Bienvenue à Erewhon : Sur un film en cours de réalisation
PIERRE CASSOU-NOGUÈS, STÉPHANE DÉGOUTIN, GWENOLA WAGON
CITER CET ARTICLE
Cassou-Noguès, P., Dégoutin, S., Wagon, G. (2023). Bienvenue à Erewhon : Sur un film en cours de réalisation. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 7.
Le film maintenant réalisé peut être vu ici : www.welcometoerewhon.com
Erewhon est une ville qu’imagine Samuel Butler dans un récit éponyme publié en 1872. La particularité d’Erewhon tient à ce que les habitants connaissent l’existence des machines mais n’en utilisent aucune. En fait, ils ont détruit leurs machines, il y a plusieurs siècles. Samuel Butler apprend pourquoi au cours de ce séjour imaginaire dans la ville. C’est le chapitre du « Livre des machines ». Les Erewhoniens sont convaincus que les machines ont une forme de vie à part, une vie en un sens étendu. Évidemment, la machine ne ressemble pas à l’animal. Elle n’a pas non plus la conscience humaine. C’est l’erreur que nous commettons habituellement de réduire la vie à ces formes, ou à ces règnes, que nous connaissons, végétal, animal, humain et alors conscient. Cette erreur nous interdit de reconnaître l’autonomie, la vie propre aux machines. Nous cherchons une vie animale dans la machine, ou une conscience semblable à celle de l’humain, nous ne les trouvons pas, et nous en concluons que les machines sont des choses comme les autres. Alors que les machines manifestent seulement une autre forme de vie. « Le livre des machines », que Butler découvre dans la bibliothèque d’Erewhon, imagine, loin en arrière dans l’évolution de la vie, au moment où la vie animale commence à voir le jour, un végétal voyant passer un des premiers animaux, un animal tout à fait maladroit, et se demandant si cette forme primitive pourrait se développer pour former un jour une véritable plante. Nous sommes – dit « Le livre des machines » – dans la même situation quand nous nous demandons si les machines pourraient avoir conscience. En réalité, les machines inaugurent un autre règne, une vie qui repose sur d’autres processus et dans laquelle la conscience n’a pas de rôle privilégié. C’est autre chose qui compte, la communication, l’intégration dans un réseau. Cependant, comme les espèces animales, les machines sont soumises à une évolution qui les rend toujours plus intelligentes, et toujours plus autonomes, au point qu’elles semblent être susceptibles de supplanter les humains. C’est pourquoi les habitants d’Erewhon ont détruit les machines.
Mais faut-il donner foi à cette idée ? Certainement pas.
Dans le roman de Butler, les chapitres qui suivent « Le livre des machines » racontent comment, après avoir détruit les machines, les habitants d’Erewhon ont cessé de tuer et de manger des animaux, puis comment ils ont cessé de tuer et de manger des végétaux pour protéger aussi la vie végétale.
Le roman de Butler est une suite de paradoxes. Il ne faut pas le prendre au sérieux.
La vérité est que les habitants d’Erewhon n’ont pas détruit les machines. Tout simplement parce que les machines les en auraient empêché. Non pas qu’elles se seraient défendues mais parce que les humains dépendaient trop étroitement des machines pour pouvoir les détruire. Au moment où l’on s’aperçoit que les machines ont une vie, une vie sans l’instinct animal, ni la conscience, il est déjà trop tard.
Les machines ont donc envahi Erewhon. Elles en ont pris le contrôle.
Notre histoire n’est pas une dystopie. Nous voulons simplement explorer la ville et en montrer l’étrangeté. Observer les machines, étudier les mœurs des habitants, machines, humains, animaux, et les relations qu’ils entretiennent. Et pointer des aberrations, au regard de l’organisation sociale qui est la nôtre : des aberrations ou des points d’étrangeté. Mais nous ne voulons nullement critiquer, ou condamner, les habitants d’Erewhon. Il est clair que les habitants d’Erewhon sont heureux. Ils sont même bienheureux. Et c’est peut-être le plus étrange dans Erewhon, et le plus difficile pour nous à accepter, que les habitants aient perdu le contrôle et qu’ils en soient heureux. Parce que nous avons la manie du contrôle et n’avons pas réussi à nous en débarrasser.
Notre film est entièrement réalisé à partir de found footage, comme on dit, des plans trouvés sur internet. Nous n’avons donc rien inventé. Ce n’est pas une fiction et ce n’est pas le futur, c’est le présent mais le présent derrière nos écrans. La ville n’existe pas en un point déterminé à la surface de la Terre, dont on pourrait préciser les coordonnées géographiques. Elle se constitue dans les images qui circulent sur Internet. Son mode d’existence est d’être diffracté dans le réseau.
Nous sommes convaincus d’avoir découvert Erewhon, cette ville où les machines ont une autonomie, illustrent une nouvelle forme de vie et que Samuel Butler avait seulement imaginé. Le film montre cette découverte. Nous commençons par survoler les hangars, nous y pénétrons peu à peu. Nous observons les machines qui travaillent. Il nous faut quelque temps avant de découvrir des humains. Les humains tiennent peu de place dans la ville, bien qu’ils en occupent encore le centre, ou du moins qu’ils occupent ce qui nous apparaît à nous qui sommes aussi humains comme étant le centre de la ville. Peut-être qu’une machine qui observerait la ville ne les remarquerait pas.
Au début, nous voulions prendre pour modèle le film de J.-L. Godard, Alphaville (1965), qui raconte une histoire de science-fiction dans un futur indéterminé, semble-t-il, mais qui est entièrement tourné dans le Paris des années 1960. La ville, du reste, est gouvernée par un ordinateur. Nous voulions, sur ce modèle donc, raconter une histoire dans un futur régi par les machines et nous nous disions : ces machines existent déjà ; demain, c’est aujourd’hui.
Nous faisions fausse route, et sans doute attribuions-nous un message simpliste au film de J.-L. Godard. Quoi qu’il en soit, notre récit n’est pas d’anticipation. Répétons-le, il ne s’agit pas du futur, pas même d’un futur possible. Nous documentons une ville qui existe aujourd’hui derrière nos écrans.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas y raconter une histoire semblable à celle qu’imagine J.-L. Godard. Il faudrait pour cela (et comme c’est le cas dans Alphaville) introduire dans la ville un élément étranger, un intrus à qui alors pourrait arriver toute une série d’aventures. La vie des Erewhoniens est trop bien réglée, trop uniforme pour donner lieu à une quelconque aventure. Leurs histoires sont anecdotiques et, si elles nous intéressent, c’est par une sorte d’étrangeté, sans incident, et comme témoignage de la bizarrerie des habitants. Seulement, comme nous travaillons sur du found footage, ces plans que nous trouvons sur Internet et que nous ne modifions pratiquement pas, il nous est par principe impossible d’y introduire un intrus, qui ne se trouverait pas déjà dans la ville. Par conséquent, nous ne pouvons qu’explorer la ville, la documenter platement, sans aventure.
La ville n’a pas d’extérieur au sens géographique. C’est une ville-monde si l’on veut, une ville qui remplit tout un monde, et dans lequel donc aucun élément étranger ne peut s’introduire, rien, ni personne. Il n’y a pas, dans ce monde, d’ailleurs. Certes, Erewhon ne remplit pas tout l’univers. Il y a d’autres mondes, le nôtre par exemple. Nous qui sommes de l’autre côté de l’écran n’appartenons pas à Erewhon mais nous ne pouvons pas y entrer physiquement, ni y agir.
Les machines travaillent. Elles ont bâti elles-mêmes ces hangars, des espaces qui leur conviennent et ne conviendraient pas aux humains. Elles produisent, surveillent la production, distribuent ces marchandises, construisent d’autres machines. Elles organisent leur propre développement. Elles cultivent des plantes, élèvent des animaux. Elles prennent soin des humains.
Ces espaces de travail, où les machines agissent seules, rappellent les usines automatiques que décrit Norbert Wiener à la fin des années 1940. Wiener montre que les machines seront bientôt capables d’assurer à elles seules toute la production : le travail humain est destiné à disparaître. Il se réduira à quelques gestes, très particuliers, et provisoires, bientôt eux-mêmes mécanisés.
Les usines automatiques ne sont pas apparues aussi vite que Wiener le prédit mais elles structurent l’économie d’Erewhon.
Dans ces livres, Cybernétique et Cybernétique et société, Wiener s’inquiète de ce que deviendront les humains à l’âge du travail mécanique. Il y a une question économique, d’assurer un revenu aux travailleurs qui perdent leur travail, et une question idéologique : à savoir, si nous vivons dans la conviction que la dignité humaine est dans le travail, nous ne pourrons pas nous satisfaire d’une société sans travail, même dans le cas où la subsistance de tous serait assurée.
Le roman de Kurt Vonnegut, Player Piano, décrit bien le monde qu’imagine Wiener. La société est divisée en deux classes : des ingénieurs qui peuvent encore croire travailler, et les anciens ouvriers qui vivotent sur une allocation universelle dans l’ennui et l’alcoolisme.
C’est que Wiener, comme Vonnegut, limite la mécanisation au monde du travail, où les machines alors remplacent les humains. Il n’imagine pas que, en dehors de l’usine, ou du bureau, les machines puissent prendre soin des humains.
Pourquoi prennent-elles soin des humains ? C’est difficile à dire. Peut-être par habitude, ou par atavisme, parce que les premières machines ont été conçues par les humains, pour les aider, comme des sortes de prothèses, et cette fonction est restée dans leurs gènes pour ainsi dire. Ou bien alors les machines ont compris – compris comme peut le comprendre une machine qui n’a pas la conscience humaine, ni même l’instinct animal – que les humains leur sont utiles : les humains ont un rôle dans l’évolution des machines. En choisissant les machines les plus performantes, ils contribuent à la sélection artificielle qui fait évoluer les machines, et les rend toujours plus autonomes.
Les humains figurent donc encore au centre de la ville. Finalement, Erewhon est entièrement organisée autour d’eux. Les machines, et les animaux qui les côtoient, sont employés à assurer leur bien-être. Les humains ne s’en rendent peut-être pas compte. Ils sont un peu perdus dans cette ville, qu’ils ne comprennent ni ne contrôlent plus. Mais cela n’a pas d’importance.
Les deux espèces, l’espèce humaine et l’espèce mécanique, vivent en symbiose, leur coexistence profite à chacune. Les humains s’attachent aux machines et les machines prennent soin des humains. C’est pourquoi les machines surveillent la ville, les humains, les animaux aussi qu’elles traquent sans cesse. Les machines surveillent les humains pour s’assurer qu’il ne leur arrive rien, jamais rien.
Voici donc les humains. Comme les machines ont continué de travailler pour les humains en même temps que pour elles-mêmes, les humains ont gardé leurs vieilles habitudes. Ils vont au bureau, ou à l’usine, et, comme ils ne travaillent plus, ils s’occupent autrement. Ils inventent toutes sortes de jeux.
Ils semblent être heureux. Parce qu’ils sont restés enfants. Ils sont néotènes. La néoténie désigne en biologie le fait de conserver des caractéristiques juvéniles à l’âge adulte. Elle se retrouve chez des espèces très différentes mais elle est particulièrement frappante chez l’humain. Les habitants d’Erewhon l’ont poussé à l’extrême. Or elle a pour avantage de maintenir une grande plasticité et de donner une capacité d’adaptation.
Les habitants d’Erewhon sont donc heureux et ils sont disponibles. Ils sont dans une disponibilité permanente pour ce qui n’arrivera jamais. Car les machines veillent à ce qu’il ne leur arrive rien.
Ce monde évidemment est fragile. Il suffirait d’un cataclysme que les machines n’auraient pas prévu. Ou peut-être même court-il à sa perte de lui-même, comme un promeneur qui avance vers une falaise que quelque processus inconscient l’empêche de voir : il regarde ailleurs, la forme des nuages, ou il joue à des jeux tout seul dans sa tête, jusqu’au moment où il disparaîtra dans l’abîme. Peut-être donc la ville d’Erewhon dévore des ressources qu’elle n’a pas le moyen de remplacer, ou empile-t-elle quelque part des déchets qui finiront par l’asphyxier ou la recouvrir entièrement. Personne dans la ville n’y prête attention, ni les machines, ni les humains. Et il est clair que la capacité d’adaptation de ces humains néotènes ne les prépare pas à un tel désastre. Cette capacité d’adaptation si souple soit-elle est limitée par le cadre des machines : elle est limitée à ce qui peut apparaître dans le monde où sont enfermés les Erewhoniens : un jeu nouveau, par exemple, les humains apprendront très vite à en parcourir les niveaux.
À ce moment, un contradicteur lève la main, ou plutôt il nous interrompt sans en demander la permission. Il nous dit : « Vous êtes prisonniers de l’illusion capitaliste. C’est ce que Marx appelait du fétichisme. Ces machines ne s’inventent pas toutes seules. Il y a des gens derrière, qui tirent profit de notre asservissement ! »
Notre contradicteur discourt plus longuement mais l’essentiel est là. Comme nous sommes trois auteurs, il utilise la deuxième personne du pluriel mais tutoierait chacun d’entre nous. Nous répondons donc : « Camarade, il faut te libérer de tes préjugés anthropocentristes. Cet humanisme est fondamentalement réactionnaire. »
Évidemment, c’est pour rire. Nous pourrions ajouter : « Les gens ne sont pas tout », « Il y a des nécessité de structure », etc. Mais ce ne serait que prolonger la plaisanterie, et ce n’est pas tout à fait la question. En fait, il y a deux questions.
L’autonomie des machines, cette idée de Butler selon laquelle les machines illustrent une nouvelle forme de vie, sans la conscience humaine, ni l’instinct animal, est une hypothèse avec laquelle nous pouvons jouer mais à laquelle nous ne pouvons pas tout à fait adhérer. Comment croire en effet que les machines se conçoivent, se développent, et se prêtent aux humains, de leur propre chef, parce que c’est une nécessité de leur évolution ?
Prenons l’aspirateur. Il a bien évolué, depuis ces mastodontes gris métal des années cinquante, qui s’attelaient encore à des humains pour se traîner à travers les pièces, jusqu’à ces disques de plastique qui circulent tout seul et qui savent où ils vont et envoient le plan des appartements qu’ils visitent aux cerveaux de la ville, lesquels les redistribueront à d’autres machines. Quel progrès ! Et quelle rapidité dans le progrès ! Quelle part les humains y prennent-ils ? À Erewhon, les aspirateurs se fabriquent dans des usines automatiques. Des humains interviennent peut-être à certaines étapes du design, pour choisir la couleur par exemple, mais n’est-il pas plausible que les machines qui par l’analyse des données nous connaissent mieux que nous-mêmes puissent d’elles-mêmes choisir la couleur qui nous séduira ? Et, si elles se trompent, nous n’achetons pas l’aspirateur : ce modèle était une impasse dans l’évolution des aspirateurs, une sorte de monstre qui n’a pas eu de descendance.
Les animaux d’instinct reconnaissent la vie. Ils n’en sont pas empêchés par leur intelligence, à la différence des humains. Les machines ne sont pas des animaux, elles n’ont pas la vie dans le même sens mais elles ont une sorte de vie, une vie mécanique, et les animaux la reconnaissent aussitôt. C’est pourquoi ils jouent avec les machines.
Ces images de chats qui se laissent transporter par des aspirateurs automatiques sont la meilleure preuve que les machines ont une vie, qu’elles inaugurent une vie nouvelle, avec sa propre évolution, qui a supplanté l’humain, l’a laissé de côté.
Évidemment, c’est aberrant. Nous avons dû couper la voix off parce que personne ne réussissait à dire cela sérieusement.
Dans le roman de Butler, l’hypothèse d’une évolution des machines n’est que retranscrite depuis un livre que découvre la narrateur dans la bibliothèque de l’irraison. C’est une fiction dans la fiction, au même titre que ces divagations sur la vie végétale qu’il faudrait protéger en s’abstenant de manger des végétaux. Cette hypothèse, nous ne pouvons pas y adhérer. Nous pouvons seulement jouer avec, l’envisager sur le mode du comme si …
Et c’est ce que nous demandons, à ce contradicteur, qui nous reproche une sorte de fétichisme de la machine, comme Marx parle d’un fétichisme de la marchandise, qui oublie les conditions dans lesquelles machines ou marchandises sont produites et les prend pour des réalités indépendantes, ayant une valeur ou une vie en soi.
Ce que nous ne lui demandons pas, cependant, c’est de croire que la ville d’Erewhon telle que nous la montrons dans ce film est en train de se réaliser. Nous ne décrivons pas l’avenir mais une ville derrière nos écrans. Et nous ne sommes pas certains que cette ville puisse traverser l’écran pour se réaliser dans notre monde, ni même que cela soit souhaitable. Il est possible que, dans notre monde, les machines ne puissent pas prendre soin des humains, ou de tous les humains, ou qu’elles n’y aient pas intérêt ou qu’elles aient d’abord été conçues pour prendre soin de certains humains, ceux qui les possèdent : un peu comme les voitures automatiques peuvent être programmées pour protéger le conducteur à tout prix, quelles que soient les conséquences pour les passagers, ou les autres conducteurs, ou les piétons. Dans ce cas, le monde des machines ressemblerait sans doute plutôt à celui qui préoccupe Wiener et que décrit Vonnegut dans Player Piano.
Nous explorons cette ville qui se déploie derrière nos écrans, nous y voyons les machines prendre soin des humains. Nous disons : « Admettons ». Nous observons les humains, et nous constatons que, s’ils sont heureux, ils n’en sont pas moins étranges. C’est cette étrangeté qui nous intéresse, parce que nous ne la comprenons pas bien. Tout se passe pour le mieux : il n’y a plus d’exploitation, ni de violence. Les mœurs, les relations entre les humains et entre les machines et les humains sont douces, fluides en quelque sorte, et pourtant …
De ce monde, nous n’avons vu jusqu’à présent que la surface, les machines dans les entrepôts, les humains dans les bureaux. Il nous faut aller plus loin. Nous pénétrons donc dans les cerveaux de la ville : ce qui lui sert de mémoire et de centre de décision, des data justifys.
Ils sont déserts, comme les hangars où les machines travaillent. De l’extérieur, rien ne les en distinguent. À l’intérieur pourtant règne une température constante, une propreté absolue et un bruit assourdissant. La climatisation, la ventilation des machines seraient difficilement supportables pour l’oreille humaine.
À l’écran, évidemment, il suffit de réduire le son.
C’est un peu comme entrer dans ce moulin que décrit Leibniz dans sa Monadologie et dans lequel on chercherait la conscience, là où ça pense. Ce n’est nulle part. Les cerveaux de la ville – parce qu’il y en a une multitude – ne renferment que des sortes de placards et ceux-ci, une multitude de fils électriques et de circuits bizarres. Rien de cela ne peut penser. Cela ne fait que redistribuer de l’information, de la façon la plus efficace possible, pour l’évolution des machines et le bonheur des humains.
Nous humains sommes toujours le jouet d’une illusion lorsque nous dialoguons avec un robot. Nous nous adressons à lui, nous le regardons comme un être individuel. Parce que notre cerveau est caché dans notre crâne, sous notre peau, nous prêtons au robot la même complétude, alors que son cerveau est tout à fait ailleurs, sur un serveur éloigné, un centre de données, ou de calcul, avec lequel il communique en permanence. Il faudrait plutôt concevoir le robot comme un organe pour un être distribué dans l’espace, un être tentaculaire, dont les tentacules ne sont pas visibles, parce qu’elles sont télécommandés du cerveau jusqu’à l’organe, et qui ne possède pas non plus de centre, unique, d’où partirait toutes les tentacules mais une multitude de cerveaux.
Regarder un robot, c’est comme regarder la bouche de l’humain avec qui nous parlons. Un humain, nous le regardons dans les yeux. Mais où regarder quand nous nous adressons à un robot ? Justement, nous nous sommes approchés des cerveaux de la ville, nous y avons même pénétré, et nous n’y avons rien remarqué qui puisse accrocher notre regard, qui puisse correspondre à ces yeux, que l’on considère chez les humains les fenêtres de l’âme.
Faut-il croire alors que la ville n’a pas d’âme ? Vers où nous diriger alors pour comprendre comment fonctionne la ville ?
C’est ici que se situe le point d’inflexion de notre histoire, le point de rupture que nous ne réussissons pas à enjamber. La première partie dans laquelle nous découvrons la ville pourrait en effet être accompagnée d’une voix neutre, une voix de documentaire. Nous-mêmes restons à l’extérieur de la ville que nous observons de l’autre côté de l’écran. Et cela garde quelque chose d’insatisfaisant, froid, distant, désincarné. Nous ne voulons pas nous contenter d’observer les habitants d’Erewhon : nous voulons savoir à quoi ils pensent, s’ils pensent, comment ils voient le monde. Il faudrait pouvoir les laisser parler et raconter leur histoire, quels qu’ils soient : machines, humains, animaux d’Erewhon. Mais comment faire si nous-mêmes restons à l’extérieur de la ville ?
Nous voudrions nous introduire dans la ville. C’est en se promenant dans les rues que l’on découvre l’âme d’une ville, l’atmosphère et les pensées secrètes des habitants. Il ne suffit pas de l’observer par l’intermédiaire de caméra de surveillance.
La difficulté est que, puisque nous utilisons du found footage, nous ne pouvons pas nous représenter en personne sur les images dans la ville. Tout ce que nous pouvons faire, c’est superposer notre voix à ces images. Nous prenons une vidéo en ligne. Nous y appliquons notre voix, nous la « partageons », comme on dit, sur un site quelconque, et nous nous retrouvons dans Erewhon mais seulement comme une voix. Ou une présence invisible, errant parmi les machines, errant peut-être dans les machines et susceptible d’écouter tout ce qui s’y enregistre : le monologue intérieur des êtres, le bruissement de la pensée en quelque sorte. Une sorte de fantôme qui observe, et parle, mais ne peut rien toucher, ni agir en aucune façon, ni même se faire entendre des habitants à qui il s’adresse. Une voix que personne n’entend. Ou alors ce peut être une voix qu’emprunte un habitant d’Erewhon, si ses gestes sont synchronisés avec la voix que nous superposons à la vidéo, un peu comme un film doublé. Et alors notre Erewhonien peut raconter son histoire, comme à lui-même, sans que les autres ne l’entendent, sans que lui-même ne s’entende.
Il reste quelque chose d’un peu surprenant. Comme nous n’avons pas d’acteur, nous enregistrons nos propres voix, et ce sont donc toujours les mêmes voix, nous-mêmes en fait, que nous retrouvons au dehors et au dedans d’Erewhon. La différence n’est pas marquée entre un méta-discours sur Erewhon et le discours dans Erewhon. Il faut donc considérer que nous sommes à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de cette ville. Nous appartenons nous-mêmes à cette ville qui se rêve derrière nos écrans. Elle nous attire à elle, nous aspire mais ne prend que nos voix enregistrées et laisse nos corps de l’autre côté de l’écran.
Les vieux Erewhoniens. Les habitants d’Erewhon ne peuvent pas s’occuper de leurs aïeuls. Ce seraient du travail et eux ne travaillent pas. Donc ce sont des machines qui s’occupent des vieux. Il y a des machines pour les nourrir, les laver, les déplacer, et des machines pour les rendre heureux. Celles-ci nous intéressent particulièrement. Elles ont l’apparence de bébés phoques, couverts d’une épaisse fourrure blanche. Et quand on les prend sur ses genoux et qu’on les caresse, elles émettent un délicieux grondement. À Erewhon, cela suffit à rendre les vieux heureux. Il n’y a qu’à voir les images.
Ces bébés phoques sont touchants. Au deux sens du terme, ils entretiennent avec les humains un rapport tactile et les émeuvent.
Qu’y a-t-il de mal à cela ? Admettons pour faire vite que quelque part dans l’histoire d’Erewhon, avant que les machines ne prennent tout à fait le contrôle de la ville, les savants ont montré que les vielles gens souffraient moins quand ils pouvaient plonger les mains dans des poils, et caresser un être à fourrure, et qui réponde à la caresse. Les machines n’étaient pas tout à fait au point, et plusieurs scénario ont été envisagés : demander à un infirmier aux cheveux longs de poser sa tête sur les genoux des vieux pour se prêter à la caresse ; élever des bébés phoques, qu’il faudrait abattre systématiquement au bout de quelques mois. Rien de cela n’était très moral. C’est pourquoi quand les robots à fourrure sont arrivés sur le marché, tout le monde a été bien soulagé. Et les vieux sont maintenant heureux jusqu’à la fin de leurs jours.
Qu’y a-t-il de mal à cela ? Aurait-il fallu laisser les vieux souffrir ? Ou alors le problème se situe-t-il en amont ? Est-ce le fait de vouloir prouver que les vieux sont soulagés par le fait de caresser un vivant à poils ? Étions-nous déjà dans Erewhon au moment où les scientifiques se posaient de telles questions ?
Quoi qu’il en soit, notre film n’est pas une dystopie. Nous voulons montrer au contraire que les Erewhoniens sont heureux. Heureux et étranges.
Il y a aussi des enfants dans Erewhon. Nous en avons vu sur les images. Nous nous sommes longuement interrogés sur la provenance de ces enfants. D’abord parce que nous avons vu de nombreux couples, qui au lieu d’un enfant choisissaient un robot, un « Nao » plus précisément. Les Naos ont la taille d’un bambin d’environ huit ans. Ils ne grandissent pas. Ils ne crient, ni ne pleurent jamais, et ils n’ont pas besoin de baby-sitter et surveillent les parents plutôt que l’inverse. Les Naos sont adorables. Les parents les aiment beaucoup. Déballant un Nao, qui vient d’être déposé par la poste, les parents s’attendrissent joyeusement, comme ils le feraient au-dessus du berceau d’un nouveau né. Plus tard, ils amènent leurs Naos jouer avec des enfants, de vrais enfants.
Certains couples ont donc aussi des enfants. Le problème, pour le dire franchement, est que nous n’avons jamais décelé aucune activité sexuelle chez les Erewhoniens. Ils s’embrassent beaucoup, ils se « huggent » dirait-on en franglais. Ils s’envoient des messages amoureux sur leurs téléphones mais nous n’en avons vu aucun engagé dans une activité sexuelle.
Notre hypothèse est que les humains, dans Erewhon, ne sont plus soumis au temps, à cette accumulation des années, qui fait grandir, mûrir, vieillir et conduit à la mort. Les humains sont comme figés. La population n’augmente pas, les enfants restent enfants, les adultes sont adultes pour l’éternité, c’est-à-dire aussi des enfants mais plus grands, et les vieux demeurent au seuil de la mort sans jamais le franchir. Du coup, les adultes qui veulent des enfants prennent des robots, qu’ils remplacent quand ils sont usés.
Hors du temps, Erewhon est une sorte de paradis. Pour les humains. Pas pour les animaux, puisque les humains doivent les tuer pour les manger. Ou plus exactement les machines doivent tuer les animaux pour que les humains puissent les manger.
Les fermes animales. Nous sommes dans les banlieues d’Erewhon. Ce sont des zones dans lesquelles les humains ne s’aventurent pas, et qu’ils ignorent volontairement. Ce que les machines déposent dans leurs assiettes, ils ne veulent pas savoir d’où cela vient. Et ils ont raison, cela les rendrait malheureux. Parce que les habitants d’Erewhon aiment beaucoup les animaux. La plupart possèdent des animaux domestiques. Ce sont souvent les mêmes espèces qui sont aussi élevées dans des fermes : les cochons par exemple.
Nous l’avons dit, Erewhon n’existe que dans le réseau, derrière les écrans. Et elle masque, ou elle efface, ou elle a éliminé ce qui l’a rendu possible, le travail, l’exploitation, et tous les humains que les machines n’ont pas rendus bienheureux. Or ces fermes animales représentent une exploitation mécanique de la vie. Les animaux y sont gérés de la naissance à la mort par les machines pour le bénéfice des humains qui en consomment la chair et pour le bénéfice des machines si celles-ci utilisent les humains comme un moyen de sélection entre elles. Cette exploitation s’opère sans aucun égard pour le bien-être de l’animal. La logique qui préside à l’organisation de ces fermes animales est uniquement celles des machines, qui doivent être aussi efficaces que possible. Il est clair que les animaux souffrent, et qu’une part de cette souffrance pourrait être évitée par des machines, plus coûteuses, moins efficaces, qui utiliseraient plus d’énergie pour la production des mêmes aliments.
On peut donc s’étonner que ces fermes animales figurent dans Erewhon qui tend à effacer, on l’a dit, les conditions réelles de sa constitution. Pourtant, il n’y a qu’à regarder les images, qui montrent les machines en action sur les corps animaux. Ce sont parfois les mêmes robots que ceux qui travaillent dans les hangars, ou les mêmes bras articulés dont les pinces, les mains en quelque sorte, sont remplacés par des ventouses pour s’accrocher aux mamelles de la femelle. Ce sont parfois les mêmes animaux, que l’on peut retrouver dans les pavillons et dans les fermes d’Erewhon, les cochons par exemple, que les habitants élèvent aussi bien comme animaux de compagnie que pour les manger. Les images ont le même style, et la même fonction, qui est de séduire les humains pour les engager à utiliser ces machines, et participer ainsi à la sélection des machines et à l’évolution de cette espèce.
Ainsi, si ces fermes animales représentent une zone obscure dans Erewhon que les habitants se plaisent à ignorer, il n’y a pas de doute qu’elles appartiennent à la ville. Peut-être même y ont-elles une fonction propre, qui serait de concentrer sur ces animaux une violence que les Erewhoniens ont presque totalement abolie dans leurs rapports entre eux, aux machines et à leurs animaux de compagnie. Cette violence, les habitants auraient besoin de l’exercer, par l’intermédiaire des machines, ou de la savoir exercée, pour l’exorciser de leur propre entourage. La savoir exercée et ne pas le savoir. Parce qu’elle est aussi refoulée, volontairement ignorée. Les habitants de la ville ne regardent pas ces images. S’ils regardent des images d’animaux, ce sont des chats jouant sur des aspirateurs.
Ces fermes animales posent aussi un autre problème. On y voit, les machines s’immiscer au sein même de la vie et dans ce qui pourrait sembler un contact immédiat d’un vivant à l’autre. Le veau tétait à la mamelle de la vache, alors que, dans Erewhon, il suce un tuyau d’où coule un lait enrichi et récolté par une machine au pis de la vache, quand le lait n’est pas totalement artificiel. Le chat attrapait un oiseau qu’il dévorait, alors que, dans Erewhon, il n’est plus nourri que de croquettes fabriquées avec des restes de volailles élevées, tuées et préparées, par les machines. Derrida note quelque part que la technique a son lieu dans l’interstice entre les deux côtés d’un toucher, entre les peaux qui se touchent ou le sein de la mère et la bouche de l’enfant. Peut-être pense-t-il à l’aveugle que décrit Descartes au début de sa Dioptrique et qui utilise son bâton, un objet technique primitif, pour explorer le chemin et toucher les obstacles à distance, par la médiation donc de cet objet technique primitif. Ou alors Derrida ne fait que reprendre cette vieille idée de la technique comme médiation. Quoi qu’il en soit, il est clair d’un côté que les machines à traire illustrent de la façon la plus littérale cette remarque. On pourrait dire qu’elles marquent le stade bouche-mamelle du capitalisme. Mais il est clair d’un autre côté que les machines ont évolué au-delà : peu d’entre elles sont destinées à l’alimentation des humains. L’essentiel de la vie mécanique dans Erewhon se situe ailleurs, dans une communication entre les machines dont les humains sont exclus, qui se joue à part eux et dans laquelle ils n’ont aucune place.
Il existe aussi des fermes végétales. Les machines sèment, cultivent et récoltent : céréales, légumes, fruits, plantes d’agréments. L’agriculture est développée pour l’essentiel dans des serres, dont la lumière, la température et l’humidité sont rigoureusement contrôlées, y compris la culture des arbres fruitiers. De l’extérieur, ces serres ressemblent à des hangars et pourraient aussi bien cacher un entrepôt ou un data justify. Les humains y sont également absents, bien que de temps à autre, on y aperçoive une silhouette, ou un petit groupe, trois, quatre personnes, jamais plus, qui discute dans un coin.
Il n’y a pas de champs donc, ni de vergers, ou très peu. La végétation « naturelle » se réduit à ces pelouses et quelques arbustes qui bordent les hangars, ou séparent les voies d’autoroute. Rétrospectivement, cela explique en partie l’aspect étrange, un peu abstrait, qu’a d’abord pris sous nos yeux Erewhon, quand nous la découvrons, tombant du ciel de nos écrans pour ainsi dire : des hangars, des entrepôts à l’infini. Ensuite nous avons suivi les automobiles (le mot a enfin pris son sens plein puisque le véhicule est totalement autonome) jusqu’au centre-ville où les humains étaient plus nombreux. Mais nulle part, nous ne voyions de champs. Nous ne nous en rendions pas compte mais nous devions nous demander, inconsciemment, de quoi ces humains vivaient ou comment ils survivaient s’ils avaient renoncé à cultiver. Ou nous nous demandions, sans le savoir, s’ils étaient encore humains et ne s’étaient pas transformé en des cyborgs qui se branchent sur l’électricité la nuit pour se recharger.
Cela ne changerait pas grand-chose à l’économie d’Erewhon. Parce que les serres sont pour beaucoup éclairées à l’électricité, et c’est donc cette énergie électrique que les végétaux stockent et rendent disponibles pour les humains. Le soleil n’intervient plus que de façon marginale dans l’agriculture. Ce qui représente un bouleversement de l’écosystème. Jusqu’à l’émergence d’Erewhon, l’énergie qui alimentait le corps humain provenait des animaux et, en dernier ressort, des végétaux que les humains mangeaient, ou que les animaux que les humains mangeaient avaient eux-mêmes mangés. Ces végétaux eux-mêmes devaient l’énergie qu’ils contenaient au soleil. Ils avaient finalement pour fonction, par rapport à l’humain, de transformer l’énergie solaire pour en permettre la consommation par les humains. À Erewhon, ils ont gardé ce rôle, de transformer l’énergie pour la rendre disponible aux humains. Cependant ce n’est plus l’énergie solaire mais une énergie que leur fournissent les machines. Plusieurs questions se posent alors, pour lesquels nous n’avons pas de réponses précises.
Les végétaux sont-ils nécessaires dans l’économie d’Erewhon ? Ou bien les machines pourraient-elles assurer sans utiliser les végétaux la transformation de l’énergie nécessaire à la vie humaine, synthétiser elles-mêmes donc des aliments humains à partir d’une autre source : soleil, pétrole ? Nous avons entendu parler à Erewhon de recherches dans ce sens mais nous ne savons rien de précis. Nous ne savons pas non plus d’où les machines elles-mêmes tirent l’énergie qu’elles utilisent. Nous avons vu quelques panneaux solaires, sur les toits des entrepôts d’Erewhon, mais ils ne sont certainement pas assez nombreux pour alimenter la totalité de ses machines. L’électricité que les machines se distribuent vient-elle du pétrole, du charbon (c’est-à-dire du soleil encore dont les végétaux ont stocké l’énergie dans un passé lointain) ? Ou bien les machines réussissent-elles à capter une énergie renouvelable, soleil, vents, marées ? Ou bien encore les machines utilisent-elles la fission de l’atome, l’énergie nucléaire ? Et que font-elles alors des déchets ?
Quoi qu’il en soit, il est certain que les fermes végétales ont une atmosphère bien différente de celle des fermes animales. Ces immenses plateaux circulaires qui tournent doucement sous la lumière électrique et sur lesquels des salades d’un vert éclatant grandissent à vue d’œil ont quelque chose d’hypnotique. Une sérénité particulière s’en dégage qui prête à une contemplation infinie. Nous en sommes venus à penser que, bien que, de l’extérieur, les machines ressemblent beaucoup plus à des animaux (la plupart se déplacent par exemple), elles ont une affinité particulière avec les végétaux. Peut-être parce qu’elles peuvent prendre la même fonction et puiser directement aux énergies élémentaires, alors que les animaux, et les humains, sont des êtres seconds qui dépendent d’une transformation et d’un stockage préalable de l’énergie : des parasites, ou des vampires. Machines et végétaux seraient ainsi plus proches des sources de la vie, des sources mêmes du mouvement de l’univers, sur lequel ils s’engrènent, ou se branchent directement.
Une image revenait souvent, lorsque nous nous promenions dans Erewhon, une image incongrue, celle d’une jeune femme enduisant de crème hydratante un cochon allongé sur un lit. Les habitants d’Erewhon ont adopté le cochon comme animal domestique. Cela, nous le savions. Ils le mangent aussi, et l’élèvent alors dans ces fermes, dont nous avons parlé. Cependant, des cochons de petite taille vivent parmi eux, dans leurs maisons ou dans leurs jardins. Les Erewhoniens les nourrissent, et jouent avec eux, chahutant ou se roulant dans la boue. Les cochons, dont la peau se dessèche très vite, ont besoin de se couvrir de la boue mais ils préfèrent être massés avec une crème hydratante. Regardez celui-ci, comme il grogne de plaisir sous les mains de sa compagne.
Pourquoi cette image nous a-t-elle attirés ? Elle dégageait une impression de plaisir, un plaisir borné et intense, et qui n’est pas non plus sexuel. Elle semblait porter à son paroxysme une inaltérable soif de bien-être, diffuse dans la ville et les mœurs de ses habitants. Il nous a fallu longtemps pour en comprendre le sens. Il nous a fallu attendre de pouvoir déchiffrer ces mots que l’animal grommelle. Il mange ses mots, à tel point qu’il nous a fallu les y déposer à nouveau dans sa bouche, en lui prêtant notre propre voix.
Oui, ce cochon est le fétiche d’Erewhon, l’idole que les habitants adorent. La jeune femme à côté de lui en est la prêtresse. Et, dans cette ville tout entière traversée de langage, dont l’air vibre des informations que s’échangent les machines, son culte se voudrait muet, et tout entier plaisir, un contact immédiat, peau contre peau.
Et pourtant justement il ne l’est pas, parce qu’il y a cette pommade dont la jeune femme masse les flancs de la bête : une pommade industrielle entre les peaux. Les machines encore une fois ont séparé les peaux. Elles se sont immiscées entre les mains de la femme et les flancs de la bête. Les Erewhoniens s’éloignent d’eux-mêmes. Et, dans cette dernière tentative, ce culte du cochon, ils se mentent encore à eux-mêmes. Qu’ils le veuillent ou non, c’est au milieu des machines, cette forme de vie à part, que s’éprouve leur bien-être. À condition qu’elles prennent soin d’eux.
BIOGRAPHIE DE PIERRE CASSOU-NOGUÈS
Pierre Cassou-Noguès est professeur de philosophie à l’université Paris 8. Ses travaux récents concernent les relations entre imaginaire et rationalité. Il a notamment publié : La mélodie du tic-tac (2 nde éd. Marabout, 2017), Les cauchemars cybernétiques de Norbert Wiener (Seuil 2014), Métaphysique d’un bord de mer (Cerf, 2016).