La part esthétique de l’humain

JEAN-MICHEL SALANSKIS

CITER CET ARTICLE

Salanskis, J.-M. (2023). La part esthétique de l’humain. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.


Le but ultime de cette brève réflexion est de montrer que l’art, ou la dimension esthétique, correspondent à un mode fondamental de l’humain tel que nous le comprenons. Une telle thèse peut paraître tout à fait banale, et ne pas faire autre chose que porter à l’explicite une évidence massive de la société contemporaine. Pourtant, si on regarde les manières dont la philosophie, au cours du vingtième et du vingt-et-unième siècle, s’est emparée de la question esthétique et en a traité, les choses sont beaucoup moins claires : comme j’en donnerai une idée plus loin, elle a en général abordé l’art et sa place ou fonction dans notre monde tout à fait autrement.

Pour remplir mon programme, j’ai besoin, précisément pour cette raison, de passer par une série d’étapes.

Les trois sens de l’humain

Mon point de départ consiste dans un effort de clarification de ce que peuvent recouvrir la mention de l’humain ou la référence à l’humain dans un tel contexte. Elles peuvent s’entendre, il me semble, de trois manières.

D’abord le mot désigne une espèce ou en tout cas un domaine de la réalité : il fait signe vers la classe des entités humaines. S’associe à cette entente un ensemble de discussions, que la philosophie embrasse et assume de bon cœur, sur l’“essence de l’humain”. La discussion est d’orientation objective et ontologique. On se demande s’il est possible d’opérer une démarcation conceptuelle de l’espèce humaine, à l’intérieur du genre animal, à l’intérieur du règne vital, ou plus ambitieusement encore à l’intérieur de la nature physique dans son ensemble. Généralement, celles ou ceux qui cherchent à faire valoir une “différence anthropologique” se retrouvent piégés, parce qu’elles/ils se trouvent obligés d’adopter le langage du genre où ils tentent de formuler la différence en question : le langage éthologique de la description des comportements animaux, le langage biologique de la théorie de la vie, le langage physique de la science de la nature.

D’une deuxième façon, humain peut revêtir un sens normatif, en désignant la classe des comportements ou des réalisations se tenant à la hauteur d’une exigence qu’exprimerait, justement, le mot. Ici, ce sur quoi on s’interroge, c’est sur l’idéal ou la règle de l’humain. L’effort pour appréhender une telle matière a été relancé récemment par la pensée lévinassienne.

Mais l’adjectif humain peut encore renvoyer, de façon à la fois intermédiaire et plus fondamentale peut-être, à ce qu’il nous plaît de partager en tant que membres de la classe désignée par le mot en son premier sens. Il peut recouvrir un ensemble de propriétés ou des prestations dont nous ne prétendons pas qu’elles soient caractéristiques, qu’elles permettent de récupérer de manière logique l’extension concernée, mais seulement qu’elles correspondent à ce que nous avons envie de mettre en avant de ce que nous sommes : peut-être, ce que nous avons envie d’explorer, ce que nous voulons protéger et privilégier dans un “être ensemble” qui serait en même temps “être ensemble dans l’humanité”. Bipède sans plume suffit éventuellement à cerner extensionnellement l’humanité, mais ne fait pas partie de ces prédicats ou prestations que nous souhaitions relever, souligner, partager, défendre, promouvoir ensemble.

Langages de notre humanité

L’idée sous-jacente à ce que je suis en train de formuler, en envisageant ce troisième sens du mot humain, est que la catégorie ontologique des humains est comme telle à la charge de celles et ceux qu’elle regroupe. Qu’appartenir à la classe signifie aussitôt se soucier de ce dans quoi elle peut s’exprimer : on ne peut être humaine ou humain sans chercher à signifier, à célébrer son humanité. Il y a un enjeu de partage, de réflexion, de promotion, dont la strate de base est la recherche d’une manière de signifier son humanité. Une manière de formuler cela serait de dire qu’il appartient à notre humanité de chercher – constamment – un ou des langages de cette humanité. L’idée est de nous décrire, de nous cerner, de nous exprimer, de nous vivre comme humains par la grâce de tels langages. Mais cet enjeu n’est pas celui d’être à la hauteur de l’humain, il ne s’agit pas en l’espèce de la signification normative de l’humain. L’enjeu est plutôt, simplement, de trouver une pratique à la faveur de laquelle nous avons l’impression d’être à notre place dans la complexité du monde.

Les exemples de cela qui viennent à l’esprit pour des catégories plus restreintes sont gênants parce qu’on a l’impression de pouvoir les associer à quelque chose comme un chauvinisme : partager une description érotisée et hiérarchisée de certains vins, ou discourir sur les révolutions passées et futures, de tels discours ou comportements seraient pour les Français(e)s une manière de se vivre comme Français(e)s, de s’exprimer et se reconnaître comme tels. Parler le langage ‘jeun’s’ (de manière contemporaine et si j’ai bien écouté, utiliser la locution `au final’ ou l’indéfinissable `genre’) serait une manière de s’inscrire dans la strate de la jeunesse lorsqu’on lui appartient légitimement.

De tels modes d’auto-identification comme ne sont pas du tout à comprendre comme des “conditions nécessaires et suffisantes” (il ne s’agit pas plus, ici, de l’essence humaine que de la norme d’humanité).

Nous ne croisons donc pas le débat qui, inlassablement, oppose les éthologistes ou les spécialistes de sciences cognitives à leurs adversaires spiritualistes toujours coincés dans la défense d’une cause impossible : comment parviendraient-ils à trouver un critère “objectif” assurant la démarcation entre l’ensemble des humains et celui des animaux, ou entre l’ensemble des processus cognitifs humains et l’ensemble des processus physico-biologiques ? La demande même que le critère soit objectif, en général, tue la possibilité de lui satisfaire : ce que nous parvenons à objectiver se situe comme tel dans des champs de variabilité et des domaines d’analyse communs à toutes les espèces animales, plus largement à vrai dire à toutes les choses naturelles.

Projeté sur des coordonnées logiques, le problème semble de savoir si nous pouvons formuler dans le langage naturaliste un prédicat H(x) vrai des entités humaines et des entités humaines seulement, un prédicat qui, de plus, devrait envelopper un “essentiel” mettant suffisamment à part la collection ainsi cernée (plus que de manière extensionnelle, on croit comprendre). Étrange problème, en tout cas, mal à l’aise entre deux registres.

L’affaire de l’auto-identification comme humain depuis l’humanité n’est pas de ce type, parce que rien de ce que nous utilisons dans ces sortes de démarche ne ressemble à une condition nécessaire et suffisante. Si je m’arrête au cas de l’œnophilie pour les Français, nous savons bien que le Français moyen apprécie peu le patrimoine sublime des crus, grands crus et grands crus classés, qu’Arthur Danto en sait plus sur le Gigondas que le sujet ordinaire de l’hexagone, et que dire de Robert Parker ! L’amour du vin, la connaissance du vin, le discours sur les saveurs et les bonheurs du vin fonctionnent plutôt comme un langage disponible afin de se dire et se vivre français. Ce qui n’empêche pas que ce langage soit facultatif à partir de l’appartenance juridique au peuple français, et accessible à des personnes au dehors, qui éventuellement s’en saisissent pour d’autres raisons. Mais il reste que la nationalité fait partie de ce que l’on peut prendre en charge, dont on peut se soucier, que l’on peut désirer rendre actif et vivant dans sa vie, et le “langage” en question est disponible à cet effet.

S’il nous semble la plupart du temps qu’il est facultatif, comme Français, de chercher un langage pour exprimer, manifester et partager le fait d’être Français, il nous est plus difficile de tenir comme également omissible et superflue l’auto-identification comme humain, la prise en charge par nous de notre humanité. Nous avons le sentiment qu’on ne peut pas laisser le prédicat humain s’appliquer à nous de façon extérieurement classificatoire : que nous avons, comme item, à engager quelque chose de nous dans la direction du prédicat en question. Nous cherchons, donc, des langages de notre humanité.

Notre humanité s’éprouve dans l’art

La raison d’être de cette introduction est que l’art apparaît comme un tel langage possible. Voici quelques indices en faveur de cette hypothèse.

Indice 1 : notre rapport aux peintures rupestres de l’humanité paléolithique. Une nostalgie et une émotion s’emparent de nous, qui résulte à vrai dire d’une projection : nous avons l’impression de reconnaître et de percevoir, devant nous, sous nos yeux, l’attitude humaine par excellence, une sorte de méditation gratuite et différée du monde à travers l’exhibition artefactuelle du sensible. L’art ou l’immémorial de l’art, pour le dire simplement.

Ensuite, d’ailleurs, peut venir la question scientifique critique : avons-nous vraiment vu ce qu’il nous a plus de fantasmer ? C’est-à-dire ces peintures relevaient-elles de la motivation que nous leur prêtons depuis notre distance ? C’est ici que commence une discussion et que s’ouvre un dossier, sans qu’une conclusion absolument contraignante puisse être facilement espérée : les éléments dont nous disposons pour juger semblent bien fragiles et lacunaires. Ce qui est clair, c’est que les “artistes” du paléolithique représentaient de manière préférentielle les corps féminins (caricaturés dans leur teneur sexuelle) et les animaux dangereux (pas ceux, que, peut-être, on tuait et mangeait aisément et communément)1.

Notre reconnaissance fantasmatique, vis-à-vis de cet art archaïque, opère deux gestes de pensée vécus comme solidaires : 1) nous reconnaissons derrière les œuvres léguées l’attitude artistique connue de nous aujourd’hui ; 2) nous saisissons en elle une expression forte, typique, émouvante, de l’humanité comme telle. C’est comme si les artistes paléolithiques avaient pensé à nous et souhaité nous faire savoir qu’ils éprouvaient leur humanité dans l’art comme nous.

Indice 2 : dans le film La chatte sur un toit brûlant, il y a une scène où le personnage joué par Edward G. Robinson (Big Daddy) rapporte à son fils joué par Paul Newmann (Brick) les quelques souvenirs qu’il a gardés de son père : un aventurier, sorte de clochard sublime, qui contraste fortement avec le bourgeois raisonnable et autoritaire que Big Daddy est devenu. Big Daddy raconte, en substance, que ce père à certains égards indigne et asocial s’arrêtait avec son enfant sur le bord de la route et jouait pour lui de l’harmonica. Un tel souvenir est resté gravé, et l’ancien enfant rapporte qu’il se sentait heureux, en sécurité, et aimé. Didactique, le film nous explique que l’apparent superflu, en l’espèce, est le véritable nécessaire : ce père atypique aura trouvé le moyen d’enseigner à son enfant l’imprévisibilité, la passagèreté, la fragilité de la vie, en même temps que la possibilité de nous rejoindre les uns les autres dans l’appréhension du beau, et dans l’amour par là même. C’est ce dont Brick a cruellement manqué, en dépit du confort matériel apporté par Big Daddy.

De nouveau, l’esthétique apparaît comme un rituel de l’humanité, comme une célébration de notre émotion dans le partage de la condition humaine, célébration par laquelle passe en même temps l’amour.

Indice 3 : le tourisme. La visitation du monde au-delà des frontières du pays et de la région où l’on vit est devenue une sorte de rituel des vies humaines. Du moins pour celles et ceux qui sont suffisamment sortis de la nécessité et de la précarité, bien sûr. Mais, quoi qu’il en soit de l’insatisfaction qu’il est possible d’éprouver au vu de la quantité résiduelle énorme de personnes demeurant arrimées à un lieu – à la pauvreté en ce lieu peut-être – force est de reconnaître que l’autre partie de l’humanité, celle constituée des travailleurs-consommateurs, a considérablement augmenté au cours des dernières années (qu’on pense, par exemple, à cette fraction substantielle de la population chinoise qui a rejoint récemment les standards internationaux de la classe moyenne et de la classe supérieure). Chaque fois que des “touristes” visitent une ville ou une région où elles/ils n’ont jamais mis les pieds, elles/ils se sentent tenu(e)s de payer un tribut à l’altérité avec laquelle elles/ils ont souhaité en quelque sorte une rencontre.

L’option qui figure au sommet de la pile, à cet égard, est celle de dévisager les beautés du lieu : les beautés architecturales et picturales au premier chef. Il semble donc tacitement admis que prendre connaissance d’une humanité autre consiste à essayer au moins de partager avec elle l’expérience éprouvée et institutionnalisée du beau, en quelque sorte, sur son territoire. Mais l’implicite d’une telle attitude n’est-elle pas que l’expression artistique est par excellence un mode de manifestation, et d’ailleurs déjà d’offrande et de partage, de notre humanité ?

Indice 4 : le jeu sexuel de la parure. On éprouve une certaine gêne à l’évoquer, parce qu’il demeure vrai de manière majoritaire que ce jeu concerne un sexe ou un genre beaucoup plus que l’autre. Quoi qu’il en soit, il est devenu clair, je crois, que la recherche du lien sexuel constitue une part centrale de la vie humaine : la description « elle/il ne pense qu’à cela », je crois qu’on le sait désormais, ne stigmatise pas une petite classe d’obsédé(e)s, mais désigne honnêtement de manière vérace presque tout le monde. Il existe alors une ritualisation de cette importance, de cette prépondérance à beaucoup d’égards du sexuel : elle consiste dans l’affichage d’une parure envoyant le signal de l’intérêt pour le lien sexuel. Ou bien, peut-être, arborer une telle parure vaut-il comme amorce du lien sexuel, s’il est vrai qu’en offrant l’arrangement de soi aux yeux des partenaires putatif(ve)s, ou bien en le dégustant dans la position du récipiendaire, on se trouve déjà dans une relation sexuelle.

En tout état de cause, le point important est que ce qui est affiché en l’espèce relève de la composition esthétique. Le raffinement et la réussite des “tenues” que l’on peut revêtir et montrer sur la place publique est extrême, à tel point que les réalisations de certain(e)s en l’espèce sont spontanément comptées comme œuvres d’art. Ce qui est alors spectaculaire est que même le désir “vulgaire” – typiquement le désir épais, égoïste et fonctionnel qu’on prête aux mâles – accepte très régulièrement et très généralement de se laisser guider et inspirer par les formes esthétiques de la parure. Un beau visage, souligné par un maquillage habile, est par exemple un déclencheur plausible et récurrent de l’intérêt sexuel, alors même que les personnes se trouvant de la sorte éveillées n’accordent guère d’importance au beau dans l’économie de leur vie.

De tels indices – sans valoir comme des preuves – suggèrent au moins que l’esthétique peut exprimer la “valeur” typiquement humaine partagée dans l’humanité, semble endosser parfois un tel rôle. Ce qui semble conférer à l’esthétique une mission allant au-delà de l’esthétique.

On peut se demander néanmoins si la philosophie de l’art a, jusqu’ici, regardé l’esthétique sous un tel angle. Ma réponse à cette question est qu’une certaine lecture philosophique de l’art, dont je dirais qu’elle est jusqu’à nouvel ordre prévalente, empêche plutôt une telle approche (tout en servant volontiers à une célébration prononcée de l’art).

La lecture “ontologique” de l’art

Cette lecture regarde l’art soit à l’aune de sa manière de refléter, représenter ou exprimer l’être, soit à l’aune de la transformation du monde et/ou de la subjectivité qu’il est en mesure d’apporter. Je la nomme pour l’une ou l’autre de ces raisons lecture ontologique de l’art. Voici quelques indications rapides sur cette tradition (intérieurement composite) de l’interprétation de l’art.

Une première manière de donner à l’art des coordonnées principalement ontologiques consiste à centrer la réflexion sur l’œuvre d’art. Cette dernière est en somme le tangible et l’empirique de l’art. Le problème de l’esthétique se résume alors peut-être à celui de la caractérisation d’une classe d’étants, celle des œuvres. La difficulté, que la philosophie analytique a fortement rencontrée, est qu’il est très difficile de décrire les œuvres d’art de manière purement objective (pour commencer, de manière empirique, pour les œuvres visuelles, dans les termes de formes et de couleurs) : l’œuvre d’art semble valoir comme telle à partir d’éléments subjectifs, sociaux, historiques. Faut-il alors intégrer à notre ontologie ces dimensions ? L’identification de l’œuvre d’art risque de devenir confuse.

Une seconde manière consiste à donner à l’art comme but de représenter le réel, en découvrant de lui des propriétés et des structures habituellement manquées. La compréhension de l’art est alors ontologique dans la mesure où l’art a comme fonction de révéler l’être : il est supposé apporter à la connaissance, plus évidemment vouée à une telle tâche, un complément qui lui échappe ordinairement. Dans la formulation de Goodman, nous catégorisons les œuvres d’art au moyen de nos émotions, et ces catégorisations sont ensuite disponibles pour appréhender toute espèce de réel2.

Une troisième manière insiste sur le sens étymologique de art, synonyme latin de technè à peu de choses près : il semble que nous ayons affaire à une modalité de la pratique, à un type d’action. Dans cette orientation, on en vient à privilégier le type de “devenir” dont la création esthétique fixe le patron. Il s’agirait d’un type de devenir exemplaire, dessinant pour l’humanité un futur révolutionnaire. Compris comme faire éminemment négatif ou “dépassant”, l’art est lu dans les termes d’une ontologie du devenir.

La quatrième manière est celle à laquelle nous conduisait, de manière aporétique, la première : elle consiste à tenter de caractériser l’art par un mode subjectif. La grande affaire de l’art serait de nous emmener dans des expériences esthétiques. Mais, pour plaider cela de façon intéressante, il faut proposer une conception non triviale de l’expérience esthétique : dire qu’elle consiste dans une sorte de transe qu’aucun discours ne saurait faire comprendre et restituer, ce que font certain, n’est pas satisfaisant. Il se trouve que les réponses les plus substantielles à cette question sont celles venant de la phénoménologie. Il est fréquent, presque habituel, que les phénoménologues soutiennent que l’art consiste à exhiber dans des œuvres la phénoménalité elle-même, c’est-à-dire encore, selon la majorité des phénoménologues depuis Heidegger, l’être-au-monde. L’art monterait donc cette “genèse du sensible auprès de nous et pour nous”, qui coïncide avec le mouvement de notre être-au-monde, lequel lui-même n’est rien d’autre que notre nouage à l’être. Finalement, cette doctrine esthétique soutient donc que l’art révèle non pas l’être, mais la révélation de l’être.

Il hérite ainsi néanmoins d’une mission ontologique de nouveau : c’est dans et par l’art que s’accomplirait de la manière la plus mystérieuse et la plus authentique à la fois notre accordage fondamental à l’être, notre appartenance et notre lien à lui. On est parti de la subjectivité, et de l’expérience esthétique, mais ce à quoi l’on arrive est, de nouveau, l’ontologie. On peut se demander d’ailleurs si cette doctrine est réellement différente de celle de Goodman : montrer la révélation de l’être et explorer-proposer des catégories inédites afin de percevoir et appréhender les choses, est-ce que cela ne pourrait pas être la même chose ? Il suffit de décider que la révélation de l’être et sa catégorisation coïncident toujours, l’“en excès” de l’être requérant la révision indéfinie de l’appareil catégoriel corrélatif.

D’ailleurs cette quatrième manière rejoint aussi, bien souvent, la seconde. On estime en effet que la révélation de l’être dans l’être-au-monde est toujours dynamique. L’être-au-monde est toujours plus ou moins un faire, voire une invention : je m’inscris originairement dans l’être en l’inventant, en quelque sorte. Mais alors, la grande affaire de l’art devient la manière dont elle effectue – et met en scène, tout à la fois – le devenir qui est pris comme notre essence. On peut même aller jusqu’à dire que l’art travaille à dégager, dans les fonctions dynamiques archi-révélantes de l’être-au-monde, ce qui contribue potentiellement à un renouvellement radical du monde partagé (une révolution).

Je l’ai annoncé, il me semble que cette compréhension ontologique de l’art ne nous permet pas de comprendre en quoi il serait un langage par excellence au moyen duquel nous nous approprions et cultivons notre humanité. J’explique donc maintenant un peu plus pourquoi j’en juge ainsi.

Lorsque j’envisage l’art en fonction de l’œuvre d’art, pour commencer, je mets la focale sur les artefacts que sont les œuvres. La référence à l’humanité incluse dans les œuvres paraît alors être simplement la référence à l’homo faber : on souligne, à l’occasion de l’art, le fait que les humains se constituent un monde propre, peuplé d’objets par eux fabriqués. La fonction de fabrication poiétique peut être en l’espèce prise comme fonction caractéristique de l’humain (en sautant par dessus le débat que les éthologues pourraient susciter ici). Mais les objets que nous produisons expriment-ils pour nous en tant que tels notre humanité ? Sont-ils une façon de la dire et la partager ? On peut le soutenir, mais il faut alors détailler les modalités de cette expression et ce partage. On pourrait faire état, par exemple, de l’affichage identitaire des objets de consommation, de la rolex aux nikes, et du partage du discours comparatiste et hiérarchiquement célébrant des divers objets : il y a toute une culture de l’objet possédé ou possédable qui nous fait le prendre essentiellement comme moyen d’individuation dans la co-humanité, d’individuation typiquement humaine.

Cela dit, avec ce qui précède, nous n’avons pas spécifiquement invoqué l’art ou la fonction esthétique. L’entrée par l’œuvre d’art a eu pour effet de nous adresser à vrai dire à l’artefact en général. On sait que Arendt présente l’œuvre d’art comme le comble de l’objet fabriqué : les œuvres d’art sont pour elle les artefacts exemplaires et illustres capables de demeurer dans le “monde commun” humanisant sans limite de temps. On peut essayer de décrire leur fonction quant à l’expression et au partage de l’humanité dans la ligne de ce privilège. Si, pour une part, le partage des œuvres entre les humains et leur “appropriation” individuelle ressemble à ceux des artefacts de la consommation (être dans le camp des baudelairiens contre le camp des verlainiens étant comparable à opter pour Samsung plutôt que pour iPhone), il est indéniable qu’il y a des modes spécifiques de la relation aux œuvres : on partage leur appréciation esthétique, on les choisit comme expression d’un rapport à l’existence humaine en fonction d’une telle appréciation esthétique. Mais on voit que ce qui vient d’être dit suppose que l’élément esthétique ait été introduit et définit indépendamment de la qualité artefactuelle de l’œuvre d’art. En bilan, il semble que l’approche qui privilégie l’œuvre d’art dans l’art ne nous aide guère à comprendre à partir de l’art notre partage de l’humanité.

La seconde conception de l’art envisagée à l’instant était celle qui le regarde comme art représentatif. S’attache-t-il à elle une compréhension de l’art comme “expression ou langage de notre humanité” ? On peut soutenir, dans la perspective de Goodman, que l’art travaille par sa fonction représentative à notre compréhension du monde : il la raffine en inventant des modes de perception/description du réel qui deviennent immédiatement disponibles pour nos existences (et pour nos intentions de connaître, d’ailleurs). Les œuvres représentatives nous permettent de re-catégoriser indéfiniment les œuvres, les nouvelles œuvres et le monde, par le jeu de l’exemplification et de la métaphore.

Du coup, l’art est une des dimensions ou pratiques nous permettant de partager l’attitude épistémique, de vivre la connaissance. Qui elle-même serait le visage fondamental de l’humanité. De telles perspectives, qui se dessinent à la fin de l’ouvrage classique de Goodman, rejoignent à la limite l’idée du “se tenir dans la vérité” comme attitude fondamentale de l’humanité (idée qui résonne dans la désignation de l’homme comme “berger de l’être”). Mais on observera qu’en fin de compte, l’art n’est pas comme tel, dans l’optique considérée, “langage de notre humanité” : c’est plutôt la science qui est implicitement désignée comme un tel langage.

Prenons en compte, maintenant, l’entrée privilégiant en l’art une modalité du faire, la troisième de celles proposées un peu plus haut. On regarde en fait, nous l’avions dit, l’art comme un cas exemplaire du faire : cas où celui-ci n’est contraint par aucun modèle et aucune exigence a priori, et peut donc se manifester comme faire purement imaginatif ou dépassant. Dans cette optique, l’art devient éventuellement la modalité par excellence de la vie humaine : vivre comme un être humain authentique et plein, c’est se comporter en toutes choses et en toutes dimensions de manière artiste. Le travail, le politique, les relations humaines, ne sont qu’occasions variées pour que la puissance de proposition artiste se donne libre cours. L’art n’est pas tellement un langage typique au moyen duquel décrire et partager notre condition, il est la modalité de son accomplissement. Mais ce qui est célébré n’est-il pas la négativité, le changement, le devenir plutôt que l’humanité ? Sans parler du fait qu’une telle essentialisation de l’art s’opère uniquement du côté de l’artiste, mettant de côté la position du récipiendaire des œuvres.

De facto, des philosophies regardant l’art de cette manière ont pu célébrer le “comble du devenir” associé à l’esthétique en le comprenant à la fois comme échappée par rapport au plan proprement humain, accès à un plan cosmique ou un niveau intime de l’inhumain. Pas du tout comme langage de l’humanité, donc.

Il est plus prometteur, a priori, d’envisager l’art au niveau de l’expérience esthétique à laquelle il donne lieu. Il semble raisonnable, simplement, de considérer que l’art est par excellence le mode d’expression et de partage de la dimension du personnel. Ce que je ressens par rapport à ce que je vis, je trouverais les moyens de le mettre dans une présentation esthétique, dans laquelle d’autres pourraient alors le lire, et d’une certaine façon trouver l’occasion de le ré-éprouver. Ce modèle, pourtant, appartient seulement au sens commun. Il est d’ailleurs vrai qu’il paraît réduire l’art à une sorte de fonction quasi-thérapeutique.

Comme je le disais plus haut, ceux qui s’intéressent à l’art sur le mode subjectif préfèrent voir l’art comme la présentation du principe de toute présentation, c’est-à-dire de l’ouverture de l’être-au-monde comme tel : les œuvres nous montrent qu’il y a de la donation, du “qui vient en présence”, et une existence devant qui cela vient en présence.

Elles seraient par suite toutes la méditation et la métaphorisation de l’archi-événement unique de l’ouverture de la chair sur un monde. Comme telles les œuvres sont le partage humain, si du moins l’on a décidé de voir la condition humaine sous l’unique prisme de l’être-au-monde. Si l’on pense l’humain comme celui qui se tient dans la compréhension, c’est-à-dire dans la révélation. Une telle conception, d’obédience et de provenance heideggérienne en fin de compte, est largement répandue dans la communauté intellectuelle française. Elle est peu satisfaisante pour ceux qui trouvent une telle identification fondamentale du fait humain abstraite et abstraitement tragique : où sont, dans une telle fresque, autrui, le langage, les artefacts, la science, etc. ?  Au mieux cette conception du partage esthétique de l’humanité devrait se reconnaître un éclairage partiel.

On voit également que, par une sorte de détour qui résulte de la prise au sérieux supérieure de la fonction de la présentation, ces auteurs aboutissent à une vision de l’art qui n’est pas totalement étrangère à celles que nous venons d’évoquer, privilégiant le faire. Finalement, l’enjeu est un “faire le monde” que l’on veut concevoir comme perpétuellement ouvert, comme constamment un “re-faire”. Se tenir dans la compréhension, cela voudrait dire aussi constamment re-configurer, la révélation dépendant à chaque fois d’une nouvelle disposition.

Mon objection à l’ensemble de ces approches que je vois comme “ontologisantes”, ou plutôt mon insatisfaction à leur endroit, est que ce qui est mis en avant – malgré les quelques concessions formulées ci-dessus – entre peu en résonance avec l’idée en partie mystérieuse d’un art proche du secret de notre humanité, de son expression, de son partage. L’art est plutôt compris comme un accomplissement (éventuellement, de l’humain comme tel), que comme le mode d’expression d’une co-humanité qui ne serait pas d’emblée regardée comme une performance.

Je voudrais maintenant aller chercher d’autres réponses à ma question auprès d’une nouvelle approche de l’art. Cette dernière résulte de l’application à l’art du type d’enquête philosophique dont je me suis fais le propagandiste : l’ethanalyse, dont j’ai exposé les principes, en commençant de les mettre en œuvre, dans mes ouvrages Territoires du sens (Vrin, 2007) et Partages du sens (PUPN, 2014).

 

L’ethanalyse

L’ethanalyse décrit les partages du sens qui sont les nôtres. Pour elle, le sens n’est pas, comme chez Husserl et Frege, sens d’un objet en tant que mode de présentation de cet objet, mais il est sens qui s’agit ou se joue dans l’intervalle entre un message et moi : le message s’adresse à moi, m’atteint, pèse sur moi comme la demande que je le relance dans une compréhension portant témoignage de ce qu’il demande. Partager un sens lorsque le sens est conçu ainsi, cela revient à être co-requis par un appel : le partage consiste dans cette co-réquisition.

L’ethanalyse décrit, dans la culture humaine, plusieurs de ces grands partages, plusieurs traditions contingentes de la co-réquisition.

Chacune est repérée par un mot exceptionnel, ne fonctionnant pas dans le langage partagé, ou pas principalement ou pas uniquement, comme mot extensionnel : comme terme conceptuel opérant la recollection d’items de la réalité valant comme des instances du concept en cause. De tels mots prennent entre nous une autre valeur : celle de mots d’idéalité faisant résonner un appel, disant un enjeu. Je les appelle des sollicitants. Pour autant que nous entendons l’appel contenu dans le sollicitant et nous vivons comme recrutés par lui, nous partageons un sens. Notre collectivité qui n’en est pas une (qui n’a pas de communauté effective du moins a priori) s’appelle un ethos. L’ethos associé au sollicitant est donc l’espace comportemental acceptant la confrontation avec l’appel ou l’enjeu du sollicitant. L’ethos est “hanté” par l’appel, il fédère sans structuration celles et ceux qui sont ainsi co-appelés, co-hantés.

L’ethos possède aussi, au-delà de cette définition en quelque sorte géographique, une consistance historique : les adeptes de l’ethos ont tendance à transmettre vers les générations ultérieures l’exigence, l’appel, l’enjeu. Nous comprenons mieux qu’un ethos – un partage du sens – soit toujours une tradition contingente : la transmission peut réussir et prolonger l’ethos (l’entente de l’appel du sollicitant) le long des siècles, mais l’appel peut aussi être oublié et l’ethos mourir. Cela se produit non pas lorsque l’on cesse d’avoir les comportements satisfaisant à l’appel, mais lorsque l’on perd la mémoire de l’enjeu d’une telle satisfaction.

L’ethanalyse explicite, dans chaque cas – pour chaque ethos c’est-à-dire chaque sollicitant – la liste des prescriptions qui sont implicites dans l’appel : dont chaque adepte de l’ethos pourrait convenir qu’elles sont incluses dans l’appel, qu’en déviant d’elle on entre dans l’oubli. Cette liste s’appelle la sémance de l’ethos ou du sollicitant.

J’ai conduit ainsi l’ethanalyse de plusieurs ethos, liés à des sollicitants que j’avais le sentiment de repérer dans le langage. L’exemple supposé le plus populaire est celui du mot amour, qui n’a guère pour fonction de rassembler et recouvrir les objets ou les épisodes amoureux, mais qui évoque plutôt l’enjeu de l’amour, l’exigence de faire advenir dans le monde une relation amoureuse, comme dans l’expression “il y a de l’amour dans l’air”. J’ai proposé dans mon ouvrage de 2007 Territoires du sens une sémance de l’amour composée de sept prescriptions3. Dans mes deux ouvrages (Territoires du sens et Partages du sens), j’ai formulé l’ethanalyse du politique, du sujet, de l’amour, de la vérité et du dialogue, du corps et de la mort, et de la philosophie.

L’art est-il un ethos ?

Peut-il, doit-il y avoir une ethanalyse de l’art ? La réponse est positive si et seulement si nous pouvons entendre, dans le mot art, un sollicitant. Si et seulement si nous pouvons comprendre ce qui serait la “tradition contingente de l’art” comme l’effort d’un collectif humain (l’ethos de l’art) pour se tenir à la hauteur des exigences implicites dans l’appel que ferait résonner le mot art.

Pour justifier cette nouvelle approche, nous devons donc aborder l’art plutôt comme “fait normatif”, comme enjeu donné de façon perdurante dans notre culture, que comme “facteur” du drame ontologique. Nous devons l’envisager de manière déontologique plutôt qu’ontologique, en quelque sorte. Un tel projet m’a longtemps paru insensé, tellement j’étais impressionné par les approches ontologiques dont je viens de parcourir les grands types : l’art me semblait leur appartenir, toute une tradition (du commentaire et de la philosophie) le montrait. Néanmoins, récemment, il m’est apparu que je pouvais leur opposer au moins quatre observations, nous mettant sur le chemin d’un autre regard.

1) D’abord, on peut évoquer la formule “L’art est mort”. Les situationnistes l’employaient, dans une expansion ironique : “L’art est mort, depuis quelque temps déjà”. Leur but était de rappeler à des groupes cousins que le rêve d’une avant-garde révolutionnaire “esthétique” avait passé son heure. Je pense que leur “depuis quelque temps déjà” faisait une référence implicite à l’économie d’ensemble de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : l’art y est une des “figures de la fin”, dans une proximité affichée avec celle de la religion. On est “tout près” du savoir absolu, mais, tout de même, la venue au jour selon le procès dialectique de ce dernier requiert le dépassement de ces figures, c’est-à-dire en un sens, en effet, leur mort. En même temps, pour un adepte de la pensée situationniste, la perspective est celle de la société sans classes plutôt que celle du savoir absolu. De ce point de vue, et c’est d’ailleurs quelque chose que ne manquaient pas de pointer les situationnistes, comme d’autres engagés dans la critique marxiste du monde à l’époque, le “défaut” essentiel de l’art est de concerner une couche sociale dédiée. De correspondre par conséquent à une “pratique sociale séparée”, faisant obstacle comme telle à la polymorphie radicale de tout agir de tout sujet qui paraissait à la fois une promesse et une condition de la société sans classe.

De l’un ou l’autre de ces deux points de vue, dans le cadre d’une téléologie faisant du dépassement de l’art un moment, l’art est regardé comme une formation susceptible de disparaître, au moins dans la figure que nous lui connaissons. Autant dire que la formule “l’art est mort”, même si son intention est clairement ailleurs, envisage l’art comme une tradition contingente (contingente au sens d’insuffisante, à dépasser).

Je prends cet élément comme un indice de ce que nous ressentons effectivement l’art comme une donnée collective et historique fragile, dont les conditions pourraient être remises en cause, ou dont nous serions capables de nous détourner pour des raisons plus hautes. De là à dire que l’art ne “tient”, ne perdure que pour autant que nous répondons à une exigence implicite de son maintien, entendue par nous, il n’y a qu’un pas : si on le franchit, on reconnaît à l’art quelque chose comme une “assise normative”.

2) Autre élément intéressant de mon point de vue : le débat que suscite la catégorisation comme œuvres d’art des œuvres médiocres (celles des dramaturges mineurs du XVIIe siècle en France, celles des peintres mineurs, celles des peintres amateurs, à la limite les fresques bariolées des enfants, etc.). Certains philosophes analytiques de l’art estiment que, pour arriver à des critères justes de l’œuvre d’art, il faut commencer par oublier le modèle obsédant du chef d’œuvre, de l’art réussi, de l’art excellent. Nous n’avons de chances de fixer critériellement la catégorie, soutiennent-ils, que si nous l’envisageons dans son ampleur, et pas uniquement sous l’éclairage de ses parangons. On comprend à certains égards leur requête, et il est vrai que nous ne sommes pas à l’aise avec la décision de rejeter “hors l’art” les peintres mineurs et les peintres amateurs. Nous continuons à classer comme cas du concept d’œuvre d’art tout ce qui nous semble “dans la continuité” avec les chefs d’œuvre : une formulation qui risque de ne pas vouloir dire grand chose.

Sauf si on écoute ce qu’elle tend à dire : la “continuité” dont nous parlons ici ne nomme-t-elle pas simplement le partage d’un enjeu ? Ce que nous classons comme œuvre d’art n’est-il pas tout ce qui a été produit en vue d’être une œuvre d’art, c’est-à-dire en relation avec le modèle des œuvres avérées, exemplaires ? Tout ce qui se rattache à l’enjeu de l’art, dont il nous semble immédiat qu’il se maintient tant que des “grandes” œuvres sont produites et proposées ?

Le caractère inextricable du débat sur la catégorie et son ampleur correspondrait dans cette hypothèse au fait que la catégorie des œuvres d’art n’est pas une catégorie classique (à laquelle est associée une condition nécessaire et suffisante), et pas non plus une catégorie radiale (caractérisée par ses parangons comme une boule dans un espace métrique), mais plutôt une “catégorie normative”, dont on compte comme élément tout ce qui se réfère (ou que l’on réfère) à la norme sous-jacente. Que celle-ci elle-même ne se laisse guère expliciter entraîne il est vrai que le jugement s’appuie sur les cas reconnus : mais ceux-ci ne se substituent pas à l’enjeu ou la norme en tant que points de repère d’une ressemblance, ainsi qu’il en irait si nous avions une catégorie radiale. Une nouvelle œuvre éprouvée comme satisfaisant à l’enjeu, à la norme, déplace la géographie globale de la catégorie, comme on l’a souvent observé à l’époque contemporaine. Le point important pour moi est que ces considérations révèlent un caractère normatif de la notion d’œuvre d’art, et ainsi, indirectement, de l’art lui-même et de son authenticité. Pour que l’art vive, il faut que nous ayons toujours de nouvelles œuvres légitimes.

3) Un troisième indice est le simple fait que les vies d’artistes, nous le savons, sont des vies de recherche. Les artistes ont le souci de leur œuvre sur le long terme, ils éprouvent, par exemple, qu’une période donnée de leur travail (manière de parler qui est la leur) est arrivée à son terme, et qu’il importe pour elles ou eux de trouver une nouvelle formule ouvrant une nouvelle série, une nouvelle exploration dans un cadre autre. Ce genre de vie apparaît ainsi comme une vie sous la gouverne du surmoi, ou d’un surmoi faut-il peut-être dire : elle exprime le fait que l’artiste se vit comme tenu par quelque chose – qui est son œuvre elle-même – comme par un enjeu, c’est-à-dire toujours déjà une injonction (injonction à demeurer à la hauteur de ou dans le fil de ce qui a été engagé). Les vies d’artiste semblent, donc, des vies de personnes investies dans un ethos.

4) Le quatrième indice, enfin, est ceci que, comme destinataires des œuvres d’art, lorsque nous les rencontrons, lorsqu’elles se trouvent sur notre chemin, nous éprouvons que quelque chose leur est dû : nous devons leur consacrer un certain temps pour leur donner leur chance (leur chance de compter pour œuvre auprès de nous, semble-t-il). Il y a donc une normativité de l’œuvre pour la ou le récipiendaire : y être sensible équivaut à “reconnaître” – en un sens encore très vague et très lâche – une sorte de normativité de l’art s’adressant à nous, c’est-à-dire à se classer soi-même comme adepte de l’ethos de l’art, fût-ce à un niveau très rudimentaire.

Au nom de tous ces indices, il devient légitime d’envisager l’art comme un ethos, c’est-à-dire, selon les principes et le langage de l’ethanalyse, d’entendre le mot art comme un sollicitant. Au mot art s’associerait donc un enjeu, le mot art résonnerait comme le rappel de cet enjeu, enjoignant de lui satisfaire, de faire ce qu’il faut pour que des vies vectorisées par l’art demeurent, pour qu’il continue d’y en avoir. Ou du moins pour que l’on persiste à se relier à de telles exigences : se référer aux exigences lisibles ou audibles “dans” le sollicitant est proprement ce que l’ethanalyse comprend comme le partage du sens de l’art.

La tâche de l’ethanalyse consiste alors à énumérer les prescriptions qui “déplient” l’appel de l’art : leur liste est ce que l’ethanalyse appelle la sémance de l’art, elle correspond à peu près à une “table de la loi” de l’art. Etant entendu que le partage du sens de l’art ne consiste pas dans l’observance effective de tels commandements, mais dans l’assomption de leur caractère exécutoire : dans le fait de reconnaître, si on nous accule à penser dans ces termes, qu’il faudrait les observer “au nom de l’art” [comme quand, dans la chanson, on dit « Stop ! In the name of love», ce qui revient à en appeler à la sémance de l’amour].

Voici donc, pour finir, la sémance que je propose.

Ethanalyse de l’art

Elle se compose de quatre prescriptions.

1) Cherche le nouveau sensible !

Ce commandement fixe à l’artiste comme tâche de découvrir ou d’inventer quelque chose de plus à éprouver et sentir. Dans le contexte théorique, le sensible fonctionne comme donné, il est la base reçue à partir de laquelle élaborer des objets et des vérités sur ces objets (on obtient les objets par synthèse chez Kant et Husserl, par analyse chez Quine). Dans le contexte pratique chez Kant, le sensible est ce dont viennent des tendances ou comportements, des orientations pratiques “pathologiques” tournées vers la satisfaction ou la récurrence de la satisfaction. Tout principe pratique pur surgit “contre” de tels penchants sensibles, et s’assure la gloire de prévaloir sur eux. Le sensible est donc une fois de plus pris comme donné.

L’art en revanche nous engage (en tant qu’artistes) à considérer que le sensible n’est pas déjà donné : il y a du nouveau sensible ou du sensible inédit à débusquer. Le cinéaste est à l’affut d’images à montrer auxquelles on n’aurait pas encore pensé (une nouvelle manière de montrer les gestes de l’amour par exemple). Le peintre cherche à faire surgir un jeu de couleurs ou de formes constituant l’individualité d’un sensible, et qui mobilise un réglage perceptif nouveau, suscitant un épisode inouï du sentir. Par exemple le peintre Michel Danton nous fait voir dans ses toiles l’espace intersticiel entre les lignes d’écriture, comme un espace où se sont déjà logées des formes, ordinairement non perçues en raison de la prévalence des formes littérales justement (cf. figure 1).

Figure 1 Investissement de l’interstice par Michel Danton

Une écrivaine ou un écrivain sont susceptibles de travailler à dire un vécu qui lui-même exhibe un sentiment méritant d’être porté à l’empathie de tous. Ainsi les variantes de la jalousie, de la nostalgie de l’amour ou du sentiment d’être rejeté parce que l’on espère l’autre un peu trop, décrits par Proust dans La recherche. Le sensible à la poursuite duquel se dispose l’auteur littéraire semble un sensible de sentiment. Même lorsqu’elle ou il met le doigt sur un sensible externe-naturel, un sensible de sensation, il semble qu’elle/il le rehausse ou retourne en sentiment (comme Proust avec les aubépines ou les eaux de la Vivonne, de nouveau).

2) Prends le sensible comme maître d’étude !

Le sensible sur lequel l’artiste a jeté son dévolu, qu’il a déniché, ne doit pas être pris comme allant de soi, comme suffisant. Le sensible est recherché (première injonction), mais il est recherché comme épais d’un mystère, comme en attente d’une élaboration et d’une mise en perspective. Cet ajustement présentatif, cela dit, est supposé prescrit par le sensible en cause, enseigné par lui à l’artiste. La faculté qu’a l’artiste de le faire voir comme il convient résulte de l’écoute par lui de ce sensible, qui aura dicté la manière de le montrer, de dévoiler son surcroît de richesse.

D’un tel rapport au sensible, les versions successives, toujours reprises, de la Montagne Sainte-Victoire par Cézanne témoignent à l’évidence, bien que le peintre en l’espèce étale sur plusieurs œuvres la recherche et l’effort de capture de la leçon du sensible. Et d’ailleurs, apercevant la montagne par la fenêtre du TGV, aujourd’hui, nous avons l’impression qu’une telle recherche est depuis toujours l’affaire de chacun. Mais justement, c’est en la prenant comme maître d’étude que Cézanne “trouve” la montagne comme nouveau sensible, et nous la lègue telle. Nos deux premières injonctions donnent lieu à une observance solidaire dans cet exemple.

Ce second commandement va en fait de soi, elle correspond à la distance intuitivement évidente entre percevoir et présenter sur le mode esthétique. Il met en lumière, si l’on veut, le lien entre les deux volontiers souligné par la tradition phénoménologique, en commandant la présentation dans la foulée de la trouvaille perceptive. Seulement, plutôt que de dire que l’artiste présente l’être-au-monde derrière ou sous le perçu – distribuant la perception comme objective et la présentation comme an-objective au sein d’un nouage qui les articule dans la “naturalité” de l’être-au-monde – nous proposons de comprendre qu’il travaille à élaborer comme il le demande la présentation d’un sensible déniché par elle ou lui, le prenant comme maître d’étude en somme. Notre approche, en l’espèce, préserve l’artificialité de l’art, et met l’accent sur le jeu de recherche qu’il est.

3) Transmets le mystère du sensible en composant un objet qui force l’émotion !

Avec cette injonction, le destinataire de l’art est remis en jeu. La recherche de l’artiste, à l’instant décrite, est supposée être – en fin de compte – le contenu d’un don. Mais elle l’est sous la forme ou sous les espèces de l’émotion. L’idée est que l’autorité du sensible, ayant dicté sa présentation dans l’œuvre, se reverse ou se reconvertit dans l’induction de l’émotion éprouvée par le destinataire : émotion qui est le sentiment même d’un sensible qui se délivre, qui s’ouvre, qui se fait valoir anormalement, par-delà la platitude de la perception.

Le jeu et l’enjeu de l’art résident dans le “schème” de cette conversion (de l’élaboration dévoilante vers l’émotion). L’émotion éprouvée est éprouvée comme imposée par l’objet qu’est l’œuvre d’art, comme l’élaboration du sensible est dictée par lui : la conversion ou traduction consiste notamment en la conversion ou traduction de cette qualité de l’imposition ou la dictée.

4) Devant l’œuvre d’art, recherche l’émotion enjointe !

Cette quatrième injonction s’adresse spécifiquement au destinataire de l’art. Comme nous l’avons déjà dit, pour un adepte de l’ethos de l’art, il n’est pas permis de passer son chemin devant l’œuvre, il faut lui laisser sa chance de valoir comme œuvre pour nous. On peut préciser en quoi consiste ce “laisser sa chance” : il s’agit d’accueillir l’émotion enjointe (dont il est fait état dans l’injonction 3).

Pour une part, cela ne se peut que par le biais d’une mise à disposition de soi et d’une attente, indéterminées dans leur mode ou leur durée. Néanmoins, il me semble qu’il est plus ou moins universellement convenu, dans et selon la tradition de l’art et de l’amour de l’art, que le “gain” par un sujet de l’émotion enjointe devrait au bout de compte se signaler par une mise en mot, ou une faculté de mise en mot. Comme si l’émotion n’était arrivée à bon port que sous la condition que nous sachions en témoigner, pas seulement la ressentir.

Ainsi, devant certaines natures mortes de Chardin, il semble que décrire les objets ordinaires montrés par la toile (comme un verre d’eau ou une corbeille de fruits) en les disant “tremblants” soit une manière de témoigner de l’émotion acquise (qui elle-même répercute le mystère de ce sensible, élaboré par la toile).

Figure 2 Nature morte de Chardin

Nous voyons bien que la procédure de réception esthétique pourra être le plus souvent silencieuse et intime. Mais il me semble que le “succès” qu’on y recherche est de l’ordre d’un accès au témoignage que seul des mots pourraient contresigner. Ce qui revient à admettre une fonction fondamentale du langage auprès de l’art : une fonction souvent déniée, mais que mille symptômes trahissent, des catalogues des expositions aux discours pédagogiques d’un individu A vers un individu B pour le faire “entrer” dans l’œuvre.

Lien avec notre humanité

Reste à évaluer et commenter cette description de l’ethos de l’art par rapport à l’enjeu privilégié dans la présente étude : la fonction de l’art comme expression typique de notre humanité.

On peut, sans doute, commencer par remarquer qu’envisager un ethos de l’art revient à adopter, vis-à-vis de la question de la valeur de l’art, une position intermédiaire entre le discours absolu le plus souvent tenu dans la philosophie française contemporaine, et le discours radicalement relativisant de Levinas dans « La réalité et son ombre ».

Ce que j’appelle le discours absolu, c’est celui qui, interprétant l’enjeu essentiel de la vie humaine comme celui du devenir ou de la transformation – ce qui soi-même peut se dire et se plaider de beaucoup de façons, en référence au désir ou à la praxis, par exemple – regarde l’art comme le mode le plus pur d’une telle mutation ou mutabilité bienheureuse, et fait donc de l’art l’accomplissement de l’humain, à la fois au plan individuel et au plan collectif. Un accomplissement de l’humain qui est tel en tant qu’accomplissement de la négativité proprement humaine.

L’art devient donc la “valeur” la plus haute. Mais cette “valeur”, qui fonctionne en tant que telle dans les préférences, les exhortations, qui donne même lieu à un sentiment d’obligation avoué ou non avoué (chacun aurait à entretenir un rapport artiste avec sa vie/le réel), ne s’assume pas dans ces philosophies comme valeur. L’art est prépondérant ou l’art nous accomplit en raison de la modalité qui est la sienne au sein du processus ontologique : en raison d’une structure sienne qui lui confère, au sein de la transformation infinie de l’être, le mode le plus authentique. L’art est dépeint, plutôt que comme une valeur, comme une région exceptionnellement intense au sein de laquelle et grâce à laquelle notre vie se superpose avec l’ouverture de l’être.

En dépit de cette réticence et de cette pudeur, on observe dans l’espace de la culture que la précédente description équivaut à une valorisation accordant à l’art le premier rang. Et l’on n’a pas de peine à observer que, dans la tradition culturelle française récente, l’art occupe volontiers cette place. N’est-ce pas, après tout, la doxa professée au sein du salon Verdurin ?

Levinas, percevant le privilège “civilisationnel” de l’art dans l’hexagone, a pris une position extrême contre cette valorisation. Elle s’exprime dans la citation suivante :

« Mais c’est pour cela que l’art n’est pas la valeur suprême de la civilisation et qu’il n’est pas interdit d’en concevoir un stade où il se trouvera réduit à une source de plaisir –que l’on ne peut contester sans ridicule – ayant sa place – mais une place seulement – dans le bonheur de l’homme »4.

De la splendeur qui est la sienne chez tous les autres, l’art se trouve ainsi rétrogradé au statut de « source de plaisir », ce qui peut sembler une réévaluation à son tour excessive. D’ailleurs, Levinas n’est pas fixé à cette déclaration une fois pour toutes : dans d’autres moments de son œuvre, il parle différemment. Notamment, lorsqu’il réfléchit sur la littérature au début de L’au-delà du verset.

Comme je l’annonçais tout à l’heure, mon ethanalyse de l’art peut être vue comme un compromis en l’espèce. En effet, si l’art vaut comme sollicitant, cela veut dire qu’il correspond à un ethos, c’est-à-dire à un mode de vectorisation infinie disponible pour les humains, au même titre que la recherche de la vérité ou l’amour. L’art est l’un des appels que l’on peut entendre, et auquel on peut tenter infiniment de satisfaire, au fil d’une vie. Cela ne fait pas de lui « la valeur suprême de la civilisation », mais c’est tout de même une façon de reconnaître la place considérable qu’il peut prendre dans nos vies.

Bien entendu, le fait de s’être extirpé d’une philosophie “ontologiste” est ici ce qui permet la tolérance et le pluralisme. Si l’on conserve l’attitude préférée de nos auteurs français, celle de procéder à un portrait ultime de l’être et de sa tendance, son style, pour rechercher ensuite dans notre monde l’activité ou la région la plus proche et la plus affine avec le rythme ultime de l’être, on est par force conduit à sélectionner un “accomplissement” de l’humain qui est en fait accomplissement du destin de l’être dans et par l’homme. Il ne reste guère de jeu, alors, pour une pluralisation.

Ces premières remarques étant formulées, venons en à notre question majeure dans cet essai, qui porte sur les “langages de l’humain” : sur ce que nous sommes capables de vivre comme lieux de notre humanité ou modes typiques de son expression.

De ce point de vue, voir l’art comme un ethos, c’est l’envisager comme une des modalités de la “vie anontologique” où l’on voit, dans une optique lévinassienne, l’expression la plus haute du fait humain. Le pour autrui de l’éthique, dans une telle perspective, correspond en quelque sorte à l’accomplissement de l’évasion, identifiée très tôt comme le sentiment proprement humain : nous reconnaissons dans le vœu d’échapper à l’enfermement de l’être le plus intime de nous, un nous qui est déjà celui de l’humanité. Les membres de celle-ci se rejoignent en effet dans l’horreur du fait pur de l’être, qui ne nous laisse aucune place. Le sentiment du pour autrui donne une sorte de contenu à ce vœu impossible et paradoxal. Prendre autrui comme celle/celui qui m’incombe, c’est une façon concrète d’échapper à la logique de l’être, d’entrer dans un régime existentiel où le plus d’être n’est plus l’alpha et l’omega de tout comportement, le secret de tout désir.

Répondre à l’appel d’un ethos, comme je l’explique dans Partages du sens, c’est hériter en quelque manière du pour autrui, c’est transposer l’appel du visage ou le recontextualiser à l’espace ouvert par un sollicitant. C’est, en vivant par rapport aux demandes d’une sémance, participer de la “gratuité” et du “détachement” inventés par l’éthique. C’est, si l’on veut, se couler dans une pseudo-vie éthique, où la charge sémantique d’un mot remplace le visage. Une pseudo-vie éthique orientée vers un impersonnel (même lorsque celui-ci nous engage à une relation personnelle, comme c’est le cas avec l’amour).

Vivre ces vies pseudo-éthiques, en dette sur l’éthique originaire (sur ce qui s’appelle l’archi-ethos dans Partages du sens 5), correspond à un mode fondamental de l’humanité : c’est notre manière de suivre la vocation anontologique en marge de l’éthique, dans son dos, avec elle en arrière-plan, en profitant d’elle. Si nous éprouvons le vœu d’évasion comme l’intime de notre humanité, nous ne pouvons que reconnaître la “vie dans les ethos” comme la solution procurant à l’humanité en marge de l’absolu de l’éthique une existence finalisée, vectorisée. L’art est donc bien récupéré, en tant qu’ethos, comme un mode fondamental du partage de l’humanité : partager un sens dans un ethos, c’est notre façon de “déployer” dans des téléologies le vœu anontologique demeurant notre secret ultime.

Telle est donc la réponse à notre question que je propose.

Je peux néanmoins la compléter en explicitant ce qu’une telle vision peut changer dans notre perception, notre attitude vis-à-vis de l’art, dans notre façon d’habiter et vivre l’esthétique à vrai dire.

De ce point de vue, ce qu’il y a à dire est simple, et découle de ce qui précède. Appréhender l’art comme ethos, c’est le regarder autrement qu’on ne le fait le plus souvent jusqu’ici. C’est sortir de la connivence qu’on lui suppose majoritairement avec l’être, et dont nous avons analysé plusieurs aspects ou plusieurs guises plus haut. Ne plus voir l’art comme un comble du faire, une quintessence de la liberté, un maximum du devenir, ni même comme un révélateur fidèle de l’être en ses formes. Plutôt le rattacher à la famille des ethos, c’est-à-dire aux façons pour nous de vivre “enjoints”, de vivre par rapport à des exigences, assignés à une tâche que nous nous reconnaissons. Un tel changement de regard voudra dire, pour commencer, majorer et souligner les éléments que nous avons relevés comme favorables à l’entente du mot art comme sollicitant (la contingence de l’art, la normativité de la notion d’œuvre, la forme destinale de la vie d’artiste, et l’obligation d’accueil de l’œuvre).

Cela signifie, en fin de compte, et c’est peut-être la meilleure manière de dire la rupture que je propose, prendre l’art comme difficile. Je pense que dans l’enthousiasme théorique et philosophique en faveur de l’art qui est le nôtre, il y a l’idée que l’art est l’école où tout le monde a la mention la plus haute (l’opposition implicite et maximale étant en l’occurrence avec les mathématiques, dont l’école paraît constamment révéler la différence de 5% des sujets vis-à-vis de tous les autres, à tous les niveaux). D’où la croyance qu’il y aurait une immédiateté et une évidence existentielle de l’art, faisant de lui un chemin ouvert à tous et tout le temps. Un chemin au bout duquel, ajoute-t-on, la même sorte de réussite infinie est offerte (l’art procure des triomphes de l’esprit comme la science par exemple).

Or une des choses que dit la notion d’ethos, c’est qu’il n’y a pas de voie facile de l’accomplissement infinitaire de ce que l’on pourrait appeler la “promesse humaine”. Tout mode d’accomplissement de la promesse humaine passe par un ethos (la réciproque étant incertaine), dont la signature est une sémance. Cette dernière place ses adeptes sous la tension d’une loi, que celle-ci soit clairement aperçue ou non.

L’art, en fin de compte n’est pas différent. Nous applaudissons les dessins d’enfant, mais tout autant leurs premiers mots ou leurs premiers calculs ou raisonnements. Et cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, en fin de compte, une éducation à l’art, ni qu’au bout du compte, l’excellence de la grande œuvre soit chose commune, directement disponible. L’exceptionnalité de René Char ou de Paul Klee est tout à fait la même que celle de Feynman ou de Grothendieck.

Qu’on pense, si l’on veut, à l’ethos de l’amour. L’accès à l’amour passe à un certain niveau pour aisé et universellement donné. Surtout, peut-être, dans une société qui incite aux relations sexuelles beaucoup plus et beaucoup plus tôt qu’avant. Pourtant, on sait bien qu’il y a quelque chose de fou dans le fait de s’abandonner à l’enjeu excessif de l’amour, du début à la fin de la vie : dès lors que l’amour est véritablement en cause, toute facilité disparaît, ce point constituant presque un critère du fait qu’il y a de l’amour dans l’air.

En sortant de la discussion sur ce premier point, il est encore plus massivement clair, et connu de façon populaire, que l’entretien d’une relation amoureuse est, comme on dit, un travail : celui-ci requiert le meilleur de nous même, plus ou moins dans toutes les dimensions de capacité qui sont les nôtres (une grande intelligence de l’autre et de la relation, par exemple).

Le cas de l’art est à certains égards similaires. Le désir du beau est peut-être plus évident que le désir du vrai (quoi que ce ne soit pas certain) : la promesse esthétique possède un visage rose et accueillant, mais il est illusoire. Le désir de l’amour semble le plus immédiatement donné, et plus encore peut-être la promesse de l’amour est rêveusement entendue par tous. En fin de compte néanmoins, tous les ethos se ressemblent, nous enrôlent dans la même sorte de “difficile”.

C’est un des buts de cette réflexion, en tout cas, que de nous faire prendre la mesure de tout cela.

Je voudrais conclure cette étude en revenant sur les symptômes évoqués plus haut du fait que l’art fonctionne volontiers comme langage de notre humanité. Peut-on mettre en rapport ces symptômes avec l’ethanalyse de l’art, et plus généralement, avec la vision de l’art comme un ethos, vision qui rompt avec les conceptions ontologiques tellement dominantes ?

L’importance démesurée, à beaucoup d’égards incompréhensible, que nous accordons à la beauté de l’objet aimé, déterminant une complicité mystérieuse de l’esthétique et de l’érotique, correspond peut-être à l’infiltration d’une norme dans le champ du désir : avant même que le désir, à la faveur des conceptions idéalistes de l’amour, se voit reconduit à une forme de l’éthique, l’interprétation esthétique de l’apparition de l’être induisant l’amour compromet ce dernier avec un autre ensemble de normes, avec un ethos. Pour ce qui est de l’ethos de l’amour dont j’ai tenté de formuler la sémance dans Territoires du sens, un tel moment esthétique offre une manière typique de satisfaire à l’injonction « Représentez la genèse de votre amour comme une séduction, placez une alchimie impérative à sa source »6.

Le tourisme. Que l’art soit un ethos, cela le place dans le registre des infinitisations humaines, des vectorisations de la culture. Que, comme tel, il fournisse l’occasion de saisir une variation au sein de l’humanité des humains va de soi au gré d’une telle perspective : c’est dans le cadre de telles vectorisations, que, cherchant à satisfaire à une exigence, nous introduisons des voies originales.

Lascaux, les peintures rupestres. Notre émotion si forte n’a-t-elle pas précisément pour contenu l’idée d’une humanité déjà “prise” dans un ethos ? L’art aurait ici le privilège d’être un ethos capable de se manifester comme tel sans mots à travers les siècles.

L’épisode de La chatte sur un toit brûlant. Ici, ce qu’exprime l’art, c’est la possibilité d’un décrochage de nos vies à l’égard du sérieux de l’économie (entendue au sens le plus large, comme chez Levinas), décrochage immédiatement lié avec l’affect. Je pense qu’un tel décrochage renvoie toujours à un ethos. Seule la “vie selon l’exigence” est capable de nous sortir de l’économie. Il faut qu’artifier soit commandé pour que le père du personnage joué par Paul Newman puisse embarquer son enfant dans un moment de suspension. On peut comparer ici avec l’injonction du présent de l’amour formulée dans Territoires du sens (« Accueillez et vivez un présent extraordinaire, protégé de l’ek-statique ») : mon livre de 2007 explique comment cette extrême libération d’avec le poids ordinaire des soucis procède de l’abandon à la “loi de l’amour”7.

Il me semble, en fin de compte, que l’ethanalyse, ici comme en général selon mon espoir philosophique, nous aide à comprendre l’humanité de nos vies comme telle.


NOTES

1. Cf. Demoule, J.-P., Naissance de la figure, Paris, Gallimard, 2017, p. 49-52.

2. Cf. Goodman, N., Langages de l’art, trad. franç. Jacques Morizot, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 1990, p. 269-309.

3. Cf. Salanskis, J.-M., Territoires du sens, Paris, Vrin, 2007, p. 75-190.

4. Cf. Levinas, E., Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 146.

5. Cf. Salanskis, Partages du sens, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2014, p. 64‑71.

6. Cf. Salanskis, J.-M., Territoires du sens, op. cit., p. 110-125.

7. Cf. Salanskis, J.-M., op. cit., p. 142-151.


BIOGRAPHIE DE JEAN-MICHEL SALANSKIS

Professeur de Logique, Philosophie des Sciences et Epistémologie à l¹Université Paris Nanterre, il a travaillé dans les domaines de la philosophie des mathématiques, sur la philosophie contemporaine et sur la tradition juive. Parmi ses publications récentes : « Partages du sens » (Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2014), « Le concret et l¹idéal » (Paris, Klincksieck, 2015) et « Philosophie française et philosophie analytique au XXe siècle » (Paris, PUF, 2016).