comme but d’abolir tout ce qu’il y a de conventionnel dans l’art. Pour cela Cage préfère parler de « noblesse » plutôt que d’ennui ou d’indifférence, car il comprend ces notions comme des résidus de l’expérience esthétique traditionnelle. La noblesse est par contre pour Cage une attitude esthétique dépourvue de tout jugement de goût et de tout subjectivisme. Dans les jugements de goût Cage y comprend également l’ennui et c’est pour cette raison fondamentale qu’il le refuse vigoureusement : « pour peu que nous décidions de faire autre chose que de nous ennuyer ! – dit Cage – car l’ennui, c’est nous qui nous le donnons (…) l’ennui ne surgit que si nous le suscitons nous-mêmes. (…) il n’y a plus d’ennui, dès lors qu’il n’y a plus d’ego (…) nous brisons avec notre ego : alors tout renaît sans cesse. Et il n’y a plus le moindre ennui ! »[23]
Mais l’ennui dont nous parlons ici est d’une autre sorte, c’est un ennui ordinaire rempli de la perception esthétique de ce même ennui. L’ennui n’est pas ici considéré comme un jugement de goût mais comme la manifestation sensible du processus de l’expérience esthétique et de sa condition de possibilité, c’est-à-dire l’indifférence. Mais du moment que l’indifférence est avant tout une attitude ordinaire, la valeur de l’esthétique de l’indifférence consiste en ce que sa forme bifaciale et indécidable – formée par l’ennui dans son va-et-vient entre attention et distraction – manifeste et rend visible l’expérience esthétique la plus invisible, celle de la vie ordinaire. Le paradigme esthétique de l’art contemporain manifeste sa spécificité en ce qu’il préconise une esthétique bifaciale, une esthétique qui se compose par l’interface de l’expérience esthétique et de l’expérience ordinaire. C’est cette interface qui interdit à l’esthétique de l’indifférence de tomber dans les subjectivismes et dans les jugements de goût conventionnels qui tant déplaisent à Cage.
Les objets de l’art contemporain sont bifaciaux car ils sont à la fois des œuvres d’art et des objets ordinaires, l’expérience esthétique contemporaine est à la fois intéressante et ennuyeuse, le spectateur est à la fois attentif aux qualités esthétiques de cette expérience et désintéressé par ses qualités ordinaires. Mais la bifacialité et l’indiscernabilité d’une telle expérience ne lui permettent jamais d’établir une échelle de valeur, ni même une différence de nature, entre ses deux composantes. Les qualités esthétiques et les qualités ordinaires de l’expérience se façonnent les unes les autres de manière à devenir indiscernables à leur tour. On ne saurait pas en mesure d’indiquer avec précision ce qui fait l’intérêt de l’expérience, si ce sont ses qualités esthétiques ou ses qualités ordinaires. L’intérêt de ces expériences consiste précisément dans le contraire de l’intérêt, c’est-à-dire dans l’indifférence.
Les recherches artistiques contemporaines confèrent une nature pleinement esthétique à l’expérience ordinaire, et qualifient, inversement, l’expérience esthétique en tant qu’ordinaire. Ecouter le silence et regarder la couleur sont en effet des expériences propres à l’art comme à la vie. Mais la différence consiste en ce que l’expérience esthétique aide à rendre visible la forme constitutive de toute expérience, et donc de celle ordinaire aussi. L’esthétique de l’indifférence suit, en ce sens, la célèbre formule de Robert Filliou « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Peu importe si l’art devient indifférent pourvu que, par cette indifférence, il redonne goût à la vie.
Notes
[1] Une version différente de ce texte a été publiée par le titre « Esthétique de l’indifférence, l’ennui sentiment paradigmatique de l’art contemporain », en portugais, revue CMC, Comunicação, mídia e consumo, éd. ESPM, vol. 2, n°4, 2005, São Paulo (Brésil), p. 91-115.
[2]Jerome STOLNITZ, « On the origins of ‘Aesthetics Disinterestedness’ », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 20.2, hiv. 1961, pp. 131-143; « ‘The Aesthetic Attitude’ in the Rise of Modern Aesthetics », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 36.4, été 1978, pp. 409-423.
[3] Essai de référence sur la question de l’ennui chez Heidegger et chez Kierkegaard est l’intéressant article de Patrick Bigelow, « The ontology of Boredom : a Philosophical Essay », Man and World, 1983, 16, n° 3, pp. 251-265.
[4] Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique, titre original Einführung in die Metaphysik, trad. et prés. par Gilbert Kahn, Paris : Gallimard, 1967, p. 14. Nous soulignons.
[5] Cf. Victor Brombert, « Lyrisme et dépersonnalisation : l’exemple de Baudelaire (Spleen LXXV) », Romantisme, n° 6, 1973, p. 29-37.
[6] Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, II. Le croquis des mœurs, in Critique d’art suivi de Critique musicale, éd. établie par Claude Pichois, prés. Claire Brunet, Paris : Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1992, p. 347.
[7] Ibid., III. L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant, p. 354.
[8] Marcel Duchamp, in Marcel Duchamp parle des ready-mades à Philippe Collin, L’Echoppe, Paris, 1998, p. 10 Entretien réalisé à Paris le 21 juin 1967.
[9] Anthony Earl of Shaftesbury, Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, etc., éd. Robertson, Londres, 1900, II. 122.
[10] Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabane, Somogy, éd. D’Art, Paris 1995, pp. 122 – 123 ; ces entretiens ont eu lieu d’avril à juin 1966 à Neully, au domicile de Marcel Duchamp.
[11] John Cage, « 26 Déclarations au sujet de Marcel Duchamp », in Silence, Discours et écrits par John Cage, trad. Monique Fong, Denoël, Paris, 1970. Titre original « 26 Statements Re Duchamp » initialement publié in A Year From Monday, Welseyan University Press, 1963 et in Art and Literature, New York, n°3, aut.-hiv. 1964, p. 10. Version anglaise : « It’s not a question of doing again what Duchamp already did. We must nowadays nevertheless be able to look through to what’s beyond – as though we were in it looking out. What is more boring than Marcel Duchamp ? »
[12] Une telle argumentation trouve chez Thierry De Duve son défenseur le plus vigoureux. Cf. Nominalisme pictural, Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, coll. « Critique », Minuit, Paris, 1984 ; Au nom de l’art, coll. « Critique », Minuit, Paris, 1989 ; Les résonances du ready-made, Duchamp entre avant-garde et tradition, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989.
[13] John Cage, Pour les oiseaux, recueil d’entretiens avec Daniel Charles, Belfond, Paris, 1976, p. 32.
[14] Daniel Charles, « Concert for Piano and Orchestra », in Gloses sur John Cage, Paris, UGE, coll.« 10/18 », 1978, p. 132
[15] MiKel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Tome I, L’objet esthétique, coll. « Epiméthée », PUF, Paris, 1953, p. 203.
[16] Leibniz, Les perceptions insensibles, in La Monadologie, notes et introd. d’Emile Boutroux, Delagrave, 1880, p. 211.
[17] Ibid.
[18] J. Cage, Silence, Discours et écrits par John Cage, Denoël, dossier des Lettres Nouvelles, coll. dirigée par Maurice Nadeau, trad. Monique Fong, 1ère éd. Wesleyan University Press, 1961, p. 64.
[19] Lucy Lippard, « The Silent Art », Art in America, vol. 55, n°1, janv-févr. 1967 : « the non-objective painting has an apparently suicidal tendency », p. 58.
[20] Ibid., p. 63. Je traduis et souligne. « It should be clear by now that monotonal painting has no nihilistic intent. The experience of looking at and perceiving an “empty” or “colorless” surface usually progresses through boredom. The spectator may find the work dull, then impossibly dull; then, surprisingly, he breaks out on the other side of boredom into an area that can be called contemplation or simply esthetic enjoyment, and the work becomes increasingly interesting. (…) As the eye of the beholder catches up with the eye of the creator, “empty”, like “ugly”, will become an obsolete esthetic criterion. »
[21] J. Cage, Silence, Discours et écrits par John Cage, Denoël, dossier des Lettres Nouvelles, coll. dirigée par Maurice Nadeau, trad. Monique Fong, 1ère éd. Wesleyan University Press, 1961, p. 57.
[22]John Cage, Pour les oiseaux, recueil d’entretiens avec Daniel Charles, Belfond, Paris, 1976, p. 153.
[23] Ibid., p. 40.
Biographie de Barbara Formis