L’acteur et les émotions au théâtre et au cinéma
Ivan Magrin-Chagnolleau
Pour citer cet article
Magrin-Chagnolleau, I. (2016). L’acteur et les émotions au théâtre et au cinéma. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 3.
Résumé
En tant qu’acteur, je m’intéresse aux émotions depuis longtemps. Je considère en effet qu’il s’agit du matériau brut de l’acteur. Je m’y intéresse également en tant que metteur en scène, puisque mon rôle est alors de faciliter l’émergence de l’émotion chez l’acteur que je mets en scène. Je vais donc mener dans cet article une discussion sur ce que sont les émotions pour un acteur et un metteur en scène, et la façon de les aborder. Je discuterai également, dans ce contexte, la question de l’artialisation des émotions, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle l’art contribue à façonner nos émotions.
Mots clés
acteur, art dramatique, émotion, méthode de l’Actors Studio, Constantin Stanislavski, Lee Strasberg,
mémoire sensorielle, mémoire affective, théâtre, cinéma, mise en scène
1. Introduction
En tant qu’acteur [1], je m’intéresse aux émotions depuis longtemps. Je considère en effet qu’il s’agit du matériau brut de l’acteur. Je m’y intéresse également en tant que metteur en scène, puisque mon rôle est alors de faciliter l’émergence de l’émotion chez l’acteur que je mets en scène.
Je vais donc mener dans cet article une discussion sur ce que sont les émotions pour un acteur et un metteur en scène, et la façon de les aborder. Je discuterai également, dans ce contexte, la question de l’artialisation des émotions, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle l’art contribue à façonner nos émotions.
2. Qu’est-ce que l’émotion ?
Je voudrais partir des définitions proposées par le Grand Robert de la langue française (Rey, 2014). Le Grand Robert nous donne plusieurs définitions du mot émotion. L’émotion peut être un « mouvement affectant un individu et ayant pour effet de le soustraire à l’état de repos et d’équilibre », ou bien « ce mouvement, considéré dans ses effets physiologiques », ou encore un « mouvement plus complexe, intéressant le cœur autant que la vie organique ». Le Grand Robert nous donne une autre définition plus psychologique : « état de conscience complexe, généralement brusque et momentané, accompagné de troubles physiologiques (pâleur ou rougissement, accélération du pouls, palpitations, sensation de malaise, tremblements, incapacité de bouger ou agitation) ». Et par extension, une « sensation (agréable ou désagréable), considérée du point de vue affectif ».
L’Encyclopædia Britannica nous donne, quant à elle, la définition suivante (Solomon, 2014) : « a complex experience of consciousness, bodily sensation, and behaviour that reflects the personal significance of a thing, an event, or a state of affairs [2] ».
Je voudrais pour ma part partir de l’étymologie du mot é-motion. Il y a dans ce mot la notion de mouvement. C’est également le cas pour le mot é-mouvoir et pour le mot é-meut. Je traduis personnellement cette notion de mouvement de deux façons différentes. Tout d’abord en constatant que l’émotion est un état transitoire. C’est un état énergétique qui est mouvant, donc qui se transforme de quelque chose en quelque chose. L’émotion n’est pas un état permanent. Et il y a aussi le fait que l’émotion peut mettre en mouvement. Elle met en mouvement comme conséquence de cet état transitoire qui agit en nous.
Cela me ramène au fait que l’émotion est une expérience complexe. L’émotion est un phénomène qui comprend plusieurs composantes. Pour moi, l’émotion fait appel à au moins trois composantes différentes : la composante de la conscience, qu’on peut aussi appeler cognitive ; la composante corporelle ; et enfin la composante comportementale. Donc quand nous parlons de l’émotion, nous parlons parfois de la composante cognitive. Parfois, il s’agit plutôt de la composante corporelle. Et parfois, de la composante comportementale. Et si on ne prend pas la peine de clarifier cela, on peut avoir l’impression qu’on ne parle pas de la même chose, alors qu’en réalité on parle de la même chose mais pas des mêmes composantes de cette réalité émotionnelle.
3. Le travail sur les émotions selon Constantin Stanislavski
Je vais m’intéresser dans cet article au travail sur les émotions tel qu’il a été proposé par Constantin Stanislavski (Stanislavski, 1937) (Stanislavski, 1950) (Stanislavski, 1961) (Stanislavski, 1948), puis repris par Lee Strasberg (Hethmon, 1965) (Strasberg, 1987) (Cohen, 2010){Cohen, 2017 #111} (Cohen, 2017). Il s’agit pour moi de m’appuyer à la fois sur une base théorique, mais aussi sur une base pratique, puisque j’ai été formé en tant qu’acteur à l’Actors Studio, école de comédiens newyorkaise reprenant la technique développée par Lee Strasberg, cette dernière s’appuyant en grande partie sur celle proposée par Stanislavski. Je vais donc parler de cette technique comme quelqu’un qui a vécu ce processus d’apprentissage, et qui s’est en même temps posé de nombreuses questions sur ce processus : à quoi ça sert et qu’est-ce qu’on cherche ? Ce sont donc aussi toutes ces choses-là que je vais essayer de transmettre. J’aborderai ensuite, dans un deuxième temps, la notion d’artialisation des émotions dans ce contexte-là.
Stanislavski est un russe qui a vécu à cheval sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Il est l’auteur d’une technique de jeu qui a révolutionné le théâtre. Il a été le premier à proposer une théorie du jeu. Il n’a pas été le premier à parler du jeu de l’acteur et de ses questionnements (Diderot, 1993) (Cole, 2011), mais c’est le premier à avoir pensé le jeu de l’acteur comme une théorie complète. Il est l’un des premiers à avoir dépassé le simple cadre d’une observation. Son problème était un problème de praticien. Il était comédien. Il avait décidé de devenir comédien à l’âge de cinq ans en voyant une performance, non pas d’un acteur, mais de la grande basse Russe Chaliapine. Ce dernier, en plus d’être une très grande basse Russe, était, au dire de Stanislavski, un remarquable acteur. Et Stanislavski a été tellement frappé, à l’âge de cinq ans, par la vérité de la performance de Chaliapine qu’il a décidé, non seulement, de devenir comédien, mais aussi de passer l’essentiel de sa vie à comprendre comment on pouvait donner une performance avec autant de vérité.
Stanislavski a compris très tôt qu’il y avait une différence entre par exemple la performance de Chaliapine et celle d’un grand nombre de comédiens de l’époque, qui étaient plutôt dans l’imitation et dans le faire. Pour Stanislavski, la différence résidait dans une vérité émotionnelle que l’on retrouvait dans la performance de Chaliapine mais pas dans celle de la plupart des comédiens de l’époque. Stanislavski a donc réfléchi toute sa vie à cette question de la vérité émotionnelle, en tant que comédien d’une part, en tant que metteur en scène d’autre part, et enfin en tant que professeur de théâtre. Le fruit de ce va-et-vient entre théorie et pratique nous a été livré principalement dans trois ouvrages de Stanislavski (Stanislavski, An Actor Prepares, 1937) (Stanislavski, Building A Character, 1950) (Stanislavski, Creating A Role, 1961). Mais cette méthode telle que livrée dans ses livres est incomplète. Tout d’abord, parce qu’il n’a rédigé que trois volumes d’une théorie qui devait en comporter davantage. D’autre part, parce que ces trois ouvrages ont été rédigés plusieurs années avant sa mort, et que la dernière partie de sa vie a été très riche en découvertes et avancées diverses. Ces dernières nous ont été transmises essentiellement par ses élèves, principalement Michael Chekhov avec son geste psychologique (Chekhov, 1993) (Chekhov, 2002), et Meyerhold avec sa biodynamique (Meyerhold, 1990-1992). Ces deux techniques très physiques découlent directement du travail de Stanislavski, mais bien évidemment approfondies chacune par le travail de leurs auteurs.
L’enjeu de tout ce travail réalisé par Stanislavski est que l’acteur n’a pas un accès direct aux émotions. C’est le grand problème de l’acteur, son plus grand paradoxe. Il ne peut pas se dire : « Je vais avoir peur ! » et avoir peur instantanément. Il ne peut pas se dire : « Je vais être triste ! » et être triste instantanément. Et il n’est pas question non plus pour Stanislavski de faire semblant d’avoir peur ou de faire semblant d’être triste. Mais la grande découverte de praticien de Stanislavski, c’est qu’on peut trouver des déclencheurs de ces émotions. On peut trouver des choses à faire qui vont éventuellement générer une émotion spontanée. Et tout l’enjeu est là.
4. Le travail sur les émotions selon Lee Strasberg
Mémoire sensorielle
Stanislavski a développé à partir de cette constatation deux familles d’exercices, qui ont été ensuite repris par Lee Strasberg au sein du Group Theater (Clurman, 1945), puis au sein de l’Actors Studio (Hethmon, 1965) (Strasberg, 1987) (Cohen, 2010) (Cohen, 2017). Il s’agit des exercices de mémoire sensorielle et des exercices de mémoire affective. Voici en quelques mots en quoi ces exercices consistent (voir (Hethmon, 1965) (Strasberg, 1987) (Cohen, 2010) (Cohen, 2017) pour des explications plus détaillées).
Une mémoire sensorielle consiste à utiliser ses sens, mais au niveau de la mémoire, c’est-à-dire qu’on va par exemple essayer de reproduire une sensation mais, au lieu de la vivre, on va essayer d’imaginer la vivre. Ça a l’air un peu compliqué comme ça, mais c’est en fait assez simple. Prenons un exemple. Considérons la boisson que l’on prend le matin au petit déjeuner. Si vous voulez créer une mémoire sensorielle de cet événement-là, vous allez commencer par vivre l’événement plusieurs fois. Donc, tous les matins, vous allez prendre, par exemple, votre café. Et vous allez, pendant plusieurs jours, focaliser votre attention dans le moment sur tout ce que vous allez pouvoir noter sensoriellement au cours de cette expérience : la chaleur de la tasse quand on la prend dans sa main, son poids, la couleur du café, son arôme, la chaleur du café, la sensation kinesthésique de porter la tasse aux lèvres, le premier contact au niveau de la lèvre, puis dans la gorge, la deuxième gorgée qui n’a pas le même goût que la première, etc.
On fait cet exercice plusieurs matins de suite. Puis, au bout de quelques jours, on va essayer d’imaginer de toutes pièces cette expérience. On va donc imaginer sensoriellement tous les éléments de cette expérience, mais sans rien utiliser de réel. La vraie tasse sera juste à côté au cas où, mais on fait l’exercice sans rien. Vous allez donc imaginer prendre la tasse de café, sans tasse de café, mais en rappelant la mémoire sensorielle d’avoir tenu une tasse de café dans la main plusieurs matins de suite. Puis vous allez imaginer la porter à vos lèvres, etc. Et comme vous avez fait cette expérience réelle plusieurs fois de suite, alors en faisant appel à votre mémoire sensorielle, vous allez être capable de revivre uniquement par la mémoire certains éléments de cette expérience. Et comme la tasse réelle n’est pas loin, vous pourrez toujours revenir à l’expérience réelle afin de renforcer les éléments de mémoire sensorielle encore incertains. Et au bout d’un moment, vous développerez cette capacité de vivre une expérience très similaire à l’expérience réelle, mais fabriquée uniquement par votre mémoire sensorielle.
Mais à quoi peut bien servir une telle technique ? Cette technique est très utile pour un acteur pour plusieurs raisons. Elle sert, d’une part, à développer une capacité d’attention, et donc d’être dans le moment présent. Tout l’enjeu du métier d’acteur, c’est de développer cette capacité de présence intense dans le moment présent. Et cette technique, quand même elle n’aurait que ce mérite, développe cela. D’autre part, à partir du moment où on devient capable, après de nombreux exercices de mémoire sensorielle, de créer des réalités entières, ça permet à l’acteur qui est sur scène de créer une réalité qui n’existe pas réellement sur scène, mais que lui va faire exister pour lui. Cela permet à l’acteur de se baigner dans cette réalité. Et si il est capable de se baigner dans cette réalité, d’après Stanislavski, il sera capable de transmettre cette réalité, ou tout au moins une partie de cette réalité virtuelle fabriquée, à son public. Ou au moins quelque chose qui aura l’air d’être vraiment vécu.
Mémoire affective
Il y a un autre intérêt à cette mémoire sensorielle. Elle sert à travailler sur l’autre exercice mentionné, l’exercice de mémoire affective, qui est l’un des autres piliers de cette technique. J’en viens donc maintenant à l’exercice de mémoire affective. Il s’agit d’un des exercices les moins compris. L’exercice consiste à choisir un événement du passé, suffisamment loin dans le passé, et qui a été porteur, au moment où il s’est déroulé, d’une émotion forte. Ça peut être, par exemple, une rupture sentimentale, un accident physique corporel, etc. Il est important que cet événement soit suffisamment loin dans le passé afin que le temps ait pu opérer à une forme de cicatrisation émotionnelle. Il faut néanmoins que cet événement soit resté dans la mémoire comme un événement ayant provoqué une émotion forte. À partir de là, le but de l’exercice n’est pas nécessairement de recréer cette même émotion, mais de recréer par mémoire sensorielle toutes les circonstances de cet événement, ce qui, la plupart du temps, va créer dans le moment présent une émotion également forte, mais qui peut être très différente de l’émotion originale.
J’insiste sur le fait que l’émotion qui surgit dans le moment présent peut être, et généralement est, différente de l’émotion originale. Par exemple, un événement qui a été dramatique dans le passé peut générer du rire à distance. Ou inversement, un moment passé qui a été idyllique peut générer une forme de nostalgie en se le remémorant à distance. On ne sait donc généralement pas à l’avance l’émotion qui va être créée par un exercice de mémoire affective, mais le postulat posé est que si l’événement du passé a généré une émotion forte, alors il sera déclencheur d’une autre émotion forte dans le présent, l’enjeu étant que cette émotion soit suffisamment stable pour qu’elle puisse être utilisée par le comédien dans la durée. J’insiste bien sur le fait que l’émotion déclenchée est généralement différente de l’émotion originale.
D’autre part, l’émotion générée dans le moment présent peut évoluer dans le temps. Un même événement peut générer pendant un certain temps une émotion bien particulière, puis à un moment donné, se mettre à générer une autre émotion. L’enjeu est donc, pour un acteur, de continuer à faire régulièrement ses exercices de mémoire affective, comme les gammes d’un musicien, afin de toujours savoir en permanence quelle mémoire affective déclenche telle émotion. Le comédien aura alors une palette de déclencheurs lui permettant de générer différentes émotions sur commande. À noter cependant que, dans de nombreuses circonstances, le comédien n’a pas besoin de ces exercices. Les circonstances, le contenu de la pièce, le partenaire suffiront à permettre l’émergence chez le comédien de l’émotion nécessaire. Mais quand ça ne sera pas le cas, le comédien aura alors à sa disposition un exercice qui lui permettra d’arriver au même résultat. Comme le dit Stanislavski, les exercices sont là pour tous les moments où un comédien n’a pas la grâce.
Ce que cet exercice de mémoire affective met en évidence, c’est la différence entre l’émotion vécue dans le passé et l’émotion déclenchée dans le présent. Il y a un lien entre les deux, mais c’est un lien très élusif. Mais en revanche, ce qui fonctionne pour Stanislavski et pour tous ceux qui ont travaillé avec ce genre d’exercice, c’est que quelle que soit l’émotion qui va être créée par un exercice de mémoire affective, elle sera vraie. Ce sera une émotion que l’acteur ressentira vraiment dans le moment présent. Cette émotion est liée à l’exercice que l’acteur est en train de réaliser, mais elle est vraie.
5. L’interprétation de l’acteur
On en vient maintenant au débat entre naturalité et culturalité des émotions. Selon moi, la partie culturelle de l’émotion n’est pas l’émotion elle-même, mais ce qui la déclenche, ainsi que la façon de l’exprimer, ou de ne pas l’exprimer. Les émotions, quant à elles, sont d’après moi naturelles. Si je dis « peur », cela renvoie à une expérience émotionnelle qui a toujours existé et qui existera toujours, et dont la nature est universelle. En revanche, ce qui est culturel, et donc qui peut être éventuellement sujet à une artialisation, c’est le fait que, d’une part, ce qui va déclencher la peur n’est pas la même chose en fonction des cultures et, d’autre part, la façon d’exprimer cette peur ou de ne pas l’exprimer sera également différente selon les cultures. Qu’en est-il de l’acteur ? Comment l’acteur se situe-t-il par rapport à l’artialisation des émotions ?
C’est à l’acteur, finalement, de trouver ses propres déclencheurs d’émotions, et un acteur français, par exemple, ne va pas le faire de la même façon qu’un acteur russe, japonais ou américain. Et ça va être lié, non seulement, à sa culture, mais aussi à son vécu, à ses expériences, et à une pratique artistique déjà ancrée dans ses représentations cognitives. Et c’est en cela qu’il peut y avoir une artialisation des émotions chez l’acteur. L’exemple du comédien est très intéressant car un comédien a généralement des modèles, des comédiens et des comédiennes dont il admire le travail, auxquels il se réfère. Il a déjà vu généralement un très grand nombre de films, de spectacles, et il est donc possible qu’il soit influencé par un certain codage des émotions. Et c’est dans ce contexte qu’il peut y avoir une transformation de ce qui déclenche une émotion, de comment l’exprimer, de ce qui est autorisé et ne l’est pas.
Il y a une autre chose intéressante à constater : il y a une différence entre l’émotion de l’acteur et l’émotion du personnage. Mais cette différence est beaucoup plus élusive. Si je vais un peu plus loin, je me pose la question suivante : où se trouve l’émotion dans l’écriture dramatique ou scénaristique ? La question se pose lorsque l’on travaille à partir d’un texte, mais elle se pose aussi dans le cas d’une création collective contemporaine par exemple. Donc où se trouve l’émotion dans l’écriture ? Elle se trouve à plusieurs endroits. Elle se trouve dans les didascalies quand il y en a. Et d’ailleurs, l’émotion indiquée dans les didascalies n’est pas toujours la bonne. Ce n’est pas parce que l’auteur a indiqué une émotion particulière dans une didascalie que l’acteur va choisir de travailler avec cette émotion-là à ce moment-là. L’émotion se trouve aussi dans ce qu’on appelle au théâtre le sous-texte, c’est-à-dire dans ce qui n’est pas dit justement, mais qui est l’enjeu de la scène en question, qui en général se manifeste sous la forme d’un conflit. Et enfin, l’émotion se trouve aussi occasionnellement dans le dialogue lui-même. Il y a des dialogues qui verbalisent certaines émotions, mais rarement toutes.
Donc le choix de l’acteur – et c’est précisément cela que j’appelle le travail d’interprétation de l’acteur – réside dans le choix d’une émotion particulière plutôt qu’une autre à un moment donné du spectacle, en relation avec la scène, les circonstances, un comportement. Et cette émotion est choisie éventuellement en lien avec les didascalies, le sous-texte, et les dialogues s’ils indiquent une émotion particulière.
Mais l’enjeu pour l’acteur, quel que soit son choix, est de créer une émotion vraie. Et c’est encore une fois à ce niveau-là qu’il peut y avoir, d’après moi, une artialisation des émotions. Dans la mesure où, aujourd’hui, on a accès à de nombreux films, captation de spectacles, etc., il y a le danger du cliché, c’est-à-dire de se dire par exemple « quelqu’un qui est amoureux fait comme ça parce que je l’ai vu dans un film ou dans un spectacle », et sous-entendu « ressent ça ». Ou bien « quelqu’un qui est en colère fait comme ça et ressent ça ». Et donc l’artialisation des émotions qui est en jeu ici, du moins dans l’acception que je propose, constitue en fait un obstacle au travail du comédien, dans la mesure où ce que le comédien recherche est plutôt une vérité du moment présent.
Mais ce n’est pas seulement un obstacle. C’est aussi quelque chose qui peut aider. Tout dépend finalement comment on s’en sert. Cela peut en effet être aussi une aide parce que ce dont le comédien s’est imprégné de par son vécu artistique, c’est aussi ce qui a construit ses représentations mentales et émotionnelles, et ce qui va précisément le guider dans la recherche d’une émotion vraie. Il me semble que ces deux arguments sont en faveur d’une artialisation des émotions, au niveau de ce qui déclenche une émotion, et au niveau de la façon de l’exprimer ou non.
6. Différences au niveau du travail sur les émotions entre le théâtre et le cinéma
Avant d’aller plus loin, je voudrais juste mentionner les différences qui existent entre le jeu pour le cinéma et le jeu pour le théâtre. Je pense que les différences sont de trois natures. Et je vous montrerai que ces différences existent, et qu’en même temps elles n’existent pas vraiment. Le rôle du corps n’est pas le même au théâtre et au cinéma, a priori. Et je dis bien a priori. Le rôle du visage n’est pas non plus le même. Et le rôle de l’entendre n’est pas le même.
Au théâtre, le visage, dans la majorité des cas et pour la majorité des spectateurs, n’est pas visible, sauf si le spectateur à des jumelles. Donc si l’émotion n’était exprimée que par le visage, elle serait en grande partie perdue au théâtre. Au cinéma, en revanche, la caméra peut être beaucoup plus proche. Il y a donc un rôle du visage qui peut devenir prépondérant au cinéma. Et parfois, à l’inverse du théâtre, si la caméra est souvent très proche, le corps est en grande partie perdu, sauf chez des metteurs en scène comme par exemple Pedro Almodovar qui savent très bien mettre en scène les corps et utilisent souvent des plans larges. On voit bien qu’il est difficile de rendre visible à la fois le corps et le visage, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Il y a enfin une différence au niveau de l’entendre. Au théâtre, il y a une distance entre le comédien et le spectateur. Au cinéma, les micros qui captent la parole des acteurs ne sont jamais très loin.
Cette différence au niveau de l’entendre a néanmoins tendance à disparaître dans la mesure où de plus en plus de metteurs en scène de théâtre ont recours à des micros HF pour sonoriser leurs comédiens et leur permettre ainsi d’avoir un jeu plus naturel. C’est le cas, par exemple, du grand metteur en scène québécois Robert Lepage. Mais il n’y a pas non plus réellement de différence entre le cinéma et le théâtre en ce qui concerne le corps et le visage dans la mesure où un comédien joue toujours avec son corps et son visage, indépendamment de ce qui est le plus visible. La recherche d’une émotion vraie se fait de la même façon, qu’un acteur soit au théâtre ou au cinéma. Et pour qu’une émotion soit visible sur un visage, il faut qu’elle traverse également le corps, et vice versa. Donc, en réalité, le travail de l’acteur est le même pour le théâtre et le cinéma. Et si l’émotion est vraie, elle se verra à la fois dans le corps du comédien et sur son visage. Et elle s’entendra aussi dans la voix, que celle-là soit sonorisée par un micro ou non.
7. L’interprétation du metteur en scène
De même qu’il y a un paradoxe pour le comédien, il y a aussi un paradoxe pour le metteur en scène. En effet, le metteur en scène travail à plusieurs niveaux (Clurman, 1972). L’interprétation du metteur en scène est liée, d’une part, au visuel, donc à la façon dont il va composer son espace visuellement, sa mise en scène à proprement parler. Il travaille aussi sur le comportement des comédiens, leurs interactions, leurs déplacements physiques, leurs actions, etc. Il travaille sur le mouvement, tout ce qui bouge sur scène. Et évidemment, il travaille aussi sur les émotions. Mais, comme l’acteur, il ne peut pas travailler directement sur les émotions. Donc le rôle du metteur en scène, au niveau des émotions, sera plutôt de guider le comédien en essayant de l’amener vers une justesse émotionnelle. Et en fonction des comédiens qu’il aura en face de lui, des techniques qu’ils maîtriseront, de leur capacité à être spontanés ou non, il aura plus ou moins de difficultés. Mais l’interprétation du metteur en scène se situe à un niveau plus global que celle de l’acteur, qui lui, est centré sur son personnage. Le comédien a seulement besoin de savoir ce que doit faire son personnage à un moment donné, quelle est l’intention de son personnage à ce moment-là, ce qu’il veut, ce qu’il dit, etc. Tandis que le metteur en scène essaie de composer un ensemble.
8. La relation entre acteur et spectateur
Il y a un troisième problème qui entre en jeu. Et nous reparlons de nouveau d’artialisation des émotions. Il s’agit de la différence – et cela me surprend toujours en tant que metteur en scène, et bien sûr en tant qu’acteur – la différence entre ce qui est exprimé et ce qui est perçu. Et cette différence, elle est énorme. Et c’est là qu’on a une hypothèse qui va dans le sens de l’artialisation des émotions. Le comédien, lui, fait un choix d’interprétation : à ce moment-là, son personnage est par exemple en colère après un autre personnage, et c’est donc une émotion de colère qu’il va essayer de mettre en place dans ce moment-là, de la façon la plus vraie et juste possible. Le metteur en scène a validé cette proposition du comédien, et a rajouté dans sa mise en scène des éléments qui vont dans ce sens. Et le spectateur regarde ce qui est proposé. Il va réagir sensiblement au fait que l’émotion est vraie, mais ce qu’il va percevoir et ressentir peut être quelque chose de totalement différent. Mais finalement, ça n’a pas d’importance. Ce qui est important, c’est que si ce qui existe sur scène est vrai, est juste, et va susciter une réaction chez le spectateur. Il y a à ce niveau-là des travaux très intéressants en cours ainsi que des travaux à initier sur le rôle des neurones miroirs (Rizzolatti & Sinigaglia, 2011) dans cette communication entre acteurs et spectateurs, qui est d’après moi essentiellement de l’ordre de l’empathie (Berthoz & Jorland, 2004).
Les résultats des premières expériences semblent néanmoins montrer que quand il y a des événements saillants sur scène – le mot saillant étant pour l’instant un peu vague mais désignant un moment où il se passe quelque chose d’assez fort émotionnellement sur scène – on observe généralement des réactions cognitives saillantes chez les spectateurs. On peut donc dire qu’il a déjà été établi une corrélation entre ce qui se passe sur scène et ce qui est perçu, mais ce n’est vraisemblablement pas la même expérience émotionnelle qui est vécue. Et c’est là où l’artialisation des émotions est de nouveau une hypothèse intéressante. En effet, le spectateur va, lui aussi, réagir avec des codes reposant sur ses expériences précédentes, et notamment sur la façon dont on exprime ses émotions dans une certaine culture, et dans un certain contexte, par exemple celui d’une salle de théâtre ou d’une salle de cinéma.
9. Conclusion
Pour conclure, je voudrais reformuler quelques propositions. Même si les émotions ne sont pas, d’après moi, un phénomène culturel, ce qui est culturel, selon moi, et qui peut donc faire l’objet d’une artialisation, c’est la façon de raconter des histoires, la façon de mettre en scène une histoire, et la façon d’interpréter et de jouer un personnage. Et en ce qui concerne les émotions, ce qui est culturel et peut donc être sujet à une artialisation est surtout ce qui va les déclencher et la façon de les exprimer.
Et je terminerai avec deux exemples empruntés au cinéma, et qui illustrent cette artialisation des émotions. Si vous prenez le cinéma mexicain, et je pense plus particulièrement aux films d’Alejandro Iñárritu – ce que je vais dire n’engage que moi et je suis sûr que certains lecteurs pourront dire exactement le contraire, mais cela a surtout valeur d’exemple – il y a toujours un moment où je vais trouver cela beau et fascinant, mais il y a aussi toujours un moment où je vais me demander pourquoi le réalisateur insiste sur ce moment émotionnel, pourquoi il le fait durer, pourquoi il s’y attarde « trop longtemps ». Et je finis par me rendre compte, avec un peu de recul, qu’il y a précisément là quelque chose de culturel, parce qu’on le retrouve dans de nombreux films mexicains. On le retrouve par exemple dans le film Mother and Child de Rodrigo Garcia. Ce que je perçois maintenant et que je ne percevais pas avant – j’avais plutôt tendance à penser, avant, avec mon fort biais personnel, que ce n’était pas du très bon cinéma – c’est qu’il s’agit de quelque chose de culturel, et que c’est à moi de faire l’effort de comprendre ces différences culturelles si je veux pouvoir apprécier pleinement ces films. Pour les Mexicains, prendre le temps d’exprimer une émotion au cinéma et le faire avec une certaine intensité est quelque chose de culturel, et donc qui a été artialisé par une pratique cinématographique. Et le public mexicain serait frustré si ce n’était pas le cas. Mais du coup, un public non mexicain, c’est-à-dire ne partageant pas les mêmes codes culturels, et n’ayant donc pas été sujet à la même artialisation des émotions, risque de trouver les films mexicains trop émotionnels, ou les émotions trop délayées, ou les scènes émotionnelles trop longues.
Je voudrais prendre comme deuxième exemple le cinéma japonais. Cette fois-ci, on y exprime les émotions de façon très pudique et très subtile. Les scènes émotionnelles, quand elles existent, sont généralement très courtes. C’est un cinéma qui est généralement assez lent, qui prend le temps, mais pas au niveau de l’expression des émotions. C’est tout au moins ce que l’on pourrait dire de ce cinéma si nous sommes d’une culture différente, où les émotions ne s’expriment pas de la même façon et ne sont pas nécessairement déclenchées par les mêmes facteurs. Il s’agit bien là d’une artialisation des émotions, mais très différente de celle des Mexicains.
Est-ce que cette composante culturelle de l’émotion est véhiculée par l’art, auquel cas nous pourrions définitivement conclure qu’il y a bien une artialisation des émotions, tout du moins en ce qui concerne ce qui les déclenche et la façon de les exprimer ou de ne pas les exprimer, ou est-ce que cette différence culturelle se situe à un autre niveau ?
Bibliographie
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Notes
[1] J’utiliserai dans cet article les mots « acteur » et « comédien » de façon interchangeable. Tout ce que je dirai s’applique aussi bien au théâtre qu’au cinéma.
[2] Une expérience complexe de conscience, sensation corporelle et comportement reflétant la signification personnelle d’une chose, d’un événement ou de l’état des choses.