Contraintes créatrices : encore un rond de casé

Eddie Panier

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Panier, E. (2017). Contraintes créatrices : encore un rond de casé. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


La conférence de Marcel Duchamp de 1957, ­le processus créatif, définit un écart entre l’intention et la réalisation. Ce coefficient d’art brut échappe à l’artiste. Cette approche de l’acte créateur est convaincante. Toutefois, il existe d’autres pièces de Marcel Duchamp qui ne respectent pas cette définition : calembours, jeu de mots, rébus, contrepèteries, images. Ces œuvres, souvent modestes, respectent des contraintes linguistiques ou morphologiques : comme une partie d’échecs, ou un jeu oulipien.

En 1967, la galerie de Claude Givaudan inaugurait une exposition consacrée à Marcel Duchamp réunissant principalement des readymades[1]. Aux murs étaient disposées les ombres portées des objets. L’affiche retient notre attention. Dans le cadre de ce colloque, dédié au processus créatif, il nous semble pertinent de revenir sur cette image. Décrite dans le catalogue raisonné d’Arturo Schwarz, elle y figure en ces termes : « photomontage de Marcel Duchamp et Claude Givaudan. Du cigare que tient la main de Duchamp s’échappe une fumée empruntée à la pipe de Georges Brassens. AS, 642 » La littérature qui lui est consacrée est relativement modeste et, nous le verrons plus loin, peu précise, voire même fausse, selon nous, dans son interprétation. Son apparente lisibilité, et le descriptif du galeriste et éditeur milanais, sont sans doute à l’origine de ces commentaires mesurés. Nous désirons donc ajouter une petite pierre à l’édifice interprétatif d’une énigme, parmi les nombreuses laissées par Marcel Duchamp, en ayant recours à un dispositif visuel particulier.

Cette affiche est simplement composée : une main, paume vers nous, est entrouverte, et tient, entre l’index et le majeur, un cigare. Celui-ci n’est qu’en partie visible. Dans la part supérieure, une volute de fumée s’échappe vers le haut. L’image est bicolore : la main est rouge ; la fumée, grise. Les photographies de Marcel Duchamp fumant sont nombreuses, et il n’est pas étonnant que cette affiche rappelle sa passion tabagique. Cependant, quelques aspects incongrus émergent suite à un regard plus attentif. D’une part, la bichromie révèle une incohérence malgré la composition : la main et la fumée ne sont pas du même registre. La première procède d’un cliché photographique, la seconde est proche d’un aplat dessiné. Le panache est une forme nuageuse et large, sous laquelle s’ouvre un trait, formant une ouverture en amande effilée. D’autre part, le geste n’est pas celui d’un fumeur : la main paraît posée sur une plaque transparente, et l’axe que forme le cigare se dirige hors champ. À l’incohérence stylistique main-fumée répond une juxtaposition horizontale de deux espaces distincts. Le visionnage du documentaire, réalisé à l’époque par l’ORTF[2], nous donne quelques informations supplémentaires : l’affiche est collée sur la porte d’entrée vitrée, permettant ainsi une lecture recto verso (fig.1). Dans l’espace même de la galerie, la main est reprise, mais sans la fumée, et elle est retournée. Placée dans un cadre transparent, elle laisse entrevoir les readymades et les ombres portées (fig.2). Il s’agit donc d’une main baladeuse qui prend des configurations différentes selon le geste déplacé.

Cela ne constitue par encore une énigme, mais c’est déjà une curiosité. À l’égal d’une contrepèterie, pas encore résolue, mais qui frise aux oreilles des connaisseurs, la lecture de l’affiche commence déjà à flotter dans son interprétation. Avant de poursuivre notre hypothèse, il convient de revenir sur les rares commentaires de cette image. Seul le panache de fumée retient l’attention des commentateurs.

Dans la notice d’Arturo Schwarz, il est précisé que la fumée est reprise d’une photographie de Georges Brassens fumant. Aucune des images du chanteur à la pipe ne nous a convaincus. Dans un texte repris plusieurs fois, cette forme évoque pour les contemporains, une explosion nucléaire, en raison de la politique française de l’époque[3]. Là encore, la forme d’un champignon nucléaire ne nous paraît pas convaincante, et la posture même de Marcel Duchamp, insensible aux questions politiques, nous paraît exclure ce rapprochement.

Certainement que, Marcel l’a vu le V

Depuis 1946, Marcel Duchamp dédie l’essentiel de son activité artistique à ce qui constituera son œuvre posthume. Étant donnés se fait plus ou moins en secret et, régulièrement, Marcel Duchamp envoie une bouteille à l’amer, sous la forme d’une pièce modeste visant à chaque fois un point de repère fixe qui n’est pas encore identifiable. Notre hypothèse est que cette affiche participe à cet ensemble d’indices qui, à l’époque, constitue une série annonçant la dernière installation de Marcel Duchamp.

Il convient, dans un premier temps, d’interpréter la fumée, avant que le sens apparent de la main fumante ne se retourne. Le 21 septembre 1958, Marcel Duchamp et Teeny sont invités par Jacques Lacan à un dîner dans la maison de campagne à Guitrancourt. Celui que le psychanalyste appelle « mon ami » a sans doute vu le tableau d’André Masson et celui qu’il dissimule, l’Origine du Monde de Gustave Courbet[4]. Plus tard, il confirme son intérêt pour ce peintre, dans une eau-forte, copie de La femme aux bas blancs. Ces deux éléments — le repas chez Jacques Lacan et la gravure, nous permettent de réexaminer la fumée de l’affiche, en la comparant avec l’Origine du Monde. La similitude entre le sexe féminin — toison et vulve — et le panache soutenu par le trait dédoublé, paraît assez probante.

Cela posé, qu’en est-il alors du cigare et de la main ?

À la fin de sa vie, Marcel Duchamp s’inscrit dans une lignée d’artistes — Dürer, Ingres, Courbet — qu’il cite et qu’il trahit, en accentuant le potentiel érotique de certaines de leurs œuvres, en déplaçant notamment une main ou un regard. Les deux se valent si l’on veut bien y reconnaître la valeur déictique de la main montrant et du regard qu’il faut suivre. Le cigare de l’affiche est du même ordre : il nous invite à aller voir ailleurs.

L’art de décaler les sons

En 1924, Pierre de Massot publia un recueil de bons mots de Rrose Sélavy[5]. Parmi ceux-ci, figure le mot ruiner, dont l’anagramme évoque Fountain et révèle le projet ironique et insidieux de Marcel Duchamp. Le sous-entendu de ce verbe, du bon mot, demande un travail de la part du récepteur, tout comme le spectateur a la charge de faire le tableau, en retard. Et ce lien ondiniste, se confirme dans la contrepèterie, publiée dans le même opuscule : de ma pissotière, j’aperçois Pierre de Massot.

Nous sommes conscients que le parallèle entre le jeu avec les mots et l’hypothèse que nous développons ici a ses limites. Il ne s’agit pas de confondre la structure linguistique d’un contrepet et la composition d’une image. Le fonctionnement de ce jeu d’esprit ne peut se déployer aisément dans le champ de l’image. Il convient plutôt de recourir à une résolution visuelle, et donc non discursive, conforme à la nature iconique de l’affiche : un thaumatrope (fig.3).

En jouant avec celui-ci, la superposition des deux images, due à l’illusion du mouvement, révèle l’énigme. La feuille de l’affiche deviendrait un écran devant lequel la main de Marcel Duchamp vient se poser. Le panache de fumée, compris alors comme une projection fantomatique, serait l’un des éléments de la contrepèterie visuelle qui, résolue, donne à la main et au cigare, un sens retourné, un geste décalé. L’envers de cet écran serait à la fois la citation implicite de l’œuvre de Gustave Courbet, mais aussi l’oculus imparfait d’Étant donnés. Cette feuille donc, pourrait être alors le passage d’une projection d’une pièce à trois dimensions dans un univers en comprenant deux, dans lequel un indice — le cigare — nous guide.

Il y aurait une obscénité cachée, propre à la permutation verbale, tout comme le contrepet peut la contenir. L’affiche rejoindrait alors d’autres pièces de l’artiste tournant autour de Notre Dame des Désirs : coin de chasteté, feuille de vigne femelle, objet dard. Et également ses contrepèteries, calembours et autres jeux de mots, conformes aux gestes déplacés qu’il aimait faire, sous forme de farces à ses amis ou sa compagne.

Bien dites, il faut savoir mettre fin aux messes

La conférence de 1957 insiste sur la nécessité que le spectateur travaille l’œuvre afin de raffiner le coefficient d’art brut, et combler la différence entre l’intention et la réalisation. Ce travail effectué, l’œuvre peut atteindre la postérité et résoudre, en quelque sorte, l’impossibilité pour l’artiste d’exprimer complètement et consciemment son intention. Il y a dans cette affirmation, une vocation à l’interprétation de l’œuvre d’art que n’aurait pas démentie Sigmund Freud.

Mais c’est moins cet aspect qui retient notre intérêt pour les écrits du psychanalyste viennois, que son étude du mot d’esprit[6]. Au contraire des lapsus, le mot d’esprit est intentionnel. Il requiert un récepteur complice à qui le mot est destiné.

Cette affiche serait donc une image d’esprit qui, derrière une apparence anodine, propose une énigme qui ne peut être résolue qu’en ayant recours à une permutation visuelle. Comme le contrepet, elle maintient un implicite grivois, voire obscène, enchâssé dans la composition. Elle concourt au projet de Marcel Duchamp de saper les règles de bienséance, tout en respectant les contraintes linguistiques ou morphologiques.

La finalité de ces mots et ces images d’esprit tendancieux est bien d’un ordre jubilatoire et communicatif, pour le peu que le spectateur ou l’auditeur, comme un chirurgien-dentiste, enquête à l’aide de bistouris et sans calcul. La finesse de l’énoncé demande en effet une attitude flottante, afin de laisser venir la solution éclatante et soudaine. Celle-ci tient dans un espace mental où se forme l’analogie cachée entre le sexe de l’Origine du Monde et le panache de fumée. Le cigare qui nous désignait l’évidence de la volute devient alors l’instrument éclatant de l’obscénité. Cela repose sur la contrainte morphologique d’une image tout comme la structure paradigmatique de la phrase contrepéteuse reste nécessaire. Nous y voyons l’un des mécanismes importants du processus créatif, où se mêlent la règle, forme arbitraire et objective, et le jeu oulipien, invention subjective.

[1]Ready-mades et éditions de et sur Marcel Duchamp”, Galerie Givaudan, Paris (du 8 juin au 30 septembre 1967)

[2] COLIN Philippe (réalisateur), Archives du XX°siècle, Marcel Duchamp, Office national de radiodiffusion télévision française, 15’31”, 1967

[3] LYONS Kieran, Military Avoidance: Marcel Duchamp and the Jura-Paris Road, Tate Gallery, research articles, avril 2006

[4] MARCADÉ Bernard, Marcel Duchamp: la vie à crédit, Flammarion, Paris, 2007, p. 442 et note 1721

[5] De MASSOT Pierre, The Wonderful Book. Reflections on Rrose Sélavy, Paris, hors commerce [Imprimerie Ravilly], s.d. [1924]

[6] FREUD Sigmund, le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905; Gallimard, Folio, 1992


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