Danse, la nature et l’air du temps : une créativité à l’aune de l’histoire
Roland Huesca
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Huesca, R. (2017). Danse, la nature et l’air du temps : une créativité à l’aune de l’histoire. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
Au XIXe siècle, les adeptes de l’art pour l’art[1] ont aimé détacher les multiples représentations liées aux aptitudes créatrices des autres aspects de la vie en leur accordant une part de « non-historicité ». Monde en soi, créativité et création devaient obéir à des règles singulières liées à l’ingéniosité de l’artiste. Selon eux, le mode d’existence de l’objet artistique se situerait hors du temps. Henri Zerner a commenté ce type d’approche : « Pour isoler l’art, pour lui donner sa spécificité, on a imaginé un système où il posait ses problèmes proprement artistiques. Adolph Hildebrand a donné à cette idée une forme très élaborée où il lie expressément le problème artistique à la non-historicité de l’art[2]. » Sur fond d’idéalisme, l’histoire des arts serait avant tout affaire d’inspiration, de savoir et de savoir-faire individués.
Cependant, pour qui entame un travail historiographique, les représentations faisant de l’art une entité non-historique doivent être dépassées, car dans le décours de la création, la créativité se déploie dans des univers historiquement, géographiquement et socialement déterminés. Dès lors, les processus créatifs se déploient au cœur de ces différents dispositifs qui les organisent et leur donnent sens et qu’en retour, à leur mesure, ils dynamisent. Le XXe siècle en témoigne. Dans ce contexte, les différents usages du sensible et de la raison prennent toute leur part. Pour le montrer, voyons comment, en quatre temps et un mouvement, les représentations de la nature ont donné corps aux ébats et aux débats d’une sphère artistique singulière : la danse.
1er Temps / Monte Verità : à l’école de la nature[3]
1903 : loin du monde urbain, Isadora Duncan parfait son art sur la colline de Monte Verità. Espérant ressentir en elle les forces alentour, la danseuse veut glisser sa danse dans les flux de l’univers. Son imaginaire s’enrichit des mouvances issues du macrocosme. Revendiquant pour maître-à-danser Jean-Jacques Rousseau, elle cherche à rejouer en elle les lois supposées fécondes de la nature : l’écoulement des vagues, l’ondulation de la mer, les ondes légères du vent, autant de particules de matière « dont la ligne principielle est l’ondoiement[4] ». À chacun de ses ébats, l’artiste tente d’établir un contact, une relation ; elle invente des complicités avec les forces cosmiques. La voici immobile, les mains entre les seins à hauteur du plexus solaire. À partir de ce foyer[5], elle souhaite faire vivre en elle l’impulsion originelle du mouvement[6].
Les enseignements des disciples de François Delsarte l’avaient sensibilisée à ce travail[7]. Colonne vertébrale, poitrine, ventre, bassin se présentent comme les lieux privilégiés des gestuelles expressives. Délaissant les pas codifiés de la technique classique, Isadora Duncan développe cette danse singulière. Se laissant guider par ses émotions initiales, elle improvise à partir de thèmes, peur, tristesse, etc. Espérant côtoyer les tréfonds de son inconscient[8], elle veut s’affranchir du joug de la raison et des conventions. À la Belle Époque, cette danse libre s’inspire de l’air du temps. Au plus fort de sa gloire, elle donne sens à sa démarche : « Avec la naissance de la conscience, l’homme, devenu rationnel, perdit les mouvements naturels du corps. Aujourd’hui, à la lumière de l’intelligence acquise à travers des années de civilisation, il est essentiel pour lui de chercher en pleine conscience ce qu’il a inconsciemment perdu[9]. » On l’a vu[10], le corps reste la nostalgie de la Belle Époque. On le pense enfoui, prisonnier des contraintes imposées par le positivisme. Aussi, pour se défaire de ce joug présumé, certains artistes, les plus « modernes », revisitent un passé mythique, celui d’une nature féconde, jubilatoire et porteuse de vie. À son écoute, l’humain doit s’épanouir et ressentir en lui les lois de l’univers ! Place aux instincts !
Instincts, nature, puissances cosmiques et telluriques, autant d’imaginaires stimulant, dès l’origine, les adeptes de Monte Verità. En 1900, les fondateurs, Henri Oedenkoven, le fils d’un industriel d’Anvers, et Ida Hofmann, une pianiste arrivée du Monténégro, éprouvent le besoin de renouveler leur vision du monde et de l’art. Sur les lieux mêmes de Fraternitas – un couvent laïque dirigé par Alfredo Pioda, un théosophe suisse – ils jettent les bases d’une communauté voulant vivre en bonne intelligence avec le cosmos. Très vite, le précepte attire une partie de l’avant-garde artiste et intellectuelle venue du Nord et de l’Est de l’Europe. Anarchistes, socialistes, écrivains, hommes de théâtre, musiciens et danseurs s’y retrouvent. Au programme, spiritisme, végétarisme, naturisme, médecine naturelle et hygiénisme. Tout est affaire de contact et de proximité affective avec le milieu naturel. La nudité de mise, l’amour se veut libre, l’homosexualité se vit sans gêne. Théosophie et anthroposophie légitiment cette recherche d’osmose entre l’être et la nature. Sur la colline, le corps, lieu commun de l’expérience, devient l’objet de toutes les attentions. Aussi doit-il être éduqué, éveillé, sensibilisé aux desseins du monde ! Dès 1913, le danseur Rudolf Laban, un des mentors de Monte Verità, fonde au sein de la communauté l’École pour l’art. Techniques corporelles, pratiques gymniques, travaux physiques, jeux, danses individuelles ou en groupes, compositions artistiques, travail sur le son, exercices vocaux et instrumentaux, chants et rythmes ordonnent et animent les jours[11]. L’année suivante, avec l’aide de Mary Wigman[12], le maître parfait ses études. Son projet ? Éveiller les sensations, car le ressenti doit permettre à chacun de percevoir les « processus secrets de l’être intérieur[13] ». La nature devient le théâtre de cette aventure ; elle en est le « Chœur[14] ».
Sur fond de Naturphilosophie, l’Allemagne, particulièrement sensible au malaise engendré par les méfaits de l’urbanisation croissante et par les nouveaux espaces-temps imposés par la révolution industrielle, cherche les pistes d’une renaissance. L’heure est à la dénonciation de la toute-puissance du positivisme, du progrès et de la raison technico-scientifique[15]. Loin des pollutions urbaines, la nature doit être le terreau où germent les ferments du renouveau. À son contact, l’homme s’éprouve et apprend à se connaître en explorant les zones d’ombres de son être intime. Déjà, dans les dernières années du XIXe siècle, Friedrich Nietzsche ou Fédor Dostoïevski pressentaient l’émergence d’un type d’humanité inédit. Leurs plumes acérées éraflaient les représentations du monde les plus communes pour esquisser de nouvelles façons d’être et de ressentir. Nihilistes, ils annonçaient la fin d’un état ancien et espéraient voir naître un nouveau stade anthropologique. Un peu plus tard, en hommes de lettres, Robert Musil, Marcel Proust ou encore Thomas Mann digressaient eux aussi sur les vies de leurs contemporains devenus, pour beaucoup, des « hommes sans qualités ».
Dans cet Occident très « Fin de siècle », le théâtre de l’intelligence aime concevoir la civilisation sur fond de tragédie. Aussi, donnant des ailes à la pensée, le nihilisme permet à bon nombre d’artistes de prendre leur envol. Humain, trop humain, dans le concert du chaos annoncé, les aphorismes de Friedrich Nietzsche mènent le bal.
La communauté de Monte Verità nourrit un tout autre dessein ; avec elle, la nature reste un champ de force à expérimenter et à ressentir dans les plis du corps. Intime et intérieure, cette expérience sensible cherche un surplus d’existence à trouver dans le partage des expériences. Ce rapport à la nature est avant tout un mode de vie dont l’éthique est une métaphysique. Quelques années plus tard, le Bauhaus renouvellera le projet de cette esthétique.
2e temps / Cosmogonie et primitivisme
- Avec Le Sacre du printemps, le rideau se lève sur d’autres usages de la nature. Kenneth Archer[16] a montré comment le peintre Nicolas Roerich, archéologue et spécialiste d’histoire de l’art, en a précisé la thématique. Dans l’élaboration de l’œuvre, ses connaissances s’imposent ; totems, ancêtres, sacrifice et Dieu ordonnent le quotidien d’une peuplade primitive au sortir de l’hiver. Pour rendre compte des conditions de vie difficiles d’une contrée au climat rigoureux, sans cesse soumise à la longueur des nuits hivernales et à la violence des vents glacés[17], Vaslav Nijinsky réinvente, loin de tout académisme, les gestes d’antan[18].
Acte Premier : L’Adoration de la terre. « Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d’herbe. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l’avenir selon les rites. L’Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du printemps. On l’amène pour l’unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase[19]. » Ce premier tableau rend hommage à la terre. Portant la beauté, celle des fleurs et de l’herbe grasse, et offrant la vie par sa fertilité, elle conditionne la survie du clan. Sans les apports de cette mère nourricière, l’avenir reste incertain. « Théogonie rudimentaire », parce que lier aux nécessités les plus biologiques, les plus élémentaires même, ce rite conditionne la survie. Par ses piétinements incessants et ses danses primordiales, la tribu veut s’affranchir de sa condition nécessiteuse et périssable. Chaque secousse et chaque pas de cette danse sacrée veulent atteindre les tréfonds de la terre, comme pour lui rendre grâce. Au final, le baiser du vieux sage, dont l’attitude courbée vers le sol indique l’âge, bien sûr, mais aussi la constante relation avec les puissances telluriques, porte le rituel à son acmé. Par l’accolade, le Sage devint « lui-même avec le sol, une seule et même chose[20]. » Ce baiser signe l’union spirituelle et l’adhésion mutuelle entre l’homme et la divinité.
Cet appel à la nature fait écho. Au début du XXe siècle, art et science travaillent la figure du primitif. Avec lui, le naturisme devient objet d’étude. Dès 1912, Émile Durkheim en propose une synthèse : Les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse[21]. « Merveille et miracle permanent »[22], l’univers reste pour ces peuplades primitives objet de célébration. Liés au quotidien le plus trivial, leurs cultes puisent leur signification dans un contact direct avec le cosmos. De là, la vénération à la terre. Selon le père de la sociologie française, ces rituels païens étaient intimement tributaires des sensations provoquées par les puissances cosmiques. Avec leur Sacre, les Russes proposent à demeure un pan d’histoire sur les croyances religieuses. Piquant la curiosité de l’époque, le fonctionnement de ces dévotions primitives suscite l’intérêt. Émile Durkheim avait annoncé le programme : « Mais les religions primitives ne permettent pas seulement de dégager les éléments constitutifs de la religion ; elles ont aussi ce très grand avantage qu’elles facilitent l’explication. Parce que les faits y sont plus simples, les rapports entre les faits y sont aussi plus apparents[23]. » Sans avoir encore été dénaturés par une réflexion savante, les cultes primitifs, plus proches des mobiles ayant réellement déterminé leurs actes, servent de paradigmes pour comprendre les religions des civilisations avancées.
Mais pourquoi les Russes servent-ils ce dessein ? Pourquoi amènent-ils dans leurs bagages les conditions d’une rencontre avec cette figure de la modernité ? L’Orient chrétien apporte ses réponses. Par sa mystique, la culture orthodoxe[24] déploie sa cosmogonie. Accordant aux saints textes de l’Ancien Testament une place centrale, cette liturgie originelle place la nature au centre de ses réflexions. L’univers reste sa première Bible, sa première source d’inspiration[25]. Déjà dans la Genèse, la naissance d’Adam, de l’hébreu adamah ou terre, présente l’homme comme celui qui fut tiré du sol avant d’être animé du souffle divin. Condition de son existence, cet être originel célèbre les puissances telluriques et leurs énergies vitales. Olivier Clément a montré comment, au début du siècle, le sens russe de la « grande Terre humide »[26] cultivait le thème de la fécondité et de l’abondance des biens nécessaires à la survie. « L’Exode » avait ouvert le chemin d’une terre promise où coule « le lait et le miel[27]. » Quant au « baiser » à la terre, il n’est pas non plus sans trouver un sens mystique dans ce texte sacré. Le Cantique des Cantiques le chante tout au début du texte : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche[28] !… » Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant[29], les différentes exégèses ont toujours interprété cette scène comme une adhésion d’esprit à esprit, comme l’union entre l’âme et Dieu. Dans le Sacre, il n’en va pas autrement. Cette sensibilité cosmique sillonne toute l’œuvre[30]. Riches de leur tradition religieuse, les Russes explorent facilement ces thèmes chers à la modernité et l’apportent en France. Avec eux, les Pères de l’Église croisent les fils de la Modernité. Mais voici l’entracte.
3e temps / Ressentir les forces alentour et se réinventer
Année 1950, Voici Anna Halprin ! Ses pas la portent sur la côte Ouest des États-Unis où désormais elle vit : « Sur la côte de Californie du Nord où j’habite, j’ai pour voisins la tribu des Indiens Pomos. Au cours des trente dernières années, je suis devenue l’amie de certains membres de cette tribu, j’ai appris leurs danses et leurs coutumes et passé de nombreuses heures à écouter leurs histoires. Les cérémonies ont lieu dans la maison ronde, l’espace sacré de la communauté. On danse pieds nus sur un sol de terre battue, adressant directement nos prières à la Terre mère. Le grand feu qui y brûle en permanence envoie le message de notre danse jusqu’à l’Esprit suprême en une volute de fumée qui sort par une large ouverture dans le toit. Cette ouverture nous amène le ciel, la lune et les étoiles dans la maison. Nous dansons en cercle, comme l’orbite de la Terre, autour d’un poteau central, un arbre qui relie notre corps à celui des cieux et celui de la Terre. Les Pomos vivent leur expérience de la nature, non seulement en pensée, mais aussi dans leurs échanges quotidiens avec elle et dans leur culture. Cet univers dynamise sn imaginaire, stimule sa créative. Qu’on en juge !
1962, avec Experiment in the environment, Anna Halprin pense le corps humain à l’image du corps terrestre[31]. Couchées sur la roche, les danseuses s’animent. Dans le ressenti, elles cherchent à percevoir l’énergie et les puissances de la terre pour les incorporer et les traduire en danse. Libre de ses mouvements, chacun doit trouver des correspondances entre son corps et les éléments cosmiques.
À même la chair, l’imagination devient le lieu de puissances « modalisantes ». Animé de dimensions symbolique, allégorique, onirique, mais aussi vécu de façon sensuelle, intime, affective, etc., le milieu, devenu un voisinage entièrement sémiotisé, métamorphose le jeu des forces en présence dans le corps, il en bouleverse les équilibres et l’autorise à se réinventer en assimilant les éléments extérieurs ou en les accommodant. Chaque mode d’existence ainsi exploré invite le danseur « à se créer, se renouveler, voire se transfigurer, par les croyances et les dispositifs qu’il instaure lui-même[32]. Multipliant les vigilances à l’égard du milieu, de ses ressources et de ses forces, attentif à chaque perçu ou encore s’abandonnant dans la situation, chacun peut se vivre et se ressentir autrement en créant des « agencements » déconnectés de leurs associations et dispositions antérieures. Cette déconstruction de la représentation spatiale ordinaire du corps et du milieu, comme la prise en compte de leurs porosités et de leurs pouvoirs, permet aux danseurs de se réorganiser sur un mode insoupçonné.
Pareils aux romantiques accordant à l’homme une « individualité cosmique », corrélative de « l’individualité organique du monde[33] », ces artistes s’imprègnent de l’univers dans lequel ils évoluent. Rêvant d’instaurer un rapport de sympathie avec le milieu naturel, leurs expériences chorégraphiques réaffirment les liens charnels entre un art corporel et des espaces à explorer. S’abîmant dans l’environnement, ils se pensent comme partie d’une totalité signifiante. Mus par un ensemble de représentations mentales, leurs corps engagés dans la nature deviennent une fiction du monde ; à l’écoute d’eux-mêmes et de l’écosystème, ils s’animent, se réinventent et se renouvellent au gré de l’imagination et du ressenti. Cependant, comme l’indique Michel Serre, si hier l’Homme appréhendait le langage de la nature à partir de versions religieuse, philosophique ou animiste, il faut désormais évoquer cette proximité en termes de forces, de liens et d’interactions. Comment le comprendre[34] ?
Pour Anna Halprin et ses condisciples, ce dehors polymorphe du monde se construit et se vit à l’orbe de pratiques somatiques venues d’horizons différents. Au programme : kinésiologie, yoga, zen, mais aussi travail sur les images mentales, la respiration, les sensations. Imposant de nouvelles vigilances, ces techniques d’un type nouveau construisent l’Univers par le filtre d’un corps dansant, mais aussi un « corps pensant » selon la belle formule de Mabel Elsworth Todd[35]. Décentrement des attentions, interpénétration des espaces, on l’aura compris : l’esprit zen plane sur le moment. Et si hier l’Homme appréhendait le langage de la nature à partir de versions religieuse, philosophique ou animiste, il faut désormais évoquer cette proximité en termes de forces, de liens et d’interactions[36].
4e temps / Vous avez dit Eden ?
1996, Boris Charmatz crée Aatt Enen Tionon au théâtre de la Halle aux Grains à Blois[37]. Une structure verticale à trois niveaux accueille les danseurs : en bas, le chorégraphe, tout en haut, Julia Cima, au milieu Vincent Druguet. Ouvert aux regards, ce « bloc chorégraphique », *haut de cinq mètres environ reste exigu : deux mètres sur deux. Dans cet espace érigé, le trio prend place et s’échauffe ; alentour, le public déambule, observe et s’interroge sur ce dispositif peu banal. Ne gardant en tout et pour tout qu’un seul tee-shirt, les artistes se dévêtent. Le spectacle commence. Verges, vulve, fesses, immanquablement, en un puissant corps à corps, ces nudités exposées parlent crûment à la nôtre. Prenant à bras le corps ces réalités physiques, Boris Charmatz quitte les contrées idéelles pour appréhender l’hétérogénéité d’un réel fait de rides, de fentes, de saillies, de plis, des marques, de pilosité. Faisant le choix d’une « nudité empirée[38] » par le port d’un simple haut pointant, par contraste, les zones du sexe, ce dénuement veut déjouer les utopies du corps nu entier[39], libéré des affres de la civilisation « moderne. », où, on la vu, les adeptes de Monte Verita donnant libre cours à leur imagination. L’envie de déconstruire ce mythe séculaire guide le chemin. Au début du XXe, l’homme en sa nudité devait renouer avec une sorte d’Eden. Immergé dans une nature pensée bienfaitrice, il cherchait à renouer avec un véritable temps zéro de l’évolution de l’humanité. À l’horizon, la renaissance d’un genre humain jugé dévoyé. Laure Guilbert a tracé les traits de ce dessein : « Au modèle du progrès technique et économique, représenté par la Civilisation, s’opposait celui de la Kultur, conçu comme un univers spirituel de valeurs éthiques et esthétiques. »[40] On l’a vu, sous les rets de la modernité, le désenchantement du monde avait enfanté le besoin mythique de régénérer la condition humaine en retrouvant, dans la nature, le moment auroral où l’homme vit le monde pour la première fois[41].
Un an plus tard, Boris Charmatz poursuit son œuvre avec herses (une lente introduction). L’idée ? Mettre en crise les différentes « utopies de l’alliance[42]. » La rébellion hanterait-elle le moment ? Non, bien sûr ! En ces lieux, l’artiste entame plutôt la patiente déconstruction de trois utopies ayant animé les scènes chorégraphiques au XXe siècle. L’une d’elles renvoie aux problématiques nées de ce rapport de l’Homme à la nature. À l’occasion d’un échange avec Boris Charmatz, Jérôme Bel, convoquant ses souvenirs, se remémore le début de la pièce : « Sinon je me rappelle avoir éclaté de rire dans le solo d’ouverture de herses… au moment où Myriam Lebreton dansait, nue, une sorte de danse mythologico-duncanienne, une sorte d’allégorie de la nature. Elle effectuait des gestes stylisés, comme si elle mettait ses mains dans l’eau, puis les élevaient au ciel, celles d’une vestale de l’Antiquité, mais aussi bien comme l’une de ces danseuses nues que l’on voit sur les photos de Monte Verità, qui elles-mêmes rejouaient le corps comme nature. Ce cliché annonçait la couleur, il était parfaitement lisible quant au statut que tu donnais au corps[43]. » Le chorégraphe confirme : « on voulait jouer avec les utopies de la nature (…)[44] ». Exit les visions idylliques, nées au début du XXe siècle, d’un corps naturel ! Selon le chorégraphe, s’il obéit bien sûr à des lois biologiques, le corps doit être pensé avant tout comme une construction sociale culturellement déterminée. Et Boris Charmatz de préciser ce contre quoi il œuvre : « C’est Isadora qui se met nue sur la plage, c’est la révélation de l’entièreté de son être[45]. »
Véritable déjà-là du danseur, ces corps dénudés ont déconstruit les représentations du corps libre engagé dans la nature en proposant d’autres clés d’intelligibilité. À leur mesure, ils déjouent les systèmes de pensée les plus ancrés dans le passé. Par un phénomène de résonance négative, ce moment volontiers « postmoderne » met en crise les imaginaires sociaux les plus communs, mais aussi leurs normes, leurs valeurs et leurs repères. Transformant vérité, objectivité et universalité en notions illusoires, ils imposent à l’époque deux types de relativisme: l’un épistémologique, rendant illusoires les notions de vérité, d’objectivité et d’universalité, l’autre axiologique, contrecarrant la pertinence des croyances les mieux établies.
Conclusion
Ne semblant révéler rien d’autre qu’une aptitude individuelle, la créativité paraît être simplement une affaire de psychologie. Cependant, l’étude révèle combien ces aptitudes créatrices restent intimement liées à l’ensemble des comportements, des représentations, des savoirs et des imaginaires d’une époque et d’une société. Par bribes et par couches, ces conditions donnent sens à ces moments particuliers où l’art se fait. Loin d’être simplement fortuites, ces relations singulières entre le mode d’existence d’une œuvre et les conjonctures du moment invitent à porter attention aux dispositifs qui constituent les formes de l’art et les mondes sensibles où raison et intuition donnent le « la » au devenir des œuvres. Dans ce contexte, les aptitudes créatrices, ferment de toute création, deviennent des « métaphores épistémologiques[46] » condensant les lignes de force qui les font naître et indiquant, du même geste, la manière dont chaque culture produit, conçoit et envisage la réalité représentée à un stade donné de son déve
Notes
[1] En 1835, la préface de Théophile Gautier à son ouvrage, Mademoiselle de Maupin, est considérée comme le texte liminaire à l’art pour l’art.
[2] Henri Zerner, « L’art », Jacques Le Goff et Pierre, Faire de l’histoire 2. Nouvelles approches, Paris, Gallimard, Folio, 1974, p. 245-269.
[3] Voir Roalnd Huesca, Danse, art et modernité, Paris, PUF ? coll. Lignes D’art, 2012, Chapitre utopies.
[4] Isadora Duncan, « La grande source », 1916, La danse de l’avenir, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 43-45.
[5] Le terme est de François Delsarte. Voir Alfred Giraudet, Mimique Physionomie et gestes, méthode pratique d’après le système de F. Del Sarte pour servir à l’expression des sentiments, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1895, 128 p.
[6] Isadora Duncan, Ma vie, 1927, trad. Jean Allary, Paris, Gallimard, 1932, p. 76.
[7] John Martin, La danse moderne, 1933, trad. Sonia Schoonejans en collaboration avec Jacqueline Robinson, Arles, Actes Sud, 1991, p. 39.
[8] Isadora Duncan, Ma vie, 1927, trad. Jean Allary, Paris, Gallimard, 1932, p. 78.
[9] Isadora Duncan, « Le mouvement synonyme de la vie », 1909, La danse de l’avenir, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 68-71.
[10] Chapitre 1.
[11] Harald Szeemann, « Monte Verità », Claire Rousier, Etre ensemble, figure de la communauté en danse depuis le XXe siècle, Paris, Centre National de la danse, 2003, p. 17-40.
[12] Par son passage à la cité-jardin de Hellerau, autre lieu utopique confié au rythmicien Jacques Émile Dalcroze, Mary Wigman avait été rendue sensible à ces approches. Voir le beau chapitre concernant ce lieu dans : Adolphe Appia, Œuvres complètes, tome III, édition élaborée et commentée par Marie L. Bablet-Hahn, Lausanne, L’âge d’homme, 1988, p. 92 et suivantes.
[13] Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, 1950, trad. Jacqueline Challet-Hass, Arles, Actes Sud, 1994, p. 27.
[14] Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, 1950, trad. Jacqueline Challet-Hass, Arles, Actes Sud, 1994, p. 24.
[15] Citons les entreprises menées par Robert Owen voulant opérer une « Révolution par la raison », Claude Henri de Rouvroy Comte de Saint-Simon pour qui la société tout entière repose sur l’industrie.
[16]Archer K., « Nicolas Roerich », in Souriau É. (et al.). Le Sacre du Printemps de Nijinsky, Paris, Cicero et Théâtre des Champs-Élysées, 1990, p. 75-99.
[17] Voir Boyer R., « L’Homme et le Sacré chez les Slaves », in dir. Ries J., Traité d’Anthropologie du Sacré, l’Homme Indo-européen et le Sacré, volume 2, Aix en Provence, Édisud, 1995, p. 217-238.
[18] Voir Roland Huesca, Triomphes et scandales, la belle époque des Ballets russes, Paris, Hermann, chap.. Modernités.
[19] Programme des Ballets Russes, Saison 1913.
[20] Stravinsky I., « Ce que j’ai voulu exprimer dans Le Sacre du Printemps », in Montjoie !, n° 8, 29 mai 1913.
[21] Durkheim É., Les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, 1912, Paris, P.U.F., 1990, p. 100 et suiv.
[22] Müller M. cité par Durkheim É., Les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, 1912, Paris, P.U.F., 1990, p. 104.
[23] Durkheim É., Les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, 1912, Paris, P.U.F., 1990, p. 9.
[24] La famille de Nijinsky pratique cette religion. Ostwald P., Vaslav Nijinski Un asaut dans la folie, 1991, trad. B. Poncharal, Paris, Passage du Marais, 1993, p. 79 a rapporté comment le mariage Bronislava, sœur de Nijinsky, s’était déroulé dans le rituel clasique de l’église orthodoxe russe. Nijinsky était témoin.
[25] Clément O., Sources, Les mystiques chrétiennes des origines textes et commentaires, Paris, Stock, 1982, 28.
[26] Clément O., Les Visionnaires, 1Desclée de Brouwer, Paris, 1986, p. 199.
[27] « L’Exode », (3 ; 8 et 18), in La Sainte Bible d’après les textes originaux de l’abbé Crampon, 1904, Paris – Tournai -Rome, Paris, Desclée & Co, 1924, p. 56. La version synodale ne diffère pas.
[28] « Le Cantique des Cantiques » (1 : 1), in La Sainte Bible d’après les textes originaux de l’abbé Crampon, 1904, Paris – Tournai -Rome, Paris, Desclée & Co, 1924, p. 864. La version synodale diffère un peu in, La Sainte Bible L’Ancien et le Nouveau Testament, version synodale, Lausanne, Société Biblique auxiliaire du Canton de Vaud, 1971, p. 548. « Ah ! Qu’il me prodigue les baisers de ta bouche !… »
[29] Chevalier J. et Gheerbrant A., Dictionnaire des Symboles, 1962, Paris, Laffont / Jupiter, 1982, p. 97.
[30] Nijinsky était pratiquant orthodoxe. Le jour du mariage de sa sœur, au sein de cette église, il fut témoin.
[31] Anna Halprin, « Danses de la terre : le corps répond aux rythmes de la nature », Nouvelles de danse, n° 21, 1994, p. 32-39.
[32] Basile Doganis, Pensées du corps, la philosophie à l’épreuve des arts gestuels japonais (danse, théâtre, arts martiaux), Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 35.
[33] Georges Gusdorf, Le Romantisme II, 1984, Paris, Payot, 1993, p. 149.
[34] Michel Serres, Le contrat naturel, paris, François Bourin, 1990, p. 69.
[35] L’ouvrage de Mabel Elsworh Todd, Le corps pensant, 1937, trad. E. Argaud et D. Luccioni, Bruxelles, Contredanse, 2012, est très lu à l’époque.
[36] Michel Serres, Le contrat naturel, paris, François Bourin, 1990, p. 69.
[37] La pièce sera reprise au festival d’automne à Beaubourg la même année.
[38] Boris Charmatz, « Contre Eden », in journal de l’ADC, Genève, n° 14, 1997, p. 9.
[39] Boris Charmatz, « Contre Eden », in journal de l’ADC, Genève, n° 14, 1997, p. 9.
[40] Laure Guilbert, Danser sous le IIIe Reich, les danseurs modernes et le nazisme, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 25.
[41] Voir Roland Huesca, La danse des orifices : étude sur al nudité, Paris, Nouvelles édition Jean-Michel Plac,e Coll. La vie des œuvres, 2015, chap.. Concepts.
[42] Note d’intention de l’auteur.
[43] Jérôme Bel, dans, Emails 2009-2010, Jérôme Bel Boris Charmatz, Dijon, Les presses du réel, 2013, p. 77-78.
[44] Entretien avec Boris Charmatz, 16 septembre 2001.
[45] Entretien avec Boris Charmatz, 16 septembre 2001.
[46] Umberto Éco, L’Œuvre ouverte, 1962, trad. C. Roux de Bézieux avec le concours de A. Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965, p. 28.