Réflexion sur la production d’images dans la relation de soin
FLORA BASTIANI
CITER CET ARTICLE
Bastiani, F. (2023). Réflexion sur la production d’images dans la relation de soin. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.
La question de la représentation croise la question éthique dès lors qu’elle introduit l’idée d’un filtre de perception capable de modifier la disposition de la personne soignante et de la personne soignée. Dans le cadre des soins, interviennent fréquemment des images, avec des enjeux plus ou moins explicités et un cadre d’application plus ou moins articulé au colloque singulier ou à la prescription d’un protocole. Aussi on peut se demander quelle est la position du soignant dans son usage de l’image : s’agit-t-il d’avoir recours à un élément médiateur pour ouvrir la relation de soin, d’être en quête d’une preuve, ou encore de laisser parler le fait à travers l’image ? Le statut de l’image ouvre de nombreuses questions lorsque celle-ci intervient dans la relation de soin : ses différents usages possibles peuvent conduire à des écueils que nous souhaitons ici détailler. Notre question porte donc plus généralement sur l’état ou la situation qui est suscitée par l’usage de l’image sur la personne qu’il vise à soigner.
Dans le cadre des soins, l’image est souvent associée à la question du diagnostic, qui vient révéler quelque chose de la personne soignée, comme si une vérité lui était arrachée1. On peut se demander si les images dans les soins sont toujours produites pour fixer un état, pour le décrire d’une manière exhaustive et suffisante, ou encore pour faire se manifester l’évidence de la vérité. Et bien entendu dans cette question de la monstration, il importe de souligner le risque constant de l’oubli de la personne concernée par le soin : l’image pouvant être considérée comme plus parlante que le discours émis par le sujet des soins. Sans pour autant ouvrir par exemple la question de l’effet résultant de l’énoncé du diagnostic par le soignant, nous pourrions nous interroger sur la conséquence de l’usage des images pour le soin lui-même. Plus précisément, en vue de quoi le soin produit des images : est-ce que c’est pour rendre manifeste un diagnostic, pour déterminer le protocole de soin2, ou encore pour exercer un acte de soin en propre ? Ainsi soigne-t-on en vue d’une image, comme cela peut sembler être le cas dans ce que l’on appelle l’imagerie médicale – qui admet les résultats du soin par le contrôle imagé d’une progression jusqu’au rétablissement d’une image normalisée ? Considérant que le passage par le diagnostic détermine le protocole de soin, on peut se demander quel type d’intermédiaire se trouve dans cet usage des images : est-ce que l’image porte toujours un caractère impersonnel – en tant que représentation d’un diagnostic à la manifestation neutre – en prenant le risque de faire de la relation soignant-soigné une relation désinvestie car éventuellement déshumanisée ? Même si l’ensemble des usages d’image pourrait faire l’objet d’une réflexion et d’une analyse, le présent article se limitera à des cas issus du champ de la psychopathologie.
A travers les différents cas que nous exposerons, nous souhaitons faire apparaitre plusieurs versants d’un même outil : une approche de l’extérieur et une approche de l’intérieur, ou si l’on reprend la description proposée par Gisela Pankow, « le chemin du dehors, qui aboutit à la classification nosographique de la psychiatrie, et la route du dedans, ou le chemin fait avec le malade, la “descente aux enfers”»3. En-dessous de ces deux voies, s’entendent non seulement une différence de but, mais surtout une différence de situation du clinicien vis-à-vis de la différence du patient : l’image et l’ensemble des règles qui accompagnent son usage peuvent être perçues comme un ensemble de repères, un cadrage posant les conditions de la clinique ; mais l’image peut aussi être le levier pour l’ouverture d’un point de rencontre entre deux mondes distincts.
Donner à voir l’invisible
Dans son ouvrage L’invention de l’hystérie4, Georges Didi-Huberman décrit la démarche de Jean-Martin Charcot lorsqu’il prend la suite de Philippe Pinel à l’hôpital de la Salpêtrière. Ce projet repose sur la volonté de décrire ce qui à proprement parler ne se voit pas : l’hystérie. Pour le dire vite, Charcot souhaite montrer l’hystérie en multipliant les images photographiques des malades de la Salpêtrière. Un des photographes qui participa au projet de Charcot s’exprime ainsi dans un article de l’Association française pour l’avancement des Sciences :
Déterminer le faciès propre à chaque maladie, à chaque affection, le mettre sous les yeux de tous, voilà ce que peut faire la photographie. Dans certains cas douteux ou peu connus, la comparaison d’épreuves prises dans divers endroits ou à des époques éloignées permettra de s’assurer de l’identité de la maladie chez les différents sujets qu’on n’a pas eus sous la main en même temps {…} Avec les épreuves obtenues, il serait facile {…} d’obtenir par superposition une épreuve composite donnant un type dans lequel les variations individuelles disparaîtront pour laisser en lumière les modifications communes. 5
L’enjeu est bel et bien une esthétique savante, instruite et pédagogique, qui ne se met pas en quête des singularités, mais des traits communs. La compilation visant la généralisation du pathos dans l’émergence de diagnostics transférables, donne au médecin les clefs d’une modalité particulière d’observation. Ainsi l’importance du procédé photographique impose le privilège du regard du médecin qui voit et montre plus que le visible, qui serait capable, par un jeu de similarité, de reconstituer le faciès d’une pathologie – et non pas le visage du malade, il faut le souligner.
La recherche de Charcot, telle qu’elle est abordée par Georges Didi-Huberman, a bien pour visée cette fixation des caractéristiques de la maladie avec une finalité nosographique. Cependant l’auteur renverse ce projet en se concentrant sur l’analyse du procédé même de la photographie, non pas sur le vif, mais comme mise en scène. L’expectation6, ou la temporisation, porte donc l’attente d’une révélation, que la photographie contribue à accentuer avec la pose et l’attente de la prise de vue. Didi-Huberman insiste notamment sur l’idée d’une attente des manifestations visibles de la part du médecin et du photographe, et montre comment une telle attente pourrait s’imposer comme une relation de désir7 – sur le mode de ce que Freud rend plus évident sous le terme de transfert8.
Ce renversement d’une observation neutre dans laquelle Charcot décrit la Salpêtrière comme, ce qu’il appelle, un « musée pathologique vivant »9, vers une relation reposant sur le désir du médecin de voir, permet à Didi-Huberman de réintroduire une dimension personnelle dans une relation qui, dans sa forme explicite, semble impersonnelle. Cependant le bénéfice curatif du transfert n’ayant pas été pris en compte à la Salpêtrière, et l’existence d’une forme de réponse d’un désir à l’autre n’y ayant tout simplement jamais été envisagée, la tension non interrogée qui unissait les malades aux psychiatres n’a pas pu être exploitée. Si bien qu’au lieu de permettre une amélioration de l’état des malades, la volonté de voir toujours plus se manifester leurs symptômes semble l’avoir emporté. Plutôt que de servir le soin, la mise en scène de la pathologie à partir du corps des malades en vue de produire des images pourrait avoir contribué à prolonger et installer durablement les manifestations hystériques. C’est en tout cas ce que suggère Georges Didi-Huberman, dans ses analyses, considérant que non seulement Charcot a bel et bien été l’inventeur de l’hystérie et non son découvreur (parce que son désir à lui de voir aurait d’une certaine manière façonné artificiellement la manifestation pathologique elle-même), mais qu’en plus l’hystérie ne pouvait être soignée à la Salpêtrière dans la mesure où c’était hystériques que les malades y trouvaient de la considération.
Une telle approche de l’image de la maladie, plus encore que des malades, renvoie nécessairement au procédé qui conduit au diagnostic de toute pathologie : le diagnostic consistant en effet à unifier des éléments particuliers, rencontrés chez des individus différents, en vue de décrire un point commun. Concrètement, on peut donc décrire le parcours de la conception d’un outil diagnostic ainsi :
- une observation clinique qui s’apparente à d’autres observations cliniques, parce que les symptômes qu’elle recense sont approchants ;
- ces observations, lorsqu’elles sont réunies, sont débarrassées de toutes leurs particularités afin de former une catégorie générale ;
- lorsqu’un patient nouveau se présente, le praticien qui conduit son entretien en vue d’un diagnostic, s’il veut utiliser la classification déjà établie, est tenu de rechercher chez le patient tout ce qui peut ressembler aux aspects recensés d’une catégorie. Ces descriptifs de catégorie étant dégagés de toute implication particulière, le médecin est orienté vers l’observation des traits généraux en excluant les particularités du sujet.
Cette manière de procéder se retrouve dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (couramment désigné par son acronyme DSM), qui s’appuie sur la méthode statistique pour le passage de l’étape 1 à l’étape 2. Le projet de diagnostic lui-même repose sur une volonté de stabilisation, d’identification durable d’un patient comme porteur de tel trouble. L’identification du trouble est bien entendue importante dans la détermination de la cure, cependant on peut aborder la volonté d’identification en tant que recherche d’une forme déterminée10. Pour la réflexion sur la place de l’image, il est important de garder en tête qu’une image équivaut à une forme, et cela en vertu de la stabilité qu’elle évoque, parce que cette stabilité recherchée la suscite.
Actuellement sont utilisées des outils numériques qui, exactement comme l’espérait le photographe de la Salpêtrière cité plus haut, utilisent un procédé de superposition des portraits pour produire un outil diagnostic (comme c’est par exemple le cas de l’application Face2Gene) : grâce à une banque de photographies et à un algorithme, le praticien peut photographier puis scanner le visage des enfants qu’il reçoit en consultation afin de trouver des zones de correspondances avec des pathologies répertoriées (en fonction donc de la manifestation plastique du visage). Bien sûr la distinction d’avec Charcot repose sur la visée de prise en charge de la pathologie. Pourtant, si l’on se questionne sur la situation dans laquelle est placé l’enfant lorsqu’il est photographié (autant pour la banque de données, qui s’enrichira de cette nouvelle image, que pour le diagnostic), on peut penser qu’il y a quelques similarités de procédé.
Projection
Cette identification des pathologies à l’image de visages (ou plutôt de faciès) considérés comme « typiques » apparaît également comme le fondement du test projectif conçu par Leopold Szondi qu’il nomme « diagnostic expérimental des pulsions »11. Le test de Szondi, dans son déroulement, s’effectue sur le principe de la discrimination. Composé de petites planches numérotées présentant chacune la photographie d’un visage, six séries de huit planches sont réunies. Ces planches présentent des portraits photographiques. Ces portraits ont été choisis comme représentatifs d’un éventail de pathologies. Il s’agit en effet des visages de malades diagnostiqués à l’époque de Szondi. La passation du test se fait série par série, et pour chaque série il est demandé au sujet de choisir les deux visages qu’il n’aime pas, puis les deux visages qu’il préfère. Ainsi pour chaque série, la moitié est exclue et l’autre moitié est conservée.
Chacune des planches est répertoriée sous un code, renvoyant aux traits d’expression d’une pathologie psychique (plusieurs facteurs sont décrits associés au + ou – ou les deux). L’analyse des choix du sujet (qui est décrite par Szondi comme analyse du Destin) est considérée comme révélatrice d’un état qui repose sur l’ensemble de ces cotations. La théorie de Szondi, et le fonctionnement de son test, repose donc sur l’intuition que le sujet choisira des visages qui lui sont les plus proches, ceux qui lui correspondent le plus. Il envisage les interactions avec les visages selon le modèle d’une amitié et d’une inimitié révélatrice d’une structure par correspondance. Il part de la considération que certains traits de caractères correspondent mieux à certains autres pour envisager les relations comme un puzzle. Ainsi lorsque le visage d’un malade, représenté sur une des planches, suscite mon amitié, cela ne signifie pas que je souffre de la même pathologie que lui, mais bien que ce dont je souffre trouve une correspondance avec ce dont ce malade souffre. Il n’y a pas une égalité entre les choix et le diagnostic final, mais uniquement une correspondance.
Concernant les images elles-mêmes, on peut se questionner sur la manière de choisir les visages pour le test. Comme la cotation de chaque planche dépend du diagnostic que la personne photographiée avait reçu, le résultat du test ne peut qu’être dépendant du cadre théorique qui avait conditionné la conception du test lui-même. On peut donc se demander s’il est possible de considérer le sujet pour lui-même alors que le cadre d’observation se retourne sur lui-même. On peut craindre de se confronter à une analyse qui ne fasse qu’appliquer, en partant de la parole de l’interrogé, des catégories, fermant le procédé sur sa propre fin, celle d’une identification qui ne laisserait pas de place au doute – ou le moins de place possible. La crainte serait donc celle d’une certification qui exclue le sujet, et qui soit mise en œuvre d’une façon mécanique – excluant donc également le passeur du test. On se retrouverait simplement avec une forme d’équation, une modélisation du vécu psychique, ouvrant à une certitude.
Un autre test projectif bien connu est celui conçu par Herman Rorschach qui expose sa méthode dans un ouvrage intitulé Psychodiagnostic12. Le test se déroule pour chacune des dix planches de la même manière : « On place entre les mains du sujet une planche après l’autre et on lui demande : “qu’est-ce que cela pourrait être ?” »13. Les exigences sont les suivantes : le sujet ne doit regarder la planche que de près, en la gardant dans sa main. Il faut ainsi éviter de la lui laisser voir avant qu’il ne s’en saisisse. De plus, l’expérience doit échapper à toute autre contrainte, de temps par exemple. Souvent compris comme un appel à l’imagination, ce test repose en fait à la fois sur la sensation, le souvenir et l’association. Non seulement toutes les paroles doivent être notées, mais également les rejets, les silences, les temps de réaction aux planches. Chacun des ces aspects importe pour l’interprétation des résultats. Cette expérience consiste donc dans « l’épreuve d’interprétation des formes fortuites », c’est-à-dire la soumission de formes aléatoires au jugement, suscitant des interprétations ou l’expression d’une perception particulière.
Le Thematic Apperception Test (TAT) est autre test projectif qui consiste dans la passation de planches présentant des mises en scènes. La personne qui fait passer le test demande au sujet : « Pouvez-vous inventer une histoire à partir de ces images ? ». Les planches ne sont pas passées dans leur ensemble, mais elles répondent à des profils (garçon, fille, femme, homme). Certaines planches réunissent plusieurs catégories (garçon fille ; fille femme ; femme homme ; garçon homme).
Les trois tests que nous venons d’évoquer, le Szondi, le Rorschach et le TAT, sont tous des tests projectifs, c’est-à-dire qu’ils n’ont d’intérêt que dans la mesure où l’on fait l’hypothèse que le sujet de la passation exprime son propre état – qu’il projette – à partir des images qui lui sont présentées. Si l’on explore cette hypothèse, on peut dire qu’il s’agit d’évaluer la manière d’entrer en relation avec son environnement. Et si l’on pense aux questions qui sont posées par le passeur des planches, « quels visages préférez-vous ? » ; « qu’est-ce que cela pourrait bien être ? » ; « pouvez-vous inventer une histoire ? » : on voit qu’il d’agit de demandes explicites et précises qui font du passeur quelqu’un qui invite non seulement à l’interaction mais à la formulation d’un discours à partir de l’interaction avec l’image.
Dans les cas du test de Rorschach et du TAT, la demande du passeur revient à une demande de positionnement devant la planche dans un discours libre qui est tenu à la destination du passeur. La personne qui passe le test est donc placée dans la position active de production d’un discours. Les conclusions de ce type de tests sont complexes, révélant une multitude de facettes, qui ne se résument pas à un diagnostic simple. Ainsi, au lieu de servir à en finir avec le questionnement sur l’état de santé mentale d’une personne, en révélant une détermination particulière, les tests mettent au jour des reliefs qui ne peuvent qu’être interprétés. Cette synthèse interprétative permet d’aboutir non à une définition mais à une proposition qui joint l’ensemble des reliefs mis en évidence. Cependant, il faut souligner que cette complexité et l’interprétation portent toujours sur des facteurs déterminés par un usage visant l’unification des résultats, et que le rôle du passeur dans ses demandes et ses attentes est effacé, comme s’il n’apparaissait que dans sa fonction de passeur d’images, alors même que la parole du sujet lui est adressée : peuvent alors être décrites des attitudes adoptées par le sujet qu’il s’agisse par exemple de visée opératoire ou de séduction, mais toujours considérant une neutralité intrinsèque au rôle de passeur.
Sur l’usage controversé du diagnostic en psychiatrie, Jean Oury écrivit que « si on parle à quelqu’un comme si c’était un autre, par exemple si je rencontre un petit gosse de trois ans en lui parlant comme à ma grand-mère, le petit gosse va penser : “Qu’est-ce que c’est que cet imbécile !” Quand je rencontre un schizophrène en lui parlant comme s’il était maniaque, je risque d’être agressé, à juste titre ! Le diagnostic, ce n’est pas une étiquette, ça fait partie de la rencontre »14. Le rejet pur et simple du diagnostic n’apparaît pas être une voie satisfaisante considérant que nous procédons par synthèse et catégorisation. Pourtant l’exemple donné par Oury nous indique bien l’importance d’une identification non restrictive : il apparaît que le diagnostic fait partie de la rencontre mais il n’en constitue ni le sens, ni l’aboutissement. Simple outil, le diagnostic n’a de sens que dans un usage particulier : celui qui consiste à apporter une voie d’entrée en contact. On peut déduire de la complexité des résultats issus des tests projectifs qu’il s’agit de décrire minutieusement des données en cherchant un fil conducteur de l’interprétation. L’obstacle majeur apparaît ici dans l’encadrement des tests et donc dans l’usage des images par une formation diagnostique qui prend le risque de refermer l’observation. Il ne peut pas exister un statut unique de l’image soit parce qu’elle montrerait une univocité, soit parce que son usage aurait seulement une destination, un seul horizon. Il revient donc au clinicien d’identifier lui-même ce qu’il privilégie : l’émergence d’un tableau clinique identifiable, reposant sur une observation depuis l’extérieur, ou le tissage d’une relation interpersonnelle où l’image tient lieu de passage. En effet, l’entrée et l’exploration de la rencontre sont développées à travers d’autres usages d’images dans les soins.
Soin par l’image
On trouve chez Gisela Pankow un usage du TAT qui est très éloigné de l’usage préconisé. Voici ce qu’elle raconte dans son ouvrage L’être-là du schizophrène15 : une schizophrène de 40 ans, Mme Valérine, demeure immobile, figée. Il est difficile pour la clinicienne de trouver un signe de vie dans ses yeux. Devant la difficulté à communiquer, Pankow fait appel au TAT en tant que support, en ayant aucun intérêt pour la visée diagnostique du test. Finalement, elle démontre qu’on peut considérer l’image comme un intermédiaire qui permette d’être en relation, faisant partie intégrante du soin, comme un support non seulement pour la discussion mais pour le soin lui-même.
Dans tous les exemples précédents, on voit que la production de l’image vient en amont, afin de rendre l’interprétation du clinicien réalisable. Des images fixes sont utilisées comme support constant. Dans d’autres cas, le moment de la rencontre avec le clinicien est l’occasion de la production d’une image. Une telle différence pourrait sembler indiquer l’entrée dans une co-construction, et un usage de l’image qui contraigne moins le clinicien dans son observation.
Dans cette catégorie de la production de l’image par le patient, le cas du test de l’arbre est également un test projectif : on dispose un stylo et une feuille de format standard et on demande à la personne « dessinez un arbre qui ne soit pas un sapin ». Puis le dessin est évalué selon différents aspects très précis, les faisant concorder avec des significations pré-établies par Charles Koch à partir d’une observation statistique (taille de arbre, épaisseur du tronc, profondeur ou absence de racines, taille des branches, taille des feuilles).
Ce test a connu beaucoup de reprises, l’un des cliniciens l’utilisant, le Dr. Wittgenstein, imagine un index de lecture : il propose par exemple que la longueur du tronc soit considérée comme équivalent à l’âge du sujet ; puis chaque différentes bifurcations sur le tronc, correspondraient à l’âge auquel le sujet a connu des épisodes traumatisants. On retrouve ici des éléments de cotation fixe, même si la forme de l’arbre est libre. La visée est encore de traduire le dessin en des termes généraux renvoyant à des profils génériques. Ce qu’on retrouve dans le cadre interprétatif du test de l’arbre proposé par Grunwald, qui découpe l’espace de la feuille en quatre zones correspondant à quatre aspects du sujet (passivité, activité, régression, besoins), dont le mode de remplissage par le sujet entraîne l’association à des caractéristiques précises (inhibition, rébellion, accaparement, entêtement, etc.). Ainsi dans le cas du test de l’arbre, sous l’impression de liberté de la production d’image par le patient lui-même se cache un cadre interprétatif très rigide pour le clinicien.
Enfin, le dernier exemple que j’évoquerai est celui du squiggle. Ce terme renvoie à une méthode inaugurée par Donald Winnicott afin de servir de médiation dans le cadre de la thérapie avec les enfants. Voici comment Winnicott présente l’usage du Squiggle à un jeune patient : « Je ferme les yeux et je laisse courir mon crayon sur la page. C’est un squiggle. Tu en fais quelque chose d’autre puis c’est à toi de jouer ; tu fais un squiggle et c’est moi qui le transforme »16. Dans un autre ouvrage, De la pédiatrie à la psychanalyse17, il explique « Je fais un gribouillis et il le transforme. Il en fait un à son tour et c’est à moi de le transformer… Quelquefois je tarde à le transformer pour lui donner l’occasion de déployer son imagination ».
L’idée de Winnicott est d’utiliser un squiggle, qui signifie soit « gribouilli », soit « tracé libre ». Il trace donc au hasard un trait et invite l’enfant à imaginer un dessin à partir de ce tracé. Ensuite il demande à l’enfant de raconter le dessin. Winnicott lui-même interprète le dessin et partage ses interprétations avec l’enfant. Cette pratique est présentée comme un jeu, mais il y a donc un partage entre le médecin et l’enfant d’un objet commun, auquel chacun a contribué. Ici, le dessin fait partie du processus du soin. C’est un cas dans lequel ce ne sont pas les indices d’un tableau clinique qui sont recherchés, tout comme dans l’échange que Pankow entame avec Mme Valérine grâce aux planches du TAT. Au contraire, l’image intervient comme création commune, y compris d’un cadre et d’une interprétation. Alors que dans le test de l’arbre, l’image est bien construite dans l’espace de la consultation, avec le squiggle de Winnicott, l’interprétation est elle aussi construite dans la rencontre. Ainsi le regard du clinicien sur le discours et sur l’image prend pour contrainte, non pas l’observation préalable de ses pairs et les statistiques qui en sont issues, mais la co-construction d’un espace interpersonnel à la mesure du lien qui émerge entre le patient et le soignant.
Conclusion
Notre question ne porte pas sur le rapport au diagnostic, mais plutôt sur ce que vient faire l’image dans la relation de soin. Pourquoi produire ou discuter d’une image ? Et ce qui paraît surprenant lorsqu’on étudie ces différents usages, c’est de constater que majoritairement le clinicien est considéré comme neutre voire inexistant. Il est censé opérer une passation, poser une question et recueillir des propos, en retirant sa présence sous sa fonction. Pourtant, la parole qui est énoncée dans tous les cas à propos de l’image est toujours adressée à quelqu’un. Cette adresse du patient n’est pas considérée comme neutre dans l’interprétation (on lui trouve des attitudes opérantes ou de séduction par exemple), mais comment la réception du clinicien pourrait-elle être neutre ? De la même manière que Didi-Huberman signalait une ignorance du transfert, autrement dit une ignorance de l’impact de la présence sur l’entretien clinique et à propos de Charcot – une ignorance de l’impact de son désir sur les symptômes observés – on peut se questionner sur un usage de l’image qui ne prend pas en considération le fait qu’un praticien soit à l’œuvre personnellement : une image et un clinicien qui « ne se donne pas pour un commencement de dialogue »18. Comme si, comme son image, il ne retirait rien au contact.
L’ensemble des approches reposant sur le décryptage de la pathologie prend le risque de sombrer dans une absence de rencontre et de relation, à la fois en négligeant l’exposition du sujet en personne à travers l’entretien clinique et en considérant les images et les passeurs comme des supports neutres. Agissant comme un filtre, la visée diagnostique de l’image peut instaurer une attention à la structure de la forme plutôt qu’à la manière singulière que le sujet trouve pour exprimer une forme à l’œuvre. Finalement, la particularité de la pratique de Winnicott repose précisément non seulement sur l’échange mais sur l’acceptation d’une adresse, de la part du clinicien et de la part du patient. Cette inauguration d’un lieu du contact et de la rencontre, dans la parole supportée par l’image ou dans le partage même d’un objet co-construit, même sans communauté de sens initial, ne vient donc pas dans la mise en œuvre d’une indifférence, mais d’une différence et d’une distance qui permettent la rencontre.
Finalement l’image et la technique d’interprétation de l’image peuvent apparaître comme une tentative de traduction de la forme du patient – sa modalité d’existence – qui s’appuie sur des éléments manifestes. Une telle traduction a le mérite d’accorder que l’existence du patient ne s’observe qu’indirectement parce qu’elle recèle une part d’étrangeté qui ne correspond pas aux repères sur lequel le clinicien a personnellement bâti son propre monde. Cependant, dans l’acceptation d’une telle différence, la traduction court le risque de la trahison dans la mesure où la production d’outil (soit l’image elle-même, soit les repères pour l’interprétation) reste unilatérale. De même que la place réservée au clinicien le pose comme opérateur neutre. Si la recherche d’un lien à l’autre met en jeu la possibilité ou l’impossibilité de l’ouverture d’un « lieu intermédiaire » 19 au sens d’Emmanuel Levinas, c’est-à-dire un endroit de la relation où chacun se présente en tant que lui-même – sans perte des attributs du même – alors un tel « entre–deux » semble devoir s’inscrire dans la co-construction c’est-à-dire la prise de risque de s’exposer à l’autre. L’image dans les soins apporte précisément cette ouverture de l’espace qui en n’appartenant à personne, pourrait devenir intermédiaire en laissant la relation se loger dans cet espace.
NOTES
1 Par exemple, les études sur le diagnostic prénatal (DPN) du premier trimestre de grossesse (mesure de la clarté nucale à partir de l’échographie) montrent que la démarche d’information et de recueil du consentement est très majoritairement ignorée au profit de l’idée d’une « première rencontre avec le bébé » dépourvue d’enjeux médicaux. Voir à ce propos Sylvie Séguret, Le consentement éclairé en périnatalité et en pédiatrie (Eres 2004), Luc Gourand, « L’échographie prénatale : quels enjeux dans la relation ? » in Laennec (2012/4, p. 7-17) ou encore Etat des lieux du diagnostic prénatal en France publié par l’Agence de la Biomédecine en 2008 .
2 Par exemple l’usage des réglettes d’autoévaluation de la douleur, reposant majoritairement sur l’appréhension personnelle d’une image pour la patiente ou le patient, conditionne directement une prescription prédéfinie.
3 Gisela Pankow, Structure familiale et psychose, Éditions Flammarion, Champs Essais, 2009, p. 74.
4 Georges Didi-Huberman dans L’invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Éditions Macula, 1982.
5 Albert Londe, « L’évolution de la photographie », Revue de l’Association française pour l’Avancement des Sciences, 1889.
6 Jean-Martin Charot, De l’expectation en médecine, thèse de concours pour l’agrégation, Paris, Baillières, 1857.
7 « L’expectation comme méthode {…} est l’espoir, instrumentalisé, d’un rendre-visible le secret », Invention de l’hystérie p. 142.
8 S. Freud, Les études sur l’hystérie (1895). Voir à ce propos Despland, Jean-Nicolas. « Suggestion, persuasion et transfert à l’aube de la psychanalyse », Psychothérapies, vol. 28, no. 3, 2008, pp. 155-164.
9 J.-M. Charcot, Discours inaugural à la chaire de neurologie, 1882.
10 La forme-gestalt se comprend dans le contexte du DSM comme la détermination de la structure psychique fondamentale et immuable. Elle se distingue de la formation-gestaltung qui rappelle le dynamisme de l’existence psychique et permet de penser des possibles changements ou variations, excluant le définitif de la forme. Voir à ce propos Erwin Straus, Le sens des sens, et Viktor von Weizsäcker, Le cycle de la structure.
11 Leopold Szondi, Diagnostic expérimental des pulsions (trad. R. Béjarano-Pruschy), Paris, PUF, Bibliothèque de psychiatrie, 1952.
12 Rorschach Hermann, Psychodiagnostic : Méthode Et Résultats D’une Expérience Diagnostique De Perception, Interprétation Libre De Formes Fortuites (trad. A. Ombredane, A. Landau et C. Beizmann) 9e édition Paris: PUF, 2000 : « L’expérience consiste à faire interpréter librement des formes fortuites, c’est-à-dire des figures formées d’une manière indéterminée » En effet, le test conçu par Rorschach consiste dans la passation de dix planches, présentant des images réalisées selon le procédé suivant : « quelques grosses taches sont faites sur une feuille de papier. On plie ce papier en deux et la tache se répand entre les feuillets ». Puis Rorschach ajoute quelques détails qui précisent le type de tache recherché : les images obtenues doivent être de forme simple (pour faciliter l’interprétation) ; la répartition de la tache doit apparaître dans un « rythme spatial » permettant d’y voir autre chose qu’une tache d’encre, autrement dit qui supporte l’interprétation. Ce rythme est en partie dû à la symétrie inhérente au procédé.
13 Idem
14 « Suite de la conversation avec Henri Maldiney, Salomon Resnik et Pierre Delion », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 1/2001 n° 36, pp. 47-54
15 Pankow Gisela. L’être-là Du Schizophrène : Contributions à La Méthode De Structuration Dynamique Dans Les Psychoses. Paris : Flammarion, 2006
16 Donald Winnicott, La consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, 1971, p. 67
17 Donald Winnicott, De La Pédiatrie à La Psychanalyse (trad. J Kalmanovitch et H. Sauguet),
Paris : Éditions Payot Et Rivages, 2018.
18 Emmanuel Levinas, La réalité et son ombre, in Les Imprévus de l’Histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994.
19 Emmanuel Levinas, « Une religion d’adulte » in Difficile liberté. Essais sur le judaïsme. 3ème édition revue et corrigée. Paris : Le livre de poche, p. 37.
BIOGRAPHIE DE FLORA BASTIANI
Flora Bastiani est enseignant chercheur à l’université Toulouse 2, co-responsable du Master Ethique du Soin et Recherche. Dernière direction d’ouvrage : Bergson, Jankélévitch, Levinas (Editions Manucius, collection Actualité de Levinas, 2017). Dernière publication : « Comment survivre ? Une approche phénoménologique de la situation de crise à partir d’Henri Maldiney et Gisela Pankow ». (Cliniques méditerranéennes n°96. 2017).