Pour une visibilité mouvante : processus temporel dans les démarches d’Aurélie Pétrel & Vincent Roumagnac et d’An Kaler
Mélanie Perrier
Citer cet article
Perrier, M. (2017). Pour une visibilité mouvante : processus temporel dans les démarches d’Aurélie Pétrel & Vincent Roumagnac et d’An Kaler. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
La contingence est ce qui peut arriver, ou ne pas arriver. Un possible, une éventualité, une incertitude qui met en doute toute stabilité.
Et si la visibilité de l’œuvre était devenue contingente ?
Associer la contingence à la visibilité pour une œuvre nous amène à reconsidérer les contours de ce qui peut désormais faire œuvre, et ce qui en fait son processus. Qu’est ce qui fait œuvre si sa visibilité est potentielle ? Comme si la question n’était plus quoi voir mais bien quand voir , rafraichissant en permanence ce qui est donné à voir?
C’est précisément la première impression qui ressort de deux démarches dont j’ai fait l’expérience récemment, l’une chorégraphique et l’autre photographique sur lesquelles je vous propose de nous attarder, pour tenter quelques hypothèses.
Dans un premier temps arrêtons nous quelques instants sur le travail d’Aurélie Pétrel et plus particulièrement celui qu’elle mène en collaboration avec Vincent Roumagnac depuis 2012, et leur projet « Latences » récemment activé.
Qu’est ce qui nous est donné à voir lorsque l’on pénètre l’espace d’exposition ?
Dans un premier temps, un ensemble déposé sur le sol et contre les murs, composé de photographies de plusieurs dimensions, mais également de cartons et matériaux d’emballage, rouleaux, tasseaux de bois. Loin de faire en soi « installation », cet ensemble disposé, est plutôt comme à peine déballé et constitue davantage une sorte de corpus disponible en attente de sa mise en espace, réalisé par « activations », moments véritables et charnière du processus. Car dans un second temps, c’est bien par activation que l’ensemble des éléments est physiquement déplacés, repositionnés, superposés contre les murs, au sol, parfois à l’envers et plus ou moins visibles selon le point de vue. L’activation dure le temps des actions engagées par les « activateurs /performeurs » jusqu’à ce que l’ensemble en présence ait changé de place réellement. Cette mise en espace réajustée rend ainsi la visibilité même de l’ensemble instable, précaire, en devenir.
La photographie est donc pensée ici comme un point de départ, susceptible d’être activée selon une temporalité discontinue et repositionnée au cours de l’exposition. Déjouant ainsi la logique d’un modèle arborescent (où tout irait vers ou partirait d’un élément central et définitif) ce processus créatif s’organise bien davantage par, ce que je nommerais un « feuilletté », là où chaque élément vient se superposer sur le précédent.
Dès lors plus qu’une production d’images pures, le processus pourrait se placer dans la filiation de ceux que Bourriaud a nommé de « post-production », considérant précisément la pratique artistique comme une réorganisation, réinterprétation d’œuvres ou de matériaux déjà en présence. Là où Il s’agirait désormais d’élaborer des protocoles de réutilisation et d’usages et de générer des activités. Selon ce nouveau paradigme, les contours des démarches artistiques semblerait ainsi se déplacer d’une réévaluation des espaces à celle des temporalités.
Le processus que les deux artistes mènent semble ainsi s’inventer tel un agencement de temporalités, zone médiane entre latences et pratique que j’appellerais « de la reprise », bien loin d’un ensemble d’opérations visant à la permanence. Car même installé, l’ensemble parait toujours en attente, à retardement, précisément parce la visibilité est constamment mise en mouvement, rejouée, reprise, quotidiennement et de manière discontinue.
« pratique de la reprise »
Cette pratique n’est sans rappeler et rendre active et féconde un terme développé par Kierkegaard. En effet, pour le philosophe :
« Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposé », « car, ce dont on a ressouvenir, a été, c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant »[1]
Ainsi la reprise est une manière de reconnaître dans le présent le recommencement d’un temps qui semblait perdu. Mais à la différence du souvenir, nécessairement tourné vers le passé, la reprise est une manière, dans le présent, de se tourner vers l’avenir.
Or qu’est ce qui fait reprise dans le processus proposé par Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac ?
Reprise de ce qui a été là et qui est déjà ailleurs ?
Reprise d’une désinstallation pour une réinstallation à quelques différences prés.
Reprise d’un déplacement dans l’espace tant des corps des activateurs, que des spectateurs, que des éléments eux mêmes.
Reprise photographique de l’image dans l’image ?
Ainsi cette pratique de la reprise n’est pas une opération de réification mais bien plus une fabrique de différences façonnée de bifurcations dans ces temps convergents et parallèles.
Tant est si bien, que chaque activation fait l’objet de nouvelles images pendant, elles mêmes intégrées dans le corpus pour la prochaine activation. Une mise en abîme plus qu’un archivage, où les images renvoient à leur propre processus de déplacement, d’emballage, de montage, de superposition, d’installation dans l’espace. Des photographies qui une fois tirée, sont le plus souvent sans support blanc mais sur support transparent, permettant ainsi d’introduire le temps présent dans et sur l’image. Inclure donc le reflet de l’espace présent (ou celui du spectateur) sur l’image.
L’image n’en finit donc pas de se laisser voir, non pas pour elle même, mais bien comme surface mobile et réfléchissante
« Visibilité mouvante »
Car à force de réactivations, la visibilité ( au sens où ce que l’on peut voir, ce qui est donné à voir) de la proposition de ces deux artistes, n’en finit pas d’advenir, si bien que jamais l’image ne se stabilise. Le travail serait ainsi modelé par et dans un « temps potentiel », constitué d’un feuilletage de temporalités contingentes et discontinues ouvrant alors sur une « visibilité mouvante ».
Mouvant est précisément ce qui est en mouvement, qui évolue se posant ainsi comme une alternative à l’idée de l’achèvement de l’œuvre et la permanence d’un visible obligatoire, désormais inopérant pour envisager pareil processus à l’œuvre.
J’aimerais pour poursuivre rebondir sur le travail de la chorégraphe An Kaler et montrer à nouveau comment le travail du temps dans le processus créatif fabrique des tissages entre la chorégraphie et l’image.
Un temps qui glisse chez An Kaler
Contingencies explore l’événement potentiel, l’éventualité et l’imprévisible.
Ils sont 5 danseurs, déjà là lorsque le public arrivent et s’installent. En mouvement, comme en attente. Ils se regardent à peine, nous regardent surtout. Et la pièce a commencé
Outre le fait qu’il nous est présenté un format spectacle, c’est à dire une durée d’une heure environ pour un public captif et frontal, le temps investi dans la pièce d’An Kaler est fait de latences très actives portées par des postures spécifiques qui transportent leur potentiel de réalisation à chaque fois mise en tension.
Combinant les temporalités simultanées des 5 danseurs, la pièce se déplace de postures individuelles en moments de rassemblement, autant de situations dans lesquelles un groupe apparaît et disparait. Le mouvement est exploré comme une forme en transition permanente.
Ce terme de transition revêt chez An Kaler une dimension à la fois temporelle et territoriale. En effet pour elle, la transition serait non pas le lien ou le moment entre deux choses, mais plutôt le passage permanent entre plusieurs états, entre « là où je suis » et « là où je me déplace », augmentée à chaque fois de la persistance du « d’où je viens ». La transition serait ainsi un état latent pour chaque danseur entre ces 3 situations à la fois temporelle et géographique.
L’intérêt ne se porte pas sur l’arrivée, mais bien, sur cet état tendu vers un inconnu qui se rejoue en permanence, qui contient toujours et déjà ce qui a été et ce qui va avoir lieu.
Cela introduit l’idée de délai entre une action potentiel et le déclenchement d’une réaction à savoir un retardement.
Le mouvement en tant que tel, délesté d’une lisibilité immédiate vient alors toucher ce dont parlait Alain Badiou pour évoquer celui de la danse, celui qui « a son essence dans ce qui n’a pas eu lieu, dans ce qui est resté ineffectif ou retenu à l’intérieur du mouvement lui-même. » Ils se tiennent à la lisère, comme en « bord cadre »
La contingence dans le travail d’An Kaler est précisément la qualité de ces mouvements qui n’ont pas encore eu lieu et qui se donne à voir comme tel.
La structure du temps en boucle
Si bien que pour « Contingencies », le processus temporel propre de la pièce est envisagée de manière « non –linéaire ». La pièce prend son origine dans l’impression qu’un évènement semble toujours relié à un autre qui a déjà été vu ou qui peut apparaître plus tard.
Ainsi, la structure temporelle utilise des « boucles » au point qu’il devient impossible de différencier passé / présent / futur en termes de chronologie.
Là encore on assiste à un feuilletage temporel, où l’instant d’apparition d’un geste ou d’une posture est d’abord vécu comme une éventualité, comme un potentiel. La réalité dans l’espace de chaque geste lorsqu’il a lieu est alors un point de retournement. A chaque fois il participe à la constitution de ce temps intensifié qui irrigue le présent de son urgence et de son interchangeabilité, « tout se joue » et « tout va encore avoir lieu ».
Le processus à l’œuvre fait ainsi advenir une « béance », « un présent qui dure » pour reprendre la phrase de la chorégraphe Nicole Boussoux, à propos de ce temps particulier de la représentation. Cette pièce opère alors par ligne de fuite, insistances et décrochements, comme au milieu des 2 conceptions deleuziennes du temps, « l’une qui se compose de présent emboités et l’autre qui ne fait que se décomposer en passés et futurs allongés »[2]
Comme nous y invitait déjà Alain Buffard, il s’agit ainsi de ne pas s’arrêter à la durée objective de l’œuvre mais bien à sa capacité d’ouvrir « une série de série » [3]
Aussi au regard des deux démarches évoquées, tentons une ultime hypothèse :
Le processus créatif serait-il articulé autour de la capacité de l’artiste à élaborer le temps d’une contingence, l’effectivité de l’œuvre dépendant alors d’agencement spécifique de temporalités?
En somme une capacité d’agir plus que de faire, d’œuvrer plus que de faire œuvre.
Notes
[1] Soren KIERKEGAARD, La reprise, pp. 65-66
[2] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Ed Minuit, 1969, p.79
[3] Alain Buffard, Xavier Le Roy, « dialogue sur et pour Jérôme Bel », Mouvement, N°5, juin 1999, p.31