Créations autour de la création
Paola Ranzini
Citer cet article
Ranzini, P. (2017). Créations autour de la création. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e.org, 4.
À l’occasion de mes derniers travaux je me suis arrêtée sur des questions ayant trait à l’intertextualité, à la citation, au jeu de miroirs de l’écriture qui se construit à partir de la littérature, ou encore au théâtre qui s’auto-représente [1]. Cette brève étude naît dans le sillage de l’intérêt pour ce genre de productions, et s’intéresse à quelques exemples concrets de pièces ou de spectacles que je propose de considérer en tant que « créations autour de la création » et qui permettent à l’artiste d’évoquer sa création à la troisième personne sans pour autant prendre le rôle de théoricien ou de critique de ses propres œuvres.
A partir de l’objet qui est privilégié dans de telles créations, je propose une typologie, pour la définition de laquelle j’ai recours à la notion de figure (lt. : figura), que j’utilise pour signifier essentiellement une sorte d’opérateur intermédiaire entre le modèle et ce qui est modelé, donc un modèle qui est également présence concrète et directe de l’objet dont il est le modèle [2]. Ainsi, je présenterai des exemples de pièces-figures de la création et de pièces-figures de l’artiste, c’est-à-dire des pièces ou des spectacles qui mettent en scène l’acte de création directement (pièces-figures de la création) ou par le biais de la représentation sur scène du personnage d’un artiste qui demeure bien reconnaissable, même s’il n’a plus qu’un faible lien avec l’artiste historique du même nom, car il devient l’artiste, dans un sens général ou, pour ainsi dire, essentiel, selon les vues du créateur de l’œuvre nouvelle (pièces-figures de l’artiste).
Un exemple d’une pièce-figure de la création est Tableau d’une exécution d’Howard Barker (1984) [3]. Cette pièce de Barker, qui précède ses essais théoriques, parus, en version originale, en 1989 (Les arguments pour un théâtre) [4] et en 2005 (La mort, l’unique et l’art du théâtre) [5], se prête à une lecture en tant qu’œuvre-manifeste ; car elle s’interroge à la fois sur le sens politique, éthique et esthétique de l’art, et notamment de l’art du théâtre.
La pièce se compose de vingt scènes qui scandent le processus de création (« exécution ») d’un tableau, s’offrant ainsi comme la chronique d’une création concrète et historique, mais dont la description précise prend le sens de métalangage et de parabole. Protagoniste de la pièce d’Howard Barker est une femme peintre, Anna Galactia, un personnage d’invention mais qui est inspiré de la célèbre femme-peintre Artemisia de’ Gentileschi 1597-1651, dont elle a les mêmes initiales, un personnage historique dont Barker, qui est aussi peintre, s’est de nouveau inspiré pour une pièce de 1990, Judith (a parting from the body). Anna Galactia est choisie pour réaliser un tableau sur le sujet de la Bataille de Lépante (1571). Il s’agit d’une commande d’État, venant de la Sérénissime, Venise, qui, en gagnant la bataille de Lépante, s’est fait victorieuse de l’empire ottoman et de la menace musulmane sur l’Europe chrétienne. Un sujet qui, selon le commanditaire, aurait dû conduire l’artiste à la création d’un tableau célébrant Venise en tant que champion des vertus chrétiennes. En réalité, ce que le peintre Galactia va exprimer dans son tableau réaliste aux dimensions colossales (30mx30m, comme il l’est précisé) n’est pas du tout la gloire de Venise et de l’Occident chrétien, mais plutôt l’horreur pour les milliers de morts et de blessés dans cette guerre (tant du côté des Espagnols et des Italiens, que du côté des Turcs).
Les vingt scènes de la pièce correspondent à autant d’étapes de la création artistique. Le lecteur/spectateur est mis progressivement face à des détails de ce tableau que Galactia est en train de peindre ; ces détails sont présentés les uns après les autres, ce qui fait qu’à aucun moment n’est donnée une vision complète de l’œuvre. Il s’agit donc d’une création qui, par la précision dans l’ekphrasis des détails d’une part et par l’absence d’une synthèse d’autre part, est présentée plutôt comme un procédé de déconstruction. Même au moment de l’exposition de l’œuvre enfin terminée (scène 20), l’un des personnages (Prodo) en montrant du doigt une figure du tableau qui le représenterait en héros, attire les regards vers un nouveau détail de la toile et empêche une fois de plus une vision d’ensemble du tableau [6].
J’ai parlé de figure de la création. La valeur de représentation en tant que figure (qui est à la fois objet concret et modèle général) impliquerait l’évocation d’un personnage renvoyant à un peintre personnage historique et d’un tableau renvoyant à une œuvre matériellement existante. Il faut préciser qu’il s’agit ici de simples allusions : pour Anna Galactia l’allusion est, nous l’avons dit plus haut, à Artemisia de’ Gentileschi, qui par ailleurs n’a jamais peint de tableau sur la Bataille de Lépante. Quant à l’œuvre artistique dont nous assistons à la création et à l’exécution, détail après détail, elle n’est pas tout simplement une toile inexistante et inventée. Le tableau dont Barker reconstitue la création en se focalisant sur certains détails n’est pas une peinture imaginaire, mais il entretient des liens précis avec un ouvrage artistique de l’époque. Les détails restitués renvoient en effet, comme certains critiques l’ont déjà fait remarquer, à un tableau bien réel : La bataille de Lépante [7] d’Andrea Vicentino (1577), un tableau célèbre qui est exposé dans la salle du Scrutin du Palais des Doges de Venise. Barker se plaît à ce jeu d’allusions et de citations ponctuelles. Heiner Zimmermann a fait remarquer que, dans la pièce de Barker, le personnage de Prodo renvoie clairement et explicitement à la toile d’Andrea Vicentino : « l’homme au crâne traversé par une flèche est la parodie surréaliste de la victime exemplaire au premier plan de la fresque monumentale » [8]. Donc, continue ce même critique, si « la pré-image donne forme à des personnages tels que Prodo », alors la scène identifie les personnages « comme citations, […] dénonce leur nature dérivative […] et souligne leur non existence autre qu’en tant que citations. Le modèle se révèle comme imitation […]. Le texte dramatique se présente comme palimpseste » [9]. Mais, si le texte dramatique se présente comme palimpseste, le processus créatif qui est donné à voir dénonce les superpositions dont il est composé : il est la chronique de l’exécution, éloignée dans le temps et dans l’espace, d’un tableau (qui fournit par ailleurs le texte pré-iconique, pour ainsi dire, de la pièce) et également la métaphore de tout processus créatif. En renvoyant notamment à la création théâtrale de la pièce en objet, il donne à voir en même temps la pièce et sa composition, la production artistique et l’esthétique qui la fonde.
Ainsi, en montrant la création d’un tableau et en invitant le spectateur à regarder les croquis qui représentent certains détails de ce tableau à faire, l’auteur montre non seulement le tableau en pièces avant sa composition, mais il dévoile également autant de visions partielles d’une réalité complexe, et il les présente comme s’il s’agissait d’illuminations qui traversent l’esprit du créateur et le guident vers le sens à donner à son ouvrage. Les détails révèlent la composition artistique en même temps que son sens, qui se construit donc progressivement, par intuitions successives.
Si nous nous arrêtons sur ces scènes qui donnent à voir les études préparatoires de Galactia pour sa toile, nous verrons que les détails décrits au moment même où ils sont esquissés sont des pièces essentielles dans une vision globale de la guerre et de l’humanité : le blessé (scène 1), l’ennemi (scène 5), l’amiral victorieux (scène 6), la mort sur le champ de bataille (scène 8). Le lecteur/spectateur regarde ces détails à travers les yeux de Galactia qui s’apprête à leur donner forme sur la toile. Ainsi, face à Prodo, l’ancien combattant blessé qui offre, en échange d’argent, ses blessures comme modèle au peintre, Galactia s’écrie : « Je peins la bataille […] La bataille qui a transformé un homme en singe. Cent mètres carrés de toile. Vaste espace vide à remplir. De bruit. […] Du bruit des hommes hachés menu. Il me faut inventer un nouveau rouge pour tout ce sang. Un rouge qui pue » [10]. Peindre est alors, pour Galactia, montrer la vérité qui se cache derrière le prétendu héroïsme du blessé de guerre : la perte d’humanité et de dignité, sa demi-mort, la cruauté d’un destin qui l’a gardé en vie pour en faire un monstre de foire, un homme qui vend ses blessures. Ainsi, Galactia dit être « L’accoucheuse de sa peine. Je l’aide à donner naissance à la vérité. Là, sur la toile, deux fois plus grand que nature, son demi-meurtre sa demi-mort » [11]. Peindre la cruelle réalité du sang. Peindre la demi-mort de quelqu’un qui montre ses blessures à prix ; car le blessé de guerre est tout sauf un héros : un homme mort en dignité et pourtant toujours vivant.
Le deuxième croquis, qui représente l’ennemi, offre un autre détail de la vision complexe de la réalité que l’artiste-créateur entend restituer dans son œuvre. Pour peindre sur son tableau l’ennemi Turc vaincu par les vénitiens, Galactia a trouvé un modèle, un Albanais. Analysant son croquis au moment même de son exécution et rendant compte d’un repentir, le peintre explique :
« Je pensais d’abord le peindre mort. Les bras lancés en arrière, tombant la tête la première du pont d’un bateau turc, et puis je me suis dit à quoi bon peindre une tête, car qui va regarder une tête à l’envers ? […] Alors, j’en ai plutôt fait un suppliant. J’ai peint un homme qui implore qu’on lui laisse la vie sauve, et je l’ai placé aux pieds du grand amiral, paumes tournées vers le ciel et je me suis dit que je peindrais sur son visage la certitude d’être assassiné sur le pont. Ainsi, avec ce seul personnage, j’ai transformé l’ennemi, de bête sauvage en victime, et j’ai sali la victoire » [12].
Le résultat de la représentation de l’artiste consiste, une fois de plus, à renverser consciemment la perspective de toute célébration prétendue (« j’ai sali la victoire », dit Galactia).
Le troisième croquis concerne la représentation du personnage de l’amiral victorieux (l’Amiral Suffici). Or, dans son refus de célébrer la victoire, le peintre Galactia fait disparaître le personnage de l’amiral, dont on ne voit plus que les mains, des mains qui ont tué et qui se mêlent aux mains des vaincus, aux mains coupées, aux mains des morts :
« On regarde là où on vous dit de regarder, c’est la composition qui dirige le regard. […] Tout le monde verra les mains, ce sera un tableau de mains, les mains des tués, les mains des tueurs, des mains rouges jusqu’au poignet, des mains sans propriétaire. Ne trouvez-vous pas qu’il n’y a rien de plus pitoyable qu’une main coupée ? ou de plus éloquent ? C’est ce qui suscite le plus la pitié. […] Lambeaux de chair à vif projetés vers le ciel » [13].
Le dernier croquis auquel est consacrée une scène de la pièce concerne la représentation même de la mort. Dans une telle représentation il n’y a de place que pour un réalisme cru, sans gloire et sans pitié. La mort en bataille est peinte dans le détail d’un muscle qui se détache de l’os : « Excusez-moi, mais cette silhouette d’un homme qui se meurt des blessures reçues au cours du plus grand triomphe de l’histoire de Venise […]. Le muscle qui se détache de l’os est assez difficile à peindre […] » [14].
D’ailleurs, ces quatre détails, si précisément décrits au moment de leur conception et de leur création sous la forme d’études préparatoires de l’œuvre à créer, sont tous d’un réalisme cru, sans concessions. Ainsi, en apportant ses croquis au Doge Urgentino, le peintre Galactia déclare :
« Je peins la bataille de Lépante. Je la peins de telle façon que tous ceux qui la regarderont auront l’impression d’y être, et tressailliront de douleur à l’idée qu’une flèche pourrait jaillir de la toile et leur crever l’œil…
[…] Ce sera un tableau si bruyant que les gens le contempleront effarés en se bouchant les oreilles, et quand ils seront sortis de la salle, ils vérifieront que du sang ou des éclats de cervelles n’ont pas giclé sur leurs vêtements » [15].
La création, « l’acte de peindre » est alors défini comme « un acte d’arrogance » [16]. Car –je cite- « C’est arrogant de décrire le monde puis de jeter le résultat à la face du monde » [17].
Le peintre Galactia explique également ce qui fonde sa manière de peindre :
« Chez moi c’est le ventre qui parle. […] Et quand je montre de la viande coupée en tranches, c’est de la viande coupée en tranches, ce n’est pas un prétexte pour faire du style. […] C’est le travail de l’artiste d’être brutal. Préserver la brutalité, voilà ce qui est difficile » [18].
Là ce n’est plus la (dé)construction du tableau que l’on voit, mais le besoin de créer qui déclenche le processus créatif : la brutalité, la rage, l’exigence de parler pour les morts :
« Assise dans le noir, à cent mètres du sol sur des planches qui craquent, […] il faut que quelqu’un parle pour les morts, non de souffrance et de pitié, mais de révulsion, d’une révulsion essentielle, sans nuances, le pinceau trempé dans le sang, la rage aux dents » [19].
Sans vouloir superposer d’une manière hâtive et quelque peu naïve l’auteur de la pièce à Galactia, on comprend bien la portée esthétique d’une telle pièce, qui se concentre sur la création comme observation/imagination à partir de fragments, la construction du sens de l’œuvre se faisant par tâtonnement, au travers du montage de détails repris d’une réalité qui a perdu son unité (et sa vérité unique) dans la vision du sujet/artiste.
Comme exemple de pièce-figure de l’artiste je fais référence au spectacle-performance Rosvita (1991) de la comédienne italienne Ermanna Montanari (compagnie Le Albe, Ravenna Teatro). Le texte, une écriture de plateau, a été édité après le spectacle et se présente comme une description, à la première personne et au présent, de ce que la comédienne fait et dit sur scène [20]. Pour son spectacle, Ermanna Montanari incarne sur scène une figure de l’artiste se référant à la femme écrivain du Xe siècle Hrotsvita de Gandersheim, dans laquelle elle transfigure d’ailleurs son propre vécu de femme et d’artiste. Hrotsvita de Gandersheim [21] est une chanoinesse, considérée comme la première femme écrivaine de théâtre de l’Europe du Moyen Âge. Elle a composé des dialogues dramatiques en latin, inspirés des comédies du poète latin Térence (II sec. a.C.) et dont la thématique principale est la tentation de l’amour charnel. Ses pièces représentent en effet des histoires et des visions du martyr de vierges saintes, ou bien de conversions après des repentirs soudains de grandes pécheresses ou de grands pécheurs. Hrotsvita est devenue un symbole « au service de causes assez diverses » [22] et notamment elle a été un objet d’attention privilégié pour les féministes, comme le montre le fait que tous les ouvrages sur l’histoire des femmes lui consacrent plusieurs pages [23], ce qui fait que cette chanoinesse-écrivaine est bien plus célèbre aujourd’hui que de son vivant.
Dans le spectacle Rosvita, la superposition Ermanna/Rosvita n’est pourtant ni immédiate ni banale et elle se fait, dans l’imaginaire de la comédienne, par le biais d’une représentation picturale qui ne concerne pas Hrotsvita. En effet la comédienne imagine sa performance à partir de l’image d’un tableau d’un peintre suisse du XVème siècle, Konrad Witz (La Synagogue), qu’elle superpose à l’image qu’elle se fait de Hrotsvita, une femme qui passe toute sa vie dans le monastère de Gandersheim. Le tout pour exprimer quelque chose de très personnel : le sentiment de faiblesse et d’enfermement, ainsi que l’instinct de rébellion précisément contre cette situation de faiblesse, venant d’un long séjour dans une chambre d’hôpital en Afrique, à la suite d’une grave maladie, la chambre d’hôpital devenant la cellule d’enfermement de Hrotsvita de Gandersheim [24].
Ermanna Montanari utilise Hrotsvita pour exprimer certes un vécu. Mais à travers Hrotsvita c’est surtout le processus et le parcours de création de son spectacle qu’elle met en scène : avant tout l’image visuelle, qui est à la fois l’image déclenchant le processus de l’écriture scénique et le résultat du processus créatif, ce que le spectateur verra. En effet, le tableau de Konrad Witz non seulement est à l’origine de la traduction visuelle du spectacle, mais il est également montré au spectateur : l’espace scénique prévoit la présence de ce tableau peint derrière la comédienne qui interprète le double de Hrotsvita, le personnage de la « malade », tout comme l’a été l’auteure-performeuse au moment de la première idée de son spectacle ; celle-ci est habillée comme le personnage du tableau et porte dans les mains les mêmes objets.
L’espace scénique, étroit, implique la présence d’un public réduit qui entre par une petite porte et se place sur trois bancs en bois, alignés comme dans la chapelle d’un monastère.
« Je ne suis pas partie de Rosvita. Les textes de Rosvita sont venus après ». déclare Ermanna Montanari [25]. Car dans la création du spectacle, avant les textes réécrits à partir des Dialogues de Hrotsvita, il y a eu la vision de cet espace fermé et ces images de l’enfermement et de l’annonce de la souffrance charnelle du martyr, fixées dans l’imagination de l’artiste dans la forme d’œuvres picturales connues [26].
Le processus de création du spectacle est documenté par quatre cahiers de notes de l’artiste : réflexions, dessins, brouillons de lettres, indications bibliographiques, retranscription de répliques, architecture des scènes, mais aussi pensées quotidiennes enregistrées comme on le ferait dans un journal intime [27]. Ce sont des matériaux qui ne sont pas tous utilisés pour le spectacle, pour lequel une sélection sévère est faite. Ces cahiers montrent que différentes questions esthétiques sont abordées en amont : la différence entre personnage et figure ; entre texte dramatique et écriture scénique ; la question de l’espace et, surtout, la question du langage (qui est à entendre au sens large, comme langage de la scène et non langage du texte) [28].
Le spectacle qu’Ermanna Montanari cherche à faire devra –écrit-elle dans ses notes qui accompagnent le processus de création- être « élémentaire » [29], ce qui revient à l’utilisation d’un langage maternel, pré-grammatical. Le texte dit vient des dialogues dramatiques de Hrotsvita en traduction italienne [30], mais c’est surtout la figure de la femme écrivain du Moyen Âge qui est au centre du spectacle et de sa création, l’artiste voulant « vivre Rosvita au moment où elle pense, écrit et récite » [31] ses pièces. Figure de l’artiste précisément. Et figure de l’artiste au moment où il crée.
Au début il y a donc cette image de la femme peinte par Witz. Et face à cette femme peinte, une femme malade qui essaie de lui rassembler, qui essaie de l’imiter, de la « représenter sur scène » [32]. Création et maladie, création et corps : c’est ce lien qui revient d’une manière obsédante, dans tous les éléments du spectacle. Dans ce premier tableau il s’agit d’une maladie qui veut ressembler à une autre maladie (la faculté de créer), d’une malade qui veut imiter sinon incarner une autre malade (l’artiste). Le premier des tableaux qui composent le spectacle est justement le seuil que l’artiste en scène doit franchir pour incarner Hrotsvita, pour donner vie sur scène à l’écriture théâtrale de celle-ci et, en même temps, pour la transformer en figure de l’artiste (et d’elle-même en tant qu’artiste). La « malade s’essaye à imiter la femme du tableau, mais elle n’y arrive pas ». Elle n’a pas la force de garder dans ses mains les objets qu’elle porte (les tables des lois et cette sorte d’étendard), et s’attend même à ce que la femme de la peinture sur le mur derrière elle laisse tomber ces mêmes objets de ses propres mains. Puis elle tombe elle-même. Ensuite elle se relève et saisit une plume d’oie, elle se mord le bras gauche, puis tout en continuant à se provoquer des blessures en se mordant le bras, et comme répétant, syllabe par syllabe, les mots qu’elle trouve en elle et qu’elle va écrire (« balbuziando la scrittura »), se met à dire « comme un jongleur du Moyen Age » les textes remaniés de Hrotsvita [33]. Ce balbutiement de l’écriture est la représentation de la création artistique en acte. Car, une fois ce seuil franchi, la femme malade est Hrotsvita, vue dans l’acte même d’écrire ses pièces. Hrotsvita n’est donc pas tout simplement un personnage que la comédienne interprète, elle est une figure de l’artiste : la comédienne en scène devient alors l’incarnation de la figure de l’artiste dans son acte de création.
Le spectateur assiste au dévoilement du processus de création qui a conduit à Rosvita, la performance-spectacle d’Ermanna Montanari. Ce qui est montré est précisément le processus de l’écriture scénique elle-même, qui se fait à partir de ce corps à corps entre ce que l’artiste Ermanna Montanari essaye d’exprimer et la vision synthétique -par images- qu’elle en a.
Le deuxième tableau est le moment culminant de la construction du personnage en figure de l’artiste, le moment de l’identification de l’artiste sur scène avec cette figure de l’artiste. C’est alors qu’est récitée la lettre aux érudits d’Hrotsvita. L’artiste(-femme-malade) sur scène se dit nesciola, pauvre ignorante, et définit son ouvrage « un petit livre, écrit de la main d’une faible femme » [34]. Dans les tableaux qui suivent l’artiste (qui incarne la figure de l’artiste) prête son corps à ses créations, s’annulant dans ses créations. C’est alors que, comme l’a observé Laura Mariani, l’incarnation et la vision créent le texte [35]. Les histoires qui suivent (et qui sont effectivement tirées des pièces de Hrotsvita) sont « montrées » dans cette voix et ce corps qui les incarnent. Ce passage de la figure de l’artiste à l’objet de sa création est marqué par un geste symbolique : « j’écris sur le mur : Taidé (III) », puis Agapè/ Chionia et Irène (IV) et (VI) Marie. Au cinquième tableau, on a en revanche un retour sur le double de Rosvita, la malade qui cherche ici avec insistance à se mesurer avec un mètre (donc à se délimiter, à trouver les limites de son espace-corps dans le monde).
Tout au long du spectacle, ce qui est montré est ce corps-voix de la comédienne qui assure la création. Et la création est ramenée constamment au corps, aux limites de ce corps, à la maladie, comme nous l’avons dit, mais aussi tout simplement à la corporalité, à la condition physique de toute femme (et de tout homme d’ailleurs) : les poumons, les reins, les genoux, les pieds. Et là, il ne s’agit pas des idées esthétiques de Hrosvita, mais il s’agit de la vision de la création artistique selon Ermanna Montanari. Le dernier tableau est fait d’une seule réplique qui s’arrête précisément sur les limites de ce corps auquel toute activité spirituelle est ramenée (« Quel dommage. C’est vraiment dommage- c’est ce que disent les reins et les genoux ») [36]. La création naît de ce corps limité, et c’est dans ces limites physiques du corps de la comédienne qui a incarné la figure de l’artiste que la création prend fin.
Dans les deux exemples choisis, deux artistes de théâtre nous livrent leurs visions de l’acte créatif en traversant l’« autre », en faisant revivre sur scène la création d’un peintre (l’exécution d’un tableau) ou en incarnant un artiste (une femme écrivain) « autre ». Traverser l’autre c’est créer, tout en passant de la première à la troisième personne. Mais c’est aussi mettre au premier plan les matériaux que la création nouvelle utilise et qui lui préexistent. Ainsi, il semble pertinent d’attribuer à ces œuvres le statut de « méta-créations ».
Notes
[1] Voir notamment « Tipologie della citazione a teatro ». Numero speciale diretto da Paola Ranzini, Parole rubate Purloined Letters (dir. Rinaldo Rinaldi, Université de Parme, http://www.parolerubate.unipr.it) édition prévue : début 2016.
[2] Voir au moins : Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971.
[3] Traduction de Jean-Michel Déprats. Création : 2 octobre 2001 (mise en scène d’Hélène Vincent, Marseille, Théâtre du Gymnase), Editions Théâtrales, 2001 (Howard Barker, Œuvres choisies, vol. 1) : nous citerons d’après cette édition. La première mise en scène de la pièce à Londres, au théâtre Almeida, mise en scène : David Fielding. Nous rappelons également la mise e scène de Christian Esnay de 2002, présentée à Paris, à l’Odéon (Ateliers Berthier) en 2009.
[4] Voir la traduction française : Howard Barker, Arguments pour un théâtre, ouvrage coordonné par Elisabeth Angel-Perez, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2006.
[5] Voir la traduction française : Howard Barker, La Mort, l’unique et l’art du théâtre, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008.
[6] Howard Barker, Tableau d’une exécution, scène 20, op. cit., p. 78 : « Prodo. Le personnage sur la droite, c’est moi. Même flèche, même tête, merci, blessé au service de ma patrie, boutant la puissance des athées hors des mers […] Excusez-moi, il faut que je continue. C’est bien moi, c’est mon portrait au moment de l’agonie, au service de ma patrie… ».
[7] Ce sujet fut traité également par le Tintoret, le Greco et Paolo Véronèse.
[8] Cf. Heiner Zimmermann, Les tableaux dans le théâtre de Barker, in : Howard Barker et le théâtre de la catastrophe, ouvrage collectif coordonné par Elisabeth Angel-Perez, Editions théâtrales, 2006, p. 63-89 (75).
[9] Ibidem, p. 83-84.
[10] Howard Barker, Tableau d’une exécution, scène 1, op. cit., p. 20.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem, scène 5, p. 31-32.
[13] Ibidem, scène 6, p. 35.
[14] Ibidem, scène 8, p. 46.
[15] Ibidem, scène 2, p. 25.
[16] Ibidem, scène 5, p. 33.
[17] Ibidem.
[18] Ibidem, scène 6, p. 37.
[19] Ibidem, scène 8, p. 46.
[20] On pourra lire le texte utilisé pour le spectacle de 1991 dans le booklet qui accompagne le DVD (Bologna, Luca Sossella editore, 2014) Rosvita, qui contient un film du spectacle réalisé par des vidéastes (Aqua-Micans Group) mais à partir de sa deuxième forme de lecture-concert (2008). Nous n’analyserons pas ici cette nouvelle forme du spectacle, moins intéressante pour notre propos, car la figure de la création n’y est assurée que par la création vocale.
[21] Voir : Hrotsvita, Dramata, Théâtre, Texte établi, traduit et commenté par Monique Goullet, Paris, Les Belles Lettres, 1999. Intéressant pour notre propos d’y lire que : « Un auteur du théâtre socialiste allemand, Peter Hacks, la mit elle-même en scène, au milieu de ses personnages, dans la pièce Rosie träumt » (Ibidem, p. XLIX).
[22] Ibidem.
[23] Voir, par exemple : Ferruccio Bertini, Franco Cardini, Mariateresa Fumagalli, Beonio Brocchieri, Claudio Leonardi, Medioevo al femminile, Milano, CDE, 1991 (puis Roma, Bari, Laterza) : tr. fr. : La vie quotidienne des femmes au Moyen Age, Paris, Hachette, 1991 ; Georges Duby, Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident (Le Moyen Âge), Paris, Plon, 1991 ; Mariateresa Fumagalli, article : « Rosvita di Gandersheim », dans l’Enciclopedia delle donne (http://www.enciclopediadelledonne.it/biografie/rosvita-di-gandersheim/).
[24] Comme l’explique Ermanna Montanari, un autre tableau viendra s’ajouter à la traduction en « figure » de Rosvita : Le Rêve de Saint Ursule de Vittore Carpaccio (Galerie de l’Académie, Venise), où l’on voit l’ange qui annonce –en rêve- le futur martyr à la jeune endormie dans sa cellule.
[25] Ermanna Montanari, Per Rosvita, in Ermanna Montanari, Rosvita, booklet DVD, cit., p. 7.
[26] Notamment les tableaux de Witz et de Carpaccio que nous avons rappelés plus haut.
[27] Ces cahiers on pu être étudiés par Laura Mariani. Cf. : Laura Mariani, Fare-disfare-rifare « Rosvita » per la scena : 1991, 2008, in Ermanna Montanari, Rosvita, volume d’études critiques édité avec le DVD Rosvita cité, p. 25-49.
[28] Sur la question : Laura Mariani, Fare-disfare-rifare « Rosvita » per la scena : 1991, 2008, cit. ; Eadem, Ermanna Montanari. Fare-disfare-rifare nel Teatro delle Albe, Corrazzano, Titivillus, 2012.
[29] Voir supra, la note 27.
[30] Ermanna Montanari a utilisé la traduction italienne de Ferruccio Bertini : Rosvita, Dialoghi drammatici, a cura di Ferruccio Bertini, introduzione di Peter Dronke, Milano, Garzanti, 1986.
[31] Ermanna Montanari, cahier Rosvita (1991), cité par Laura Mariani, « Fare-disfare-rifare Rosvita per la scena : 1991, 2008 », cit., p. 32.
[32] Ermanna Montanari, Rosvita, booklet DVD, cit., p. 11-12.
[33] Ibidem, p. 14.
[34] Ibidem, p. 14-15.
[35] Laura Mariani, Fare-disfare-rifare « Rosvita » per la scena : 1991, 2008, cit., p. 34.
[36] Ermanna Montanari, Rosvita, booklet DVD, cit., p. 25.