Créations, immersions, intentions, dans le processus de création individuel et collectif
Bernard Guelton
Citer cet article
Guelton, B. (2017). Créations, immersions, intentions, dans le processus de création individuel et collectif. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.
I. Créations et immersions
A. « Immersion(s) »
Dans quelle mesure le processus de création est-il « immersif » ? Je commencerai par dire quelques mots sur « l’immersion ». On conviendra qu’il s’agit ici d’une métaphore, celle de la plongée dans un liquide, dans un environnement. Le terme d’immersion a rencontré un certain succès dans le contexte des univers virtuels, fictionnels et par extension dans celui des œuvres artistiques. À ce stade, il convient de préciser une première définition de l’immersion sans s’illusionner sur le fait qu’elle peut recouvrir en réalité une grande diversité de compréhensions selon les auteurs et les contextes dans lesquels elle est étudiée. L’immersion peut donc être comprise comme un puissant sentiment d’absorption du sujet physique et/ou mental produit en situation réelle ou en situation d’appréhension d’une représentation elle-même réaliste ou illusoire. Les perceptions et consciences visuelle, auditive, kinesthésique constituent autant de modalités différentes ou complémentaires à même de produire ce puissant sentiment d’absorption physique, mental et émotionnel. Il est convenu de présenter le processus de création comme mobilisant intensément le créateur, au moins à différents moments, qu’il s’agit maintenant d’identifier.
B. Processus de création
1. Le processus de l’invention et de la création selon Abraham Moles, Wallas, Lubart…
Dans un contexte historique, Abraham Moles (propose au début des années 70 à la suite de Graham Wallas) 5 étapes pour le processus de création : 1) Assimilation du connu, 2) Incubation, 3) Illumination, 4) Vérification, 5) Formulation « universelle ». Bien que fort ancienne, cette proposition me semble toujours intéressante à envisager. D’autant plus que des spécialistes de ce domaine comme Lubart (1994), Zenasni reprenne quasiment à l’identique ce même processus tout en le développant.
D’autres approches ou formulations ont bien sûr été développées : 1) identifier le problème ou la tâche, 2) redéfinir, relever dans l’environnement des informations en rapport avec le problème, 3) observer des similitudes entre des domaines différents qui éclairent le problème (analogie, métaphore, comparaison sélective), 4) à regrouper des éléments divers d’informations qui, réunis, vont former une nouvelle idée (combinaison sélective), 5) à générer plusieurs possibilités (pensée divergente) et 6) à auto-évaluer sa progression vers la solution du problème. » (Todd Lubart & Frank Zenasni, 2005).
Je cite (A. Moles, E. U. 2009) :
Les nombreuses études concernant la création intellectuelle décrivent avec une assez remarquable constance le processus d’invention. On distinguera ici, après Graham Wallas et en les complétant quelque peu, cinq stades dans ce processus.
a)Assimilation du connu
– Le premier, c’est l’assimilation du connu, l’information ou, plus spécifiquement, la documentation. L’inventeur s’efforce tout simplement de connaître de façon plus précise le monde dans lequel il est, et d’en percevoir le détail dans le domaine particulier qui l’intéresse.
b) Incubation
– Dans le deuxième stade, celui de l’incubation, le chercheur, l’artiste, vit avec son insatisfaction, porte son problème avec lui ; il a tendance à considérer le monde comme un appendice à « son problème » et à le distordre en conséquence.
– L’incubation est un processus souvent très long ; le chercheur, l’artiste vit comme avec un remords, discrètement obsédant.
– L’incubation est une sorte de mobilisation des ressources de l’esprit et du monde extérieur, au profit du problème.
– L’inventeur ne voit dans les phénomènes extérieurs que ce qui les rattache de près ou de loin à cet objet diffus de préoccupation qui est au centre de lui-même.
c)Illumination
– Le troisième stade, l’illumination, est souvent extrêmement bref ; c’est un éclair dans la pensée, où subitement la forme « ouverte » trouve sa fermeture et son accomplissement, où la tension se relâche dans un schème original, la solution, qui est, en même temps, dissolution du problème posé, avec ce caractère de certitude, de satisfaction de l’esprit, souvent trompeuse d’ailleurs, qui définit l’idée nouvelle.
d)Vérification
– En quatrième lieu vient la vérification.
– La certitude acquise de tenir la vérité est provisoire, toute personnelle ; l’imagination doit passer par le crible de la raison déductive, de l’agencement des éléments de pensée, du contrôle des ordres de grandeur, de la hiérarchisation des éléments.
– L’inventeur doit explorer point par point un champ de conscience recouvert par une forme saisie dans une illumination, retrouver dans le paysage obscur tous les points, tous les objets et tous les obstacles que l’éclair lui a fait entrevoir.
e) Formulation
– Le cinquième stade sera celui de la formulation « universelle », qui commence pour l’inventeur avec la maîtrise de son propre langage et se terminera, après de nombreuses étapes, par le brevet d’invention ou le modèle de laboratoire, l’exposition.
– C’est le début de la socialisation de l’invention, son passage au niveau de la société élargie.
Au côté séquentiel, successif du processus, je préfère un schéma cyclique plus conforme avec des approches récentes de la création. On pourra donc critiquer, l’approche plutôt scientifique et technique du processus de création selon Moles ou reconnaître un socle commun entre le contexte artistique et scientifique de la création. De toute évidence, « l’immersion créatrice » intervient dans les 3 premiers stades décrits par Moles (assimilation du connu, incubation et « illumination »), Les deux derniers (vérification et formulation universelle) étant plutôt « contre-immersifs ». Les immersions propres à ces 3 premiers stades ne sont bien sûr pas identiques. L’assimilation du connu est présentée sous le mode d’un manque, d’une insatisfaction diffuse, mais on pourrait avant tout y reconnaître l’immersion du chercheur ou de l’artiste dans son domaine de compétence comme une condition déterminante. L’incubation est présentée ici comme une étape encore plus immersive où l’artiste et le chercheur vit en permanence dans sa vie quotidienne la recherche d’une solution, ou encore une « mise en forme » pour se rapprocher d’une situation plus artistique. L’illumination, dont certain ne manqueront pas de critiquer la connotation métaphysique est probablement encore plus immersive mais selon Moles, extrêmement brève…
II. Créations et intentions
Telle que je viens de les décrire, les 3 formes d’immersion dans le processus de création engagent certains rapports avec la question de l’intention. Quel est le rôle de l’intention dans le processus de création ? L’intention au premier niveau, celle de l’assimilation du connu — telle qu’elle est présentée par Moles — résulte d’un manque, d’une insatisfaction diffuse. L’intention s’apparente alors à cette volonté de combler ce manque, résoudre cette insatisfaction en explorant un territoire ou un contexte. L’intention au deuxième niveau, celle de l’incubation, mobilise entièrement la conscience du chercheur ou de l’artiste au profit du problème rencontré à partir des connaissances qu’il a pu rassembler. Dans ces deux cas, l’intentionnalité est forte, tournée d’abord vers l’extérieur, puis concentrée vers l’intérieur. Dans le troisième cas (plus ou moins fort ou caricatural) : l’illumination, l’intentionnalité se défait brutalement au profit d’une résolution du problème.
Invité récemment pour parler de son travail artistique, Dominique Petitgand, artiste sonore, déclare qu’au début de la réalisation d’une œuvre, « il n’a pas d’intention ». Que signifie cette absence d’intention(s) ? Vient-elle contredire le régime intentionnel dont on vient de rendre compte ? Ou s’agit-il d’un lien inaperçu, d’une incompréhension au sujet des intentions propres au processus créateur ? Ou encore d’une étape inaperçue entre la phase 2 (incubation) et la phase 3 (illumination) ? Si l’absence d’intention — dont je suis fermement convaincu du rôle et de la pertinence dans le processus créatif — peut prendre place, est-ce qu’il faut comprendre que Petitgand a déjà assimilé un contexte et identifié le « problème » ? (Notons que cette assimilation du contexte est double : il s’agit du contexte artistique en général et de l’expérience propre de Petitgand.)
Peut-on considérer que cette absence d’intention lui permet précisément d’être réceptif au problème et à la solution du problème qu’il n’avait pas encore identifiés ? On pourra peut-être reconnaître ici à travers cette absence d’intention une autre caractéristique fréquemment évoquée à propos du processus de création qui est la suspension du jugement. L’absence d’intention se situe-t-elle donc avant ou après l’identification du « problème » ? S’agit-il d’identifier le problème, sa solution ou les deux ? Si cette notion de problème est pertinente, comment peut-on le formuler dans le cas de Petitgand ?
Celui-ci pourrait se formuler dans la rencontre de 3 paramètres qu’il lui faut combiner de la façon suivante : 1) une expérience d’œuvres déjà réalisées, (ou une œuvre particulière restée problématique) 2) des caractéristiques spatiales et sonores propres à un lieu d’exposition, 3) des circonstances de mise en vue ou plutôt de « mise en écoute », l’équation est là qu’il faut tenir ensemble, qu’il faut résoudre, ou alors voilà la solution, à laquelle il faut être attentif, celle qui s’impose progressivement, pour autant que la disponibilité soit la meilleure possible ! Cette condition de disponibilité à la découverte d’une nouvelle solution, d’une nouvelle création résulte d’une absence d’intention. Peut-elle s’apparenter également à une suspension du jugement ? Et celle-ci doit-elle apparaître entre l’étape 2 (incubation) et l’étape 3 (illumination).
III. Créations individuelle et collective
Ces considérations peuvent sembler bien lointaines du processus de création collectif. Si j’ai fait l’impasse sur la diversité du processus individuel de création, la diversité du processus de création collective semble tellement importante qu’il faudrait d’abord l’évoquer.
A. « L’amplification »
Malgré cette diversité qu’il conviendrait d’explorer, je ferai l’hypothèse suivante : le groupe de création est un formidable accélérateur pour les 5 étapes qui ont été décrites. Dans l’assimilation du connu, la diversité des apports collectifs accélère cette assimilation pour chacun, en diversifie les aspects. Dans la phase d’incubation, le groupe constitue ce lieu provisoirement clos où l’incubation s’intensifie, chacun ajoutant au chaudron collectif. Si l’illumination peut correspondre à cet élan collectif ou la communauté de création trouve une forme adéquate au besoin ou à la question qui la fonde, les étapes de vérification et de formulation universelle peuvent être grandement favorisées par la coopération des acteurs.
B. Une dynamique de groupe
– Pourtant, si cette hypothèse (« l’amplification ») me paraît légitime, elle manque UNE particularité de la création collective : une dynamique de groupe dans laquelle se font et se défont des leaderships, des statuts, des domaines de compétences, explicites ou diffus, reconnus ou contestés, égalitaires ou hiérarchisés.
– Pour tenter d’approcher cette dynamique de groupe au sein du groupe de création, j’emprunterai quelques considérations à Jean-Jacques Pluchart dans un article qui s’intitule :
« Créativité et leadership des groupes de recherche ».[1] de Jean-Jacques Pluchart (2006, Cairn, Revue)
1) Dans un groupe de recherche, il faut d’abord valider la légitimité du problème.
2) une coopération spontanée entre chercheurs ou artistes est préférable à toutes autres formes d’organisation, à condition qu’ait été atteint un niveau suffisant de confiance mutuelle.
3) Une tension entre intégration et quête d’autonomie : « Le chercheur (l’artiste) engagé dans un projet est partagé entre sa volonté d’intégration au groupe et sa quête d’autonomie » la première l’identifie au groupe auquel il participe, la seconde à son individualité.
4) Une convergence entre attracteurs différents : Le leader du groupe doit donc réguler en permanence cette tension et rechercher une convergence entre ces deux attracteurs.
– Il s’ensuit une évolution nécessaire du rôle du leader en fonction des phases du projet.
5) Des dynamiques psychologiques autonomes : selon la nature du groupe, des individus, des contextes culturels, le groupe développe des dynamiques qui lui appartiennent en propre.
6) La nature fondamentalement ambivalente du résultat recherché, qui, d’objet de plaisir activé par une pulsion créatrice, doit devenir une réalisation concrète.
IV. Création individuelle et collective
Je terminerai ces quelques réflexions par une expérience collective de création d’un jeu en réalités alternées entre 3 villes qui sont Paris, Shanghai et Montréal. Il s’agit de faire interagir des joueurs situés dans ces 3 villes à la fois dans leurs interactions physiques directes, par le biais d’outils virtuels et dans des contextes fictionnels. « Hupareel » est la quatrième ville résultant des interactions entre les participants situés à Paris, Shanghai et Montréal.
Ce schéma est construit de la façon suivante : Entrée verticale : Je pars de l’hypothèse que le processus de création qui est habituellement envisagé selon un point de vue individuel est également envisageable d’un point de vue collectif. Entrée horizontale : En suivant la succession temporelle de l’expérience, j’ai disposé en ordonnés 4 étapes qui sont : les colloques sur la question des immersions en situation réelle, virtuelle et fictionnelle, la recherche de scénarios de jeu, la recherche des outils et différentes expérimentations dans les 3 villes concernées.
L’expérience rapportée à travers ce schéma se caractérise par plusieurs éléments :
1- la durée de l’expérience : engagée en 2011, l’expérience est toujours en cours.
– Elle est donc beaucoup plus longue que les expériences collectives habituellement rapportées : une quatrième année en cours.
2- le nombre de participants : il oscille entre une trentaine de participants pour les premiers colloques à une dizaine de participants actifs dans les différentes phases du projet.
3- la variabilité des contextes : au contexte initial des colloques ont suivi des ateliers de scénario, de cartographie, de choix d’outils techniques et d’expérimentations dans le contexte urbain
4- la variabilité des interventions : à des interventions pouvant se résumer à 20 mn (colloques) viennent se développer des engagements de 3 années, des étapes collectives pouvant osciller entre 30, 10, 4, 3, 2 participants.
5- Contrairement à de nombreuses expériences de création collective, Huparreel n’est pas régit par des phénomènes de leadership.
– Comment alors rendre compte de ce type de création collective ?
Sans que rien n’ait été programmé en ce sens, ce diagramme se construit en escalier en laissant la dernière « marche » dans un futur encore éloigné. Ce côté en escalier régulier apparaît comme une surprise, en est-elle une ? S’agit-il d’un simple effet de représentation ou d’une confirmation du caractère « naturel » du processus créatif, cette fois collectif et à long terme ? En faisant retour sur nos 2 grandes interrogations préalables : 1) les rapports entre création et immersion : si le caractère collectif du projet, la nature des expériences engagées favorisent des expériences immersives, la longue durée de l’expérience, la fragmentation des tâches et des acteurs est plutôt contre immersive. 2) les rapports entre création et intention : L’absence d’intention qui m’a semblé une caractéristique intéressante à interroger (à rapprocher dans une certaine mesure, de la suspension du jugement) est difficilement concevable dans le contexte de la création collective. En effet, les participants d’un projet ou d’une réalisation collective, doivent pour communiquer, préciser des intentions et formuler des questions (ce qui n’est bien sûr pas identique). Mais en contrepartie, dans le protocole type du brainstorming collectif, la suspension du jugement, et peut-être plus lointainement, « l’absence d’intention » est une règle à mettre en œuvre.
V. Conclusion
Le processus de création tel qu’il est décrit de Wallas à Lubart en passant par Moles me semble toujours intéressant à interroger et à utiliser. Bien entendu, cette communauté dans le processus peut être ensuite précisé de façon différente avec H. Gardner, Les formes de la créativité, Odile Jacob, 2001, J. Cottraux, A chacun sa créativité, Odile Jacob, 2010). Il peut non seulement servir à décrire un processus de création individuelle mais également collectif. Des études récentes montrent également que ce processus se différencie selon les domaines concernés : art, design, science, littérature, musique (« Creativity as action : findings from five creative domains », Frontiers in Psychology, 2013). Toutefois, la compréhension du rôle de « l’intention », « d’absence d’intention » vient probablement troubler cette compréhension du processus créatif. Si cette « absence d’intention » me semble un point intéressant et pertinent dans le processus de création artistique individuelle, il est difficilement situable dans le processus collectif. Il nous demande de remettre en question le fait que l’absence d’intention soit équivalente à la suspension du jugement. L’absence d’intention n’a pas en principe encore récolté de « résultats », la suspension du jugement opère sur des résultats, des matériaux ou un contexte déjà engagés. Ces remarques nous demandent d’aller évidemment au-delà d’une opposition simpliste entre création individuelle et collective. D’envisager la création comme actions situées, capable de donner tout son sens à l’environnement, d’articuler les aspects internes et externes de la création. Dans ce contexte, l’immersion et la suspension du jugement sont des façons de donner toute son importance aux phénomènes de champ, à l’environnement culturel, social technique et expérimental qui permet à une création d’apparaître.
La nature des jeux en réalités alternées à la fois dans leurs vécus par les joueurs, mais également par leurs concepteurs, m’incitera à utiliser les notions de création distribuée (à la suite de Emmanuel Grimaud et Denis Vidal mais sans leurs explications). Comment comprendre la notion de création distribuée ? Les interfaces numériques suggèrent une extension de la cognition, dans laquelle on a pu défendre l’idée que les processus cognitifs se produisent dans l’outil utilisé autant que dans le cerveau (cognition étendue). Pour autant, la notion de cognition étendue n’est pas la seule pertinente pour ce type de pratiques. Si dans la cognition incarnée, les représentations débordent le cerveau et concernent l’ensemble du corps, dans la cognition située, les représentations débordent le corps et sont au moins partiellement dans l’environnement. Dans la cognition distribuée, une représentation peut ne pas être dans un unique cerveau, mais exister dans plusieurs cerveaux, chacun n’en possédant qu’une partie. Enfin dans la cognition partagée, la même représentation peut se trouver dans plusieurs cerveaux à la fois. Ces deux dimensions sociales de la cognition se retrouvent dans le type de dispositifs envisagés ici. Les cognitions, incarnée, située, étendue, distribuée, partagée sont conçues comme des configurations ou stratégies cognitives, impliquées dans la conception de dispositifs cognitifs tout autant qu’artistiques ou ludiques. Ainsi dans le projet en construction, Hupareel, la création se déploie successivement ou parallèlement dans plusieurs cerveaux à la fois, mais surtout à travers différents niveaux d’expériences dans lesquels, les personnes, les outils, les extensions corporelles contribuent tous à cette création collective distribuée.
Notes
[1] http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2006-4-page-31.htm