Credo poétique, la voix de l’artiste : le processus créatif de Pascal Quignard

Carla Pessolano

Citer cet article

Pessolano, C. (2017). Credo poétique, la voix de l’artiste : le processus créatif de Pascal Quignard. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


Cet article propose de travailler sur la notion de credo poétique que nous avons forgée, en la comparant avec les processus créatifs d’un artiste particulier : Pascal Quignard. Nous verrons la perception de ce créateur sur sa propre expérience artistique, à la recherche d’une systématisation des pratiques créatrices, en analysant les binarismes présents dans son travail : musique/littérature, écrivain/lecteur, langage/silence… Nous avons l’intention d’étudier de quelle façon la réflexion d’un artiste sur son œuvre parle de son regard sur le monde, en tant que sujet artistique.

No hago otra cosa que procesar lo que soy, lo que sé y lo que tengo, en busca de darle entidad poética a esas cosas, a esos saberes[1].

Mauricio Kartun

En tant que comédienne, nous avons estimé nécessaire de lier la pratique scénique à la théorie performative. Compte tenu des différentes possibilités de construction d’un rôle à jouer (possibilités qui deviennent ressources d’acteur avec l’expérience théâtrale), nous avons estimé nécessaire de construire une réflexion sur une systématisation du processus du comédien, dans le but d’enrichir notre parcours artistique. En effet, nous estimons qu’il est fondamental de travailler la théorie théâtrale en rapport à la praxis.

En constatant le grand écart entre la pratique scénique et la théorie théâtrale, nous observons un énorme clivage entre comédien et théoricien, comme le témoigne la citation de Patrice Pavis:

« Un souci épistémologique et méthodologique doit à présent guider la réflexion théorique. La crise de la recherche universitaire, notamment historique, dramaturgique, sémiologique, provient sûrement de la triste constatation que cette recherche ne semble nullement intéresser les gens de théâtre. C’est donc à nous, théoriciens et universitaires, d’inventer un nouvel usage de l’interdisciplinarité qui ne soit pas une fin en soi, mais qui aide les praticiens à réinvestir immédiatement dans leur pratique ce que «notre » interdisciplinarité leur suggère parfois[2] ».

En revanche, dans Epistémologie Théâtrale, Bak Geler porte un autre regard sur le rapport comédien-théoricien. En effet, il travaille sur l’idée de l’artiste en tant qu’intellectuel spécifique, signifiant qu’il est nécessaire de trouver de nouvelles catégories théoriques pour comprendre l’art théâtral.  Le théoricien en question estime qu’il faut éviter le clivage entre étude scientifique et expérience artistique. En tenant compte de la connaissance de l’artiste de la matérialité de son objet de travail, il lui faut créer une nouvelle approche propre à sa pratique théâtrale, devenant sa systématisation spécifique[3].

L’objectif de notre travail concerne une réflexion sur le travail de l’artiste. Nous nous appuyons sur l’idée que tout artiste, pour soutenir sa pratique dans le temps développe un type de credo poétique, c’est-à-dire un soutien spécifique qui surpasse la production artistique elle-même. D’après ce point de vue, le terme poétique va inclure tout le matériel scénique, sa virtualité et son bagage dans la particularité de chaque cas.

Tout cela va se produire en rapport avec son environnement artistique (rencontre avec ses matériaux de travail, rencontre avec ses camarades), conjoncture (contexte historique) et convention théâtrale (rencontre avec le spectateur). Nous pouvons dire qu’il y a toujours un moment où les créateurs du fait théâtral cherchent l’origine de leur croyance pour justifier leur présence sur scène (qu’est-ce qui me soutient sur scène ? qu’est-ce que je raconte ? Quel sens cela a ?).  Nous pouvons d’ailleurs citer l’idée de liminalité développée par la chercheuse Ileana Dieguez qui considère « la liminalité comme un tissue de constitution métaphorique : une situation ambigüe, dans les limites où se condensent les fragments des mondes [4](Diéguez 2007, 32) ».

C’est dans cette zone liminale de la rencontre de l’artiste avec le matériel du travail et de son environnement artistique que commence à se constituer le type d’appartenance qui va soutenir le fait théâtral dans la recherche du comédien dans sa discipline. Comme le dit Pascal Quignard :

« Ecrire n’est pas un choix mais un symptôme. Ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. Le langage est auto-traduction de tout. S’il permet de supprimer le poids d’un prénom, d’une culture, d’une société, alors il joue sa fonction vivante. Je ne vois pas de différence de ce point de vue entre un conte pour enfants, le Parmenide ou les Liaisons dangereuses[5] ».

On a choisi le mot de credo ­poétique pour définir notre notion car il s’agit des principes qu’on estime essentiels et sur lesquels on fonde son opinion ou règle de sa conduite[6]. Pour comprendre le fonctionnement de ce concept il faut savoir qu’il travaille en triangulation avec deux autres notions. Cette construction triangulaire se compose donc :

  • du credo poétique, répondant à la question sur la façon dont l’artiste se regarde, et comment il regarde sa pratique artistique.
  • des notions de résistance et du sujet artistique, deux concepts qui répondent à la question sur l’origine d’un sujet artistique comme tel.
  • de la subjectivité poétique, répondant à la problématique sur les processus et les contextes des artistes dans le développement de leur œuvre.

Alors, en nous appuyant sur les divers rapports qu’un artiste peut avoir avec sa pratique artistique, nous pouvons les classifier en différentes catégories. Avant tout il est important de remarquer que nous mettons l’accent sur le critère et le niveau de profondeur du regard de l’artiste sur sa pratique et non pas sur l’excellence de son œuvre et de son exercice comme créateur. C’est à partir de cela que nous allons catégoriser les différents types de liens entre les artistes et leurs pratiques [7] :

Pour commencer nous pouvons parler de l’artiste inspiré, faisant référence à l’artiste qui justifie sa production avec « l’aide » d’un agent extérieur qui peut motiver sa créativité, une esthétique spécifique et un point de vue général. Par exemple l’artiste qui, dans ses entretiens et la promotion de ses travaux, parle de quelque chose d’« inexplicable » ou de « magique » qui a défini son rapport avec son travail.

Ensuite nous avons l’artiste sensible. Plusieurs fois, nous avons entendu parler de la situation créative comme un métier absolument intuitif. Cette idée repose sur quelques suppositions comme : « les artistes sont hypersensibles » ou les artistes « habitent en dehors de la société », qui est une idée nous arrivant de l’époque romantique.

En outre, nous avons l’artiste confortable. Il s’agit de l’artiste qui face à la question de la définition de son esthétique ou poétique, préfère qu’un autre (un critique ou un chercheur) s’occupe de donner un sens à sa production. Ce type d’artiste est plus intéressé par la poursuite de sa production que par la réflexion sur celle-ci.

En dernier lieu, l’artiste réflexif qui est celui qui va systématiser sa pratique artistique et qui va faire une réflexion sur ses procédures, généralement pour les transmettre. Ils sont capables d’arriver à des systématisations profondes sur leur travail. Ici nous pouvons prendre le cas de Pascal Quignard, que nous allons utiliser pour illustrer le type d’analyse concernant le credo poétique d’un créateur.

Nous ajoutons, malgré tout, l’artiste chercheur qui serait celui qui considère les pratiques créatrices comme productrices de réflexion. D’après nous, ce regard est proche de l’étude de la subjectivité poétique du comédien que nous avons développé dans de précédents travaux.

Même s’il s’agit d’une classification limitée, on peut voir comment les artistes ont réfléchi sur leurs pratiques. Pour le fonctionnement adéquat des catégories que nous allons développer, nous avons besoin de comprendre de quelle manière le credo poétique peut les contenir. Le credo poétique est le rapport direct de l’artiste avec sa pratique, l’acte poétique qui le soutient et qui peut produire des changements dans sa réalité (Jodorowsky). Il répond au lien qui va soutenir l’artiste en relation à sa zone de pratique originale, en travaillant sur la perception de l’artiste mais aussi sur sa pratique créatrice. Nous verrons ensuite le type de textes qui aident à développer la construction du credo poétique d’un auteur. De plus, nous allons choisir des textes issus d’entretiens ou de commentaires, non pas directement de la littérature de l’auteur.

Pascal Quignard et son credo poétique 

L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage 

Pascal Quignard, Vie secrète

Dans son film « Tous les matins du monde », Pascal Quignard nous présente une grande métaphore sur la recherche de l’artiste. Le même type de questionnement qu’on se pose quand on s’interroge sur le credo poétique d’un créateur.

Dans le film, nous pouvons observer qu’il y a des raisons différentes de faire de la musique et que cette décision influera sur la façon de vivre de chaque artiste. Nous pouvons trouver ce type de construction dans des phrases comme « vous faites de la musique, vous n’êtes pas musicien » (regard de l’artiste sur sa pratique). La rencontre entre les deux musiciens à la fin du film montre comment ils ont passé toutes leurs vies à comprendre la raison de la musique qui leur est propre. Les différents temps, les différentes raisons du fait artistiques les ramènent toujours à  la même question : pourquoi la musique ?

Le cas de Pascal Quignard montre un créateur qui dans plusieurs entretiens prouve à quel point il a compris ses procédures créatives et peut les lier, surtout en faisant des analogies entre deux disciplines qu’il développe séparément : la musique et la littérature. Ferdinando Camon nous présente cette combinaison particulière des disciplines :

« Pascal Quignard nous offre une « langue musicale » extrêmement difficile à traduire ; c’est une langue qui continuellement fait voir la « lumière » et fait entendre le « son ». En amont du mouvement d’écriture de Quignard, il y a un énorme sédiment de mémoire, pourtant il n’évoque pas seulement des événements, mais des figures (spécialement féminines), des habitations, des paysages et des sons[8] ».

Comme nous l’avons mentionné, l’un des éléments qui peut être signe de la construction du credo poétique d’un créateur est le regard d’autres sur son travail artistique, ainsi que sa construction du rôle de l’artiste. Adriano Marchetti a dirigé la publication d’essais appelé Pascal Quignard : La mise au silence. Il s’agit d’un recueil d’études consacrées à l’œuvre de l’auteur.  Dans l’introduction de ce livre Marchetti dit :

« Il n’est pas facile de parler de Pascal Quignard. Une chose est sûre : on ne sort pas indemne de la lecture de ses textes. Il y a  dans ses livres un ton, une voix  et un rythme absolument uniques, reconnaissables entre tous […] C’est une expérience intime par laquelle on est conduit à discerner les divers aspects secrets de l’instant créateur qui est instant de naissance et de mort, d’un seul tenant. Comme tous les secrets, il a un versant impénétrable. Aucune lecture ne dissipe le mystère multiple d’un texte, mais dans chacune germent les voies innombrables de l’interprétation qui renferme toujours la relation mystérieuse entre l’artiste et son art. Ce mystère irréductible, le critique ne peut pas le percer, il peut seulement l’effleurer[9] ».

Par rapport au rôle de l’écrivain et donc de l’artiste, Quignard a une autre particularité qui nous semble coïncider avec notre point d’appui, selon Pierre Lepape :

« A plusieurs reprises, Quignard affirme une sorte de gêne à se présenter comme écrivain. Il préfère dire : lecteur. Passons vite sur l’aspect social de cette différence ainsi marquée. Se présenter aujourd’hui comme écrivain, c’est souvent produire une carte de visite mondaine, exhiber l’écriture comme le produit d’une profession et d’une élection particulières. S’affirmer écrivain, c’est proclamer son appartenance au circuit, ajouter son nom sur la liste des élites. Se dire lecteur, c’est au contraire souligner un retrait,  une retraite ; l’appartenance à une communauté certes, mais de solitaires et de silencieux entretenant avec le livre un rapport d’intimité[10] ».

En choisissant la fonction du lecteur sur celle de l’écrivain, Quignard considère que qui lit se tait. Le lecteur mange avec les yeux. Le lecteur mâche avec ses oreilles[11]. Quant au rôle de l’écrivain, Quignard dit :

« Le roman ne doit pas porter sur le romancier. Il en va de même pour la psychologie. Le bavardage qui a peur, l’héroïsation du créateur n’ont rien à voir avec les images audacieuses qui surgissent et se meuvent[12] ».

Aussi il parle de trouver un type d’écriture particulier. Dans un entretien avec Gallimard à l’occasion de la parution de Petits traités, Quignard parle, sur la recherche dans son écriture, de sortir des espaces connus pour rentrer dans une dynamique différente, la dynamique des Petits traités, ce genre fragmentaire qui se constitue dans un ensemble:

« Je trouve insupportable ce « happy-end » systématique de l’essai, voué à la conclusion fade et rassembleuse. Je préfère la tension baroque où, comme dans les suites de Bach, on choisit deux thèmes qui s’entrechoquent, que l’on fait danser en majeur ou en mineur sans qu’ils se réconcilient jamais dans la paix sinistre de la synthèse. Ces textes proposent donc des questions ouvertes, et aucune réponse. Rien n’est univoque, tout est divisé. Tout ce qui est déchirant demeure à l’état déchiré[13]».

Et dans un entretien fait par Catherine Argand,

« Je crois que de respecter seulement quelques genres littéraires, la fiction, l’essai à une thèse unique, appauvrit la vie, la pensée, le regard qu’on peut avoir sur soi comme sur la société dans laquelle on vit. […] J’ai besoin de tout ça moi aussi, d’utiliser de toutes les formes pronominales que le langage met à notre disposition: le je, le tu, le il, le elle… Je prends tout et je me moque de la question: “êtes-vous un romancier? Un poète? Un dramaturge?” Je ne veux plus jouer un rôle[14]».

Il raconte le fonctionnement des Petits traités :

« Je ne fais aucune différence entre le conte, l’intrigue, l’intrication, l’implication, la story, le récit, la généalogie, la chronologie, l’énumération de ce qui s’est passé dans le bon ordre des séquences. Quand dans un restaurant de Rome je lève la main et m’écrie : « il conto ! », je demande une énumération ordonnée (entrée, pâtes, plat, dessert, café ), qui dit l’action qui s’est déroulée avant même de dire son équivalent sous forme de monnaie, l’addition des coûts étant d’abord la succession chronologique des séquences.

Les Petit Traités sont « il conto »[15] ».

Par rapport au rôle de l’écrivain ou les particularités du travail d’écriture, l’auteur dit que celui qui écrit doit voir les scènes soudain, sans écran, sans théorie, sans préméditation, mais surtout : sans langage[16]. Quignard a beaucoup parlé du langage dans la littérature. Il considère que

« Le langage ne doit pas être le tout, le centre de nous-mêmes. N’oublions pas que nous lui préexistons. A chaque fois que l’on cherche un mot, cela veut dire: « Tu as appris le langage, tu peux l’oublier, tu n’es pas le langage. » C’est une belle expérience[17] ».

Même s’il peut sembler paradoxal, cet écrivain a beaucoup cherché à se débarrasser du langage :

« On ne peut pas communiquer à partir du langage.

Les enfants veulent autre chose que le langage avant de parler. Ce n’est pas l’existence du langage qui les pousse à l’acquérir, mais la bouche de leur mère, le sourire qui la transforme, le regard qui les supplie.

Lors de la narration, la description des corps, les odeurs, les vêtements, les tics, les passages à l’acte, les mouvements ou les pétrifications immotivées communiquent plus d’émotion et gagnent du temps[18] ».

Dans l’article « La lecture et son avers » par Jean d’Yvoire on reprend la question du langage :

« Traduire c’est suivre le texte dont on s’écarte. C’est toucher au doigt les fantômes des langues mêmes et, l’étreinte et la rivalité du mot à mot, toucher au doigt dans le même temps le sens inexprimable, le chaos et le défaut de sens à raison même de l’excès de sens[19] ».

« Le récit, l’intrigue, la chronologie font surface, surgissent comme le fil qui peut tisser dans la langue, la mémoire et le sentiment de la perte à jamais confondus. Le « je » y est sinon confiant du moins spectateur bienveillant, prêt à se retrouver dans l’action du personnage[20]».

Et dans un entretien Quignard ajoute :

« Pour moi, le silence est plus qu’un thème. Enfant, de façon involontaire, je me suis arrêté dans le silence jusqu’au mutisme. Le silence définit le laissé-pour-compte du langage, son résidu. Quand le langage apparaît dans l’humanité, il porte une ombre qui est le silence. Il n’y a pas de silence sans langage. Et plutôt que porte-parole, je me sens porte-silence[21] ».

De même, chez cet auteur on trouve une profonde réflexion sur le franchissement des disciplines artistiques, faites de métaphores qui aident à exprimer la comparaison :

« Un beau texte s’entend avant de sonner. C’est la littérature. Une belle partition  s’entend avant de sonner. C’est la splendeur préparée de la musique occidentale. La source de la musique n’est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec qui composer compose, que l’interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre. Ce n’est pas un vouloir dire ; ce n’est pas un se montrer. C’est un Entendre pur[22] ».

Une réflexion de Gilles Depuis parle de la présence de la musique dans l’écriture, une synthèse à laquelle l’auteur est arrivé :

« En lisant Quignard j’entendais une musique – cette « petite musique » du style dont parle Céline – et ce sont les secrètes harmoniques de ce style, ces petites notes qui sonnent à vide, à peine audibles, qui captèrent mon attention. Je me suis donc remis à l’écoute de cette musique[23] ».

Par rapport à l’universalité de l’art, Quignard accuse que « si l’auteur d’un livre créait de toutes pièces l’histoire qu’il raconte, il n’aurait de sens pour personne d’autre[24] ». C’est-à-dire qu’une partie du travail de l’artiste est de trouver un espace où la métaphore parle en racontant un récit pour vraiment parler de plusieurs autres, raconter un monde pour parler d’univers différents. Nous comprenons que cette forte idée permet de soutenir une conception plus flexible des limites des disciplines artistiques.

Si nous continuons à approfondir, un autre niveau de construction du credo poétique d’un auteur est le questionnement qu’il se pose sur : comment écrit-on ? Pourquoi écrit-on ? A cela Giovanni Bogliolo cite Quignard :

« Le nom sur le bout de la langue part de deux expériences de mutisme vécues par l’écrivain dans son jeune âge et contient une confession révélatrice : « J’ai écrit parce que c’était la seule façon de parler en se taisant »[25] ».

Les étapes de son travail et la réflexion sur elles conforme aussi le regard sur sa pratique. Il raconte, par exemple, qu’il brûle les brouillons des livres, même s’il reconnaît très bien les étapes du processus créatif. D’une certaine façon il n’y a pas de registres car il reconnaît chaque moment du processus comme quelque chose qui peut se convoquer à chaque fois. On trouve dans sa propre systématisation des processus la réflexion de l’artiste qui s’interroge sur son travail en s’interrogeant sur lui même :

« Vous avez toujours été comme ça?

P.Q. Non, j’ai été très très haut et très très bas. Là, je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie. Même s’il faut se méfier du bonheur. Ce que je cherche, c’est quelque chose comme être en dehors de soi; quelque chose de tragique et de tonique à la fois. J’aime éprouver intensément les choses en vivant, en lisant, oui […] J’ai besoin de me répéter ma vie, de comprendre ma vie, de comprendre ce que je ne comprends pas, d’avoir une espèce de langage qui soit irrigué, qui hésite, qui trébuche, qui soit vivant[26] ».

Marchetti dit par rapport à Vie Secrète :

« L’écriture travaille la vie et nous met en présence d’une distinction entre fiction et autobiographie, une distinction qui demeure indécidable. Se maintenir dans cette indécidabilité exige une épreuve, une résistance. Une double impossibilité : impossibilité de décider et impossibilité de rester dans l’indécidable. Il sera question d’un témoin qui raconte non seulement sa vie mais surtout sa survivance, une sorte d’agonie (agon-lutte), de passion[27] ».

En voyant le parcours de Quignard, nous pouvons voir comment le regard sur la pratique artistique peut déterminer une manière de réfléchir plus élargie, plus recherché dans ces propres procédures et vers une construction spécifique du rôle de l’artiste comme sujet.

Les marques de credo poétique que nous avons saisi de Pascal Quignard sont principalement les choix spécifiques qu’il a faits pour travailler l’écriture d’une certaine façon, les décisions d’un artiste qui développe plusieurs disciplines en profondeur (« Le langage ne doit pas être le tout, le centre de nous-mêmes. N’oublions pas que nous lui préexistons[28]»). En effet, nous avons trouvé un système binaire de systématisation des pratiques artistiques très particulier : littérature/musique, parler/se taire, lecteur/écrivain, langage/silence. Finalement, le grand apport des métaphores entre les deux arts qu’il développe majoritairement est la littérature et la musique. D’une certaine façon, pour ce créateur écrire c’est comme jouer, comme dit Camon, il s’agit d’un créateur qui nous offre une « langue musicale ».

Nous pouvons conclure que selon ce que nous avons vu dans cette recherche, les traces d’analyse pour étudier le credo poétique d’un artiste sont diverses, mais nous pouvons, malgré tout, en énumérer quelques unes:

* les regards des autres sur son travail,

* le rôle de l’artiste, le regard de son rôle dans la société,

* la recherche dans son écriture, faire le choix d’une écriture et non pas d’une autre,

* les questions qu’il se pose: comment écrit-on ? Pourquoi écrit-on ?

* les étapes de son travail,

* métaphoriser ses processus en utilisant différentes disciplines / faire des analogies, 

* la systématisation des processus, et

*le franchissement des disciplines artistiques

Nous considérons que pour ce type de recherche, il n’y a pas besoin de faire une systématisation. C’est-à-dire que les questions à poser à un créateur par rapport à son credo poétique sont variables. Cela dépend de chaque artiste de savoir quels sont les éléments qui peuvent raconter au mieux son expérience créative pour déduire son soutien artistique. Cependant nous trouvons fondamental de se poser cette question sur des entretiens et des espaces où l’artiste parle à la première personne (écouter vraiment la voix de l’artiste), non pas uniquement ses œuvres.

En élargissant un peu plus cet aspect, nous pouvons ajouter certains points inhérents à la construction du credo poétique d’un artiste et la manière dont il peut affecter à son œuvre la réflexion sur sa pratique : Lui donne t-elle plus de profondeur ? Lui donne t-elle un angle d’analyse plus approfondi ? L’aide t-elle à améliorer sa productivité ? L’aide t-elle à réfléchir sur le monde ?

Quels sont les artistes qui arrivent à des niveaux de réflexion intéressant sur leurs pratiques : tous ? Ceux qui forment d’autres artistes (maîtres) ? Ceux qui traversent plusieurs disciplines ?

A quoi sert de connaître comment est constitué le credo poétique d’un artiste : à entraîner des systèmes de réflexion qui par la suite soient utiles pour d’autres artistes ? À mieux comprendre le monde de ce créateur ? À ce que l’art se retrouve avec la philosophie et serve à parler du monde ?

Malgré le fait qu’il n’y aie pas besoin d’une réponse exacte pour ces questions, nous considérons très pertinente cette dernière option : utiliser la réflexion de l’artiste pour parler de l’universalité de l’art vers l’idée d’un sujet artistique qui traverse le temps.


Bibliographie

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Notes

[1] Je ne fais rien d’autre que traiter ce que je suis, ce que je sais et ce que j’ai, dans le but de donner une entité poétique aux choses, aux savoirs in DUBATTI, Jorge. “Mauricio Kartun: poética teatral y construcción relacional con el mundo y los otros” in http://www.centrocultural.coop/revista/articulo/22/. ISSN 1851-3263 [Consulté le 16 mai 2014]

[2] PAVIS Patrice, Vers une théorie de la pratique théâtrale, Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 11

[3] Comme le dit Deleuze : « Personne n’a besoin de la philosophie pour réfléchir. Je veux dire, les seuls gens capables, effectivement, de réfléchir sur le cinéma, se sont les cinéastes, ou les critiques de cinéma, ou ceux qui aiment le cinéma. Ils n’ont absolument pas besoin de la philosophie pour réfléchir sur le cinéma. L’idée que les mathématiciens auraient besoin de la philosophie pour réfléchir sur les mathématiques est une idée comique. Si la philosophie devrait réfléchir sur quelque chose, mais elle n’aurait aucune raison d’exister. » in  http://www.lepeuplequimanque.org/acte-de-creation-gilles-deleuze.html, Qu’est-ce que l’acte de création ? Par Gilles Deleuze [Consulté le 9 octobre 2012]

[4] Dans l’original “lo liminal como tejido de constitución metafórica: situación ambigua, fronteriza, donde se condensan fragmentos de mundos”.

[5]http://laquinzaine.wordpress.com/2008/10/03/ecrire-nest-pas-un-choix-mais-un-symptome-entretien-avec-pascal-quignard/ [Consulté le 13 octobre 2013]

[6] http://www.cnrtl.fr/definition/credos [Consulté le 28 juin 2014]

[7] Il s’agit d’une liste non-exhaustive, à partir des observations que nous avons faites, qui nous aident à développer notre objet d’étude.

[8] CAMON Ferdinando  « Remarques pour Pascal Quignard » Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. d’Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, p.22

[9] QUIGNARD Pascal Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. d’Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 40

[10] LEPAPE Pierre « Chasser, lire, écrire : le silence des traces» Pascal Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. de Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, p.79

[11] QUIGNARD Pascal, Rhetorique Speculative, Paris : Calmann-Lévy, 1995 p.203

[12] Ibid, p. 198

[13] Les « petits traités » sont un genre inventé par Pierre Nicole, en opposition aux Pensées de Pascal, qu’il jugeait lâches et décousues. C’est un genre fragmentaire par lequel, sur un sujet, il venait faire s’opposer des positions différentes, Idem

[14] ARGAND Catherine « Entretien à Pascal Quignard » http://www.lexpress.fr/culture/livre/pascal-quignard_801257.html#G1xTBBJhbBc4D63H.99 [Consulté le 12 avril 2014]

[15] QUIGNARD Pascal, Op. cit., note 27, p. 164

[16]Ibid, p. 166

[17] ARGAND Catherine, Op.cit.

[18] QUIGNARD Pascal, Op cit., note 27, p. 201

[19] D’YVOIRE Jean « La lecture et son avers », Pascal Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. de Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 168

[20]Ibid, p.169

[21] QUIGNARD Pascal « Rencontre avec Pascal Quignard, à l’occasion de la parution de Petits traités (1997) »  http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01032030.htm

[22] BOGLIOLO Giovanni « Musique et silence » Pascal Quignard : La mise au silence, p.117

[23] DEPUIS Gilles «Une leçon d’écriture : le style et l’harmonie chez Pascal Quignard » Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. de Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 122

[24] QUIGNARD Pascal, Op. cit., note 27, p. 156

[25] BOGLIOLO Giovanni, Op. cit., note 38, p.115

[26] ARGAND Catherine, Op.cit., note 30

[27] MARCHETTI Adriano « L’ascétisme de l’écriture » Pascal Quignard : la mise au silence sous la dir. de Adriano Marchetti, Seyssel : Champ Vallon, 2000, pp. 95- 96

[28] ARGAND Catherine Op.cit., note 30


Biographie de Carla Pessolano