Comment s’y prit Duchamp, après son décès (et si l’on en croit Jean Lancri), pour saupoudrer d’un peu de sel (et d’ombre) la porte de son Etant donnés
Jean Lancri
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Lancri, J. (2017). Comment s’y prit Duchamp, après son décès (et si l’on en croit Jean Lancri), pour saupoudrer d’un peu de sel (et d’ombre) la porte de son Etant donnés. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
Le « processus créatif », tel qu’il fut énoncé par Marcel dans sa conférence de Houston (1957), serait aujourd’hui en état de marche, et depuis des lustres ; très exactement, depuis le trépas de Duchamp (en 1968). Mais en raison de quoi et en vertu de qui ce miracle ? Grâce à chacun d’entre nous (bien qu’à notre insu), grâce à la chaleur de notre visage. Et où donc ? A même le bois d’une porte. Laquelle ? Celle de l’installation dernière de M.D., intitulée Etant donnés : 1) la chute d’eau 2) le gaz d’éclairage, conservée au Musée de Philadelphie depuis 1969, date de son érection conformément aux directives de son auteur. A l’heure où notre lecteur parcourt ces lignes, ce processus serait à l’œuvre, en état de fonctionner (voire même, de « fictionner ») ; et il en irait de même jusqu’à la fin des temps, du moins tant qu’il y aura des regardeurs pour se presser sur cette porte : voilà l’étrange propos que soutient Jean Lancri dans un essai publié en 2013 et titré : « De l’ombre chez (ou sur ?) Marcel Duchamp. Quatre-vingts notes conjointes sur Étant donnés.» (Paris, Apolis Editions).
La revue p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e.org ouvre aujourd’hui le dossier des interrogations que suscite l’hypothèse développée par ce livre : la sédimentation, sur la porte de Etant donnés, des empreintes laissées par la chaleur du visage des regardeurs (c’est-à-dire de tous ceux qui jettent un coup d’œil au travers des œilletons qui trouent cette porte) constituerait une œuvre autonome ; conçue, voulue, planifiée par Duchamp. Cette œuvre, toujours en cours, work in progress s’il en fut jamais, ne serait autre que le Grand Œuvre de M.D.. Elle mettrait en pratique ce que la conférence de Houston avait naguère théorisé, elle l’actualiserait au fur de l’écume de nos jours.
Notre dossier se distribue en deux volets. Le premier reproduit deux textes. D’une part, un avis « Au lecteur » où Jean Lancri, en début d’ouvrage, résume son propos; d’autre part, une « Note de lecture » qui analyse ses enjeux, parue en revue, due à la plume de Pierre Juhasz. Ces deux textes montrent que l’hypothèse en question se conforte d’être mise en relation avec deux maximes de M.D. ainsi qu’avec son épitaphe ( à propos du mot « d’ailleurs » qui initie celle-ci). Le second volet fait état de deux lettres reçues par Jean Lancri. Elles témoignent de la réception de son livre : deux positions ont partagé, semble-t-il, les lecteurs ; elles sont ici représentées, l’une par un bref courriel de Jean-Luc Nancy, l’autre par ldeux courriers, très circonstanciés, de Bernard Teyssèdre. D’opinions inverses, ces lettres permettent d’explorer les pistes où le débat pourrait s’engager. Elles posent, entre autres, les questions suivantes : l’œuvre que Jean Lancri croit avoir débusquée (en voie d’apparition sur la porte de Etant donnés ; c’était en 1989) est-elle un fantôme d’œuvre ou relève-t-elle d’un fantasme de Jean Lancri ? Est-elle, par ailleurs, l’œuvre d’un fantôme, à savoir de ce « ghost » qu’est devenu M.D ou une œuvre de Jean Lancri ? En somme, est-elle une œuvre à mettre au crédit de Marcel Duchamp, fidèle jusque dans l’au-delà aux positions qu’il soutenait lors de sa conférence sur le « processus créatif » ou bien, au contraire, est-ce une œuvre à part, soit une œuvre due, à part entière, à Jean Lancri ?
Quoi qu’il en soit des arguments énoncés par les signataires de ces deux lettres, ne peut-on penser que ces derniers plébiscitent le principe du « processus créatif » et qu’ils accréditent le rôle dévolu par M.D. aux regardeurs ? Ne pourrait-on alors dire, sinon de M.D., du moins de son « processus créatif » : « Manet et manebit ! » Traduisons : « il reste et restera ! ». En tant que tel, son principe reste actif, son principe restera créatif à jamais ! Faut-il préciser que, lors de ce détour par le latin, nous n’avons fait que détourner l’orgueilleuse devise qui était celle d’Edouard Manet ? (Lequel n’avait pas craint de la saupoudrer d’un soupçon de grivoiserie dont le sel n’aurait guère déplu à Duchamp ; pour ce qui est de jouer sur les mots, Edouard y était en avance sur Marcel).
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Dossier. Premier volet :
1) L’avis « Au lecteur » (qui tient lieu de préface au livre de Jean Lancri) :
Ce livre conte l’histoire d’une ombre étrange, celle qui grandit au fil du temps sur la porte qui sert de seuil à la dernière œuvre de Marcel Duchamp, une installation intitulée Etant donnés, érigée après le décès de son auteur. Il se pourrait, en effet, que cette œuvre cataloguée comme ultime en recèle une autre, inaperçue jusqu’ici, greffée à même cette porte, entée sur son bois comme pour la hanter : l’ombre en question. Etant donnée cette œuvre autre (et on ne peut plus autre : une œuvre d’ombre, une ombre d’œuvre !), celle-ci serait donc « plus ultime » que celle qui a nom de Etant donnés. Par voie de conséquence, il se pourrait que cette installation n’ait été programmée par Marcel qu’en tant que leurre pour amener les « regardeurs » de son œuvre finale à faire œuvre eux-mêmes, au-delà de son trépas, voire à leur insu. Etant donnés aurait donc été planifié pour que ceux-ci mettent au jour, au travers de sa nuit, un supplément de son œuvre dite dernière. Conduire des regardeurs devenus « porteurs d’ombre », les amener à produire, par contact avec une porte, une œuvre en forme de fantôme, tel aurait été le complot ourdi vingt ans durant par Duchamp. Une tâche se lève autour de deux trous, ceux forés dans ladite porte par lesquels des spectateurs rendus voyeurs sont conviés à observer une femme nue qui s’exhibe au delà du bois où ils ont collé la tête : une tache due à la chaleur du visage de ces visiteurs ; une tache d’ombre (d’outre-tombe ?) dont le dessein reviendrait à un mort (à un revenant ?) et qui pourrait bien dessiner l’infini visage des vivants.
Examiner ce qu’il en est de cette tache dans son rapport au désir et à la (prise de) vue, l’interroger au plus près de certains écrits de M.D., de la maxime qui l’annonce (« a guest + a host = a ghost.») à l’épitaphe qui la commente et peut-être la fomente (« D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent.»), telle est la tâche de ce livre.
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2) La « Note de lecture » de Pierre Juhasz ; publiée dans Recherches en Esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P, Université Antilles-Guyane, n° 20, janvier 2015, pp. 259-260, elle rend compte de l’économie générale du livre.
Il fallait le regard incisif de Jean Lancri, sa culture théorique transversale et sa sensibilité de plasticien pour lever le voile sur la question de l’ombre dans l’œuvre de Marcel Duchamp et apporter une magistrale interprétation de l’œuvre ultime de l’inventeur du Ready-made : celle de l’installation intitulée Étant donnés : 1) La chute d’eau 2) le gaz d’éclairage, érigée un an après le décès de l’auteur, en 1969, en vertu du contrat passé par l’artiste et à laquelle il consacra les vingt dernières années de sa vie ; en somme, une œuvre posthume, qui recèlerait, selon Jean Lancri, comme un supplément d’œuvre. En quatre-vingts notes successives et progressives – autant d’arguments édifiés au fil des notes -, le propos, imprégné de psychanalyse et de sémiotique, révèle non seulement l’importance de l’ombre dans toute l’œuvre de Duchamp, mais plus particulièrement, de cette ombre étrange, jusque-là inaperçue, qui grandit au fil des regardeurs-voyeurs, apposant leur visage sur la porte de Étant donnés, où ils sont conviés à regarder, par deux trous, une femme qui s’exhibe. « Il se pourrait, selon Jean Lancri, que cette installation n’ait été programmée par Marcel qu’en tant que leurre pour amener les « regardeurs » de son œuvre finale à faire œuvre eux-mêmes, au-delà de son trépas, voire à leur insu » (p.7). Ainsi les lignes se concentrent petit à petit sur la porte de Étant donné, porte hantée par cette œuvre fantôme – le halo laissé par les multiples visages -, cette œuvre à la fois « achéiropoïètes et céphalopoïétes, (…) élaborée, d’une part, dans la tête de Marcel ; produite grâce à la pression de toutes les têtes moins une, en l’occurrence, moins celle de M.D., définitivement retiré, quant à lui, « du champ » des vivants » (p.56).
À travers le dédale de la langue – des langues : le français et l’anglais -, à travers le jeu des mots qu’affectionnait Duchamp, mais aussi l’auteur de l’ouvrage, à l’appui de ses aphorismes, maximes et écrits, comme « a guest + a host = a ghost » ou bien encore à l’examen des termes dyer (teinturier) et dier (moureur) et l’homophonie avec le terme d’ailleurs, Jean Lancri montre comment l’œuvre ultime de celui dont l’épitaphe inscrit sur la tombe est « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » serait un magistral memento mori. « Nous aurions là, écrit-il, lancé par-delà le trépas et depuis l’au-delà, misé tel un coup de dés, tel un tout dernier coup de « D », un appel de Duchamp à Marcel (…). S’il faut se voir Soi-même comme un autre (ainsi que dira Paul Ricœur), l’y voici par lui-même désigné comme un autre ; au plus vif d’une apostrophe partagée en deux langues, rongée par l’altérité la plus foncière qui soit, celle de la mort » (pp.48-49).
Empreinte des visages successifs, « telle une photo, note l’auteur, le halo noirâtre est un indice (au sens de Peirce) » (p.58), mais aussi index. « Le dispositif duchampien fonctionnerait tel un gigantesque appareil de photo » (pp.58-59). À l’appui de la thèse de Rosalind Krauss concernant le photographique dans l’œuvre de Duchamp, l’auteur souligne : « Au plus fort de la pulsion scopique, quand le corps d’un visiteur de Étant donné se fait le voyeur d’une femme qui s’exhibe, c’est à l’aveugle et dans l’ombre de l’esprit que ce corps produit l’ombre du halo : tache aveugle, aveuglée en son centre par l’éclair du voir, par l’éclat du désir » (p.59).
« Les porteurs d’ombre travaillent dans l’infra-mince » avait écrit Duchamp. C’est cet aphorisme que Jean Lancri choisit comme exergue au seuil de son ouvrage. Plus tard, il note : « Une œuvre infra-mince enfin, (…) où Duchamp, en habit d’outre-tombe et livrée de « porteur d’ombre », continuerait discrètement à « travailler dans l’inframince » ; où il ne cesserait de « re-venir », par têtes (présentes et à venir) interposées, pour œuvrer » (p.56).
Le texte de Jean Lancri est précis, précieux, puissant. Il donne à comprendre et à sentir en quoi l’œuvre de Duchamp, « inframince et minimale ; minimale et liminale » (p.56), hantée de tous les visages moins le sien, par la profondeur de l’ombre qu’il propage, continue à hanter malicieusement le devenir de l’art.
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Dossier. Second volet.
1) Lettre de Jean-Luc Nancy (mail du 11/01/2014)
Cher Jean Lancri,
Vous avez fait une découverte aussi lumineuse que son ombre nettoyée et reprenant sa croissance ! C’est un chef-d’œuvre au sens des compagnons de jadis : vous y montrez une maîtrise impeccable et aussi joueuse que sérieuse. On peut être sûr que M.D. caché derrière le paysage d’Etant donnés en est ravi et éberlué. Mais il faut continuer afin que tous les éléments s’accordent : l’eau, le gaz, le décor. Et « finnegans » en coda.
Merci de nous avoir donné ce texte – il me donne un plaisir savant, une science plaisante du même ordre que la lecture du Coup de dés par Quentin Maillassoux.
Merci, et bonne année – j’espère qu’on va y parler de ce livre !
Jean-Luc Nancy
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2) Lettre de Bernard Teyssèdre (13 juillet 2014) :
Cher Jean Lancri,
J’ai lu avec beaucoup d’attention et beaucoup d’intérêt votre livre « De l’ombre » dès que je l’ai reçu, c’est-à-dire autour de la Noël 2013. J’aurais dû vous en remercier très vite. Si je ne l’ai pas fait, c’est d’abord parce que je vis ici, loin de Paris, en « ours » (n’est-ce pas ce que signifie, en allemand, mon prénom ?) Je n’écris à personne, et cette lettre-ci est la première depuis plusieurs mois. La seconde raison, c’était mon incertitude sur la nature de votre envoi. Vous analysez, avec beaucoup de savoir duchampien et une dose d’humour qui n’est pas moins duchampienne, une œuvre d’art, mais l’œuvre de qui ? Du Marchand du Sel ou de Jean Lancri ? Le seul moyen de le savoir serait de passer par la voie juridique. L’œuvre a été détruite par les responsables du Musée de Philadelphie. La destruction d’une œuvre d’art est un délit de vandalisme, passible des tribunaux. Qui donc est en droit de demander réparation ? Les héritiers de M.D. ou J.L. ? Le juge risque de répondre que rien n’a été détruit du tout : la porte a été nettoyée, elle s’encrassera de nouveau grâce à la contribution involontaire des visiteurs. Ainsi la dernière œuvre de Duchamp est une œuvre non seulement posthume mais impérissable puisqu’elle est vouée à maintes fois disparaître pour renaître non pas de ses cendres mais de l’inépuisable curiosité humaine. Et Jean Lancri n’aura rien perdu non plus puisque le livre qui constitue sa part de l’œuvre a été adressé à des gens qui comme moi l’ont lu, et il pourra être encore lu par d’autres (jusqu’à la fin des temps ?)(ou jusqu’à la mort de l’art ?).
Vous voyez bien que je n’avais rien à vous dire. Je vous envoie cette lettre comme signe d’estime et d’amitié – de la part de quelqu’un qui se sent affreuseùment vieilli.
Bernard Teyssèdre
(Le Rayol, 13 juillet 2014).
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2) Fragment de la réponse de Jean Lancri à la lettre de Bernard Teyssèdre. (Lettre du 25/10/2014).
[…] j’en viens au cœur de votre lettre et à ce qui m’y est, par vous, suggéré : intenter un procès au responsable de la porte de Etant donnés. Ce procès, si je vous entends bien, il me faudrait le jouer comme un acte à visée performative : une performance artistique susceptible de pousser l’institution judiciaire à produire l’acte décisionnel qui trancherait dans ce nœud gordien d’indécidables : l’empreinte laissée sur la porte est-elle ou n’est-elle pas une œuvre ? Et, s’il s’agit bien d’une œuvre, est-ce une œuvre de J.L. ou de M.D. ? J’avoue que votre idée a de quoi me séduire : elle exorbite mon enquête iconographique au-delà de ses limites. A l’évidence, en lisant ce livre mien comme vous l’avez fait, vous avez achevé de l’écrire, et je vous en remercie.
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Fragment de la seconde lettre de Bernard Teyssèdre (Mail du 20/01/2016) :
[…] J’ajoute, tout à fait entre nous, ce post-scriptum :
Il me vient un scrupule. Lorsque je vous ai suggéré d’intenter un procès pour vandalisme au Musée de Philadelphie, je crains d’avoir sous-estimé l’ampleur du préjudice que ce Musée a fait subir à l’œuvre de Duchamp.
En effet
1) en faisant nettoyer la porte d’Etant donnés, ce Musée a effacé sans l’accord de Duchamp les traces que les regardeurs avaient autrefois laissées sur cette porte, et par conséquent, compte-tenu du principe duchampien que « l’auteur du tableau, c’est son regardeur », ce Musée s’est indiscutablement rendu coupable de vandalisme :
2) mais en outre, en vertu du même principe, si on considère que l’œuvre soumise au public depuis le nettoyage de la porte s’est incorporée les traces nouvelles qu’ont dû laisser sur cette même porte les nouveaux regardeurs, on est obligé d’admettre que la partie de l’œuvre qui consiste en ces nouvelles traces constitue un plagiat de la partie de l’œuvre qui comportait les anciennes traces aujourd’hui effacées ;
3) et par suite il faut aller jusqu’à dire que le Musée n’expose plus aujourd’hui, sous le titre d’Etant donnés, qu’un faux, une pure et simple contrefaçon :
en effet l’œuvre qui est aujourd’hui visible ne correspond pas à l’intégralité de l’œuvre (incluant les traces laissées par tous ses regardeurs passés, présents et futurs), mais seulement la partie qui inclut les traces laissées par les regardeurs postérieurement au nettoyage de la porte, à l’exclusion de la partie qui incluait les traces laissées par les regardeurs antérieurement à ce nettoyage (partie qui a été détruite),
Et par conséquent ce n’est pas l’œuvre de Duchamp, telle qu’il l’avait conçue et créée, qui est aujourd’hui visible en son intégrité, mais seulement une partie de cette œuvre (présentée abusivement au public comme coextensive au tout).
4) Une circonstance aggravante est que le Musée de Philadelphie s’est abstenu d’avertir le public des mutilations qu’il a imposées à l’œuvre par le nettoyage de la porte. Le Musée, qui a aussi fonction commerciale, se rend ainsi coupable de tromper son public sur la marchandise qu’il lui a vendue en échange du billet d’accès à l’exposition. Les regardeurs d’Etant donnés ne sont pas mis en présence de l’œuvre, mais d’une partie seulement de cette œuvre, partie qui n’est pas représentative de l’œuvre en son intégralité, mais qui leur est mensongèrement présentée comme s’il s’agissait du tout. Je récapitule : vandalisme – plagiat – contrefaçon – présentation mensongère de la marchandise artistique. […].