Hubo un lugar : Implication personnelle | Processus créatif | Valeur scientifique

Ludivine Allegue

Citer cet article

Allegue, L. (2017). Hubo un lugar : Implication personnelle | Processus créatif | Valeur scientifique. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


Résumé

Hubo un lugar [http://senso-comune.com/memory-project/] signifie « il était un lieu ». Il s’agit d’un projet artistique et d’une recherche en art qui porte sur le potentiel de la création artistique pour une reconstruction progressive d’une mémoire collective et composite à partir de témoignages individuels des évènements et des situations qui se sont succédés en Espagne entre 1936 et 1981.

Le recours au témoignage soulève la question de l’implication personnelle dans le cadre des processus de création et de recherche dans la mesure où certains témoignages s’inscrivent dans l’histoire de la famille même de l’artiste-chercheur.

J’aborderai ainsi la question de la réconciliation entre les approches subjective et objective dans le cadre d’un projet qui embrasse des témoignages, des recherches dans les archives historiques d’un pays, processus créatif et implication personnelle, et j’envisagerai des méthodes de recherche potentielles aux fins de cette réconciliation.

Mots clés

Mémoire, histoire, création, valeur scientifique, implication personnelle, trace, peau, peinture, témoignage, fragmentation.


Présentation

Hubo un lugar [http://senso-comune.com/memory-project/] signifie « il était un lieu ». Il s’agit d’un projet artistique et d’une recherche en art qui porte sur le potentiel de la création artistique pour une reconstruction progressive d’une mémoire collective et composite à partir de témoignages individuels.

Le projet se centre sur les témoignages de personnes qui ont traversé l’histoire de l’Espagne entre 1936 et 1981, à savoir :

36-39 : la guerre civile

39-75 : la dictature

75-81 : la transition [à savoir la période de transition entre le régime autoritaire et la démocratie, la constitution datant de 1978[1].

Contexte

Il existe un décalage entre l’expérience intime des évènements historiques qui se sont déroulés entre 1936 et 1981 en Espagne et la mémoire historique officielle en découlant.

La loi sur la mémoire historique a été approuvée en 2006 et adoptée en 2007 par le gouvernement socialiste (PSOE : Partido socialista obrero español) de Jose Luís Rodríguez Zapatero.

Cette loi prévoit entre autre :

  • La reconnaissance des victimes de guerre et celles de la dictature
  • L’ouverture des fosses communes (identification des morts et, le cas échéant, des disparus)
  • Le retrait des symboles franquistes des espaces publics.

Il convient de rappeler rapidement comment s’est opéré le retour à la démocratie en Espagne, après la mort du général Franco.

En 1975, quelques jours après la mort de Franco, Juan Carlos I est proclamé Roi d’Espagne, venant ainsi à diriger l’armée, le parti unique et le parlement franquiste (las cortes).

Sous la pression civile notamment, il adopte une politique réformiste qui provoque le désaccord et la démission du président du gouvernement nommé par Franco en 1973, Carlos Arias Navarro. Ce dernier est alors remplacé par Adolfo Suárez qui va mener la transition vers la démocratie en réunissant des hommes politiques issus du régime franquiste convertis au principe démocratique.

Il crée ainsi la Unión de Centro Democrático (UCD), une coalition qui deviendra par la suite un parti. Après le démantèlement des structures franquistes et les élections générales de 1977, Adolfo Suárez demeure Premier ministre du gouvernement, UCD obtenant davantage de sièges au parlement.

La démocratie se construit donc avec les franquistes. La transition n’implique pas la reconnaissance des crimes de la répression franquiste.

Depuis le 21 décembre 2011, le gouvernement en fonction est un gouvernement formé par Mariano Rajoy du Parti Populaire, le parti conservateur libéral espagnol fondé en 1989 par l’ancien ministre franquiste Manuel Fraga et qui procède de l’Alliance populaire, parti post-franquiste de la transition, également co-fondé par Fraga.

C’est donc un parti issu d’une classe politique qui en principe s’opposa à la démocratie.

Le rapport de ce gouvernement à la question de la mémoire historique diverge sensiblement de celui du gouvernement précédent qui a adopté la loi sur la Mémoire historique de 2007. Le débat sur cette mémoire douloureuse continue d’alimenter les affrontements entre les partis qui se disputent le pouvoir.

Méthodologie-s

La question de la mémoire historique est donc un terrain particulièrement glissant en Espagne, dans la mesure où la transition, qui a certes permis une démocratie stable de par sa non-rupture avec le régime, s’est opérée au prix du silence.

Les espagnols sont le plus souvent réticents à aborder la question et cela n’est pas seulement dû au fait que beaucoup de familles ont été divisées au moment de la guerre.

Ce silence est plus complexe : au-delà des idéologies, il touche au cœur même de l’humain et s’enracine dans la chair meurtrie. Ma propre famille a subi les foudres du régime et devrait pouvoir parler sans honte aujourd’hui. Pourtant les anciens se refusent à remuer le passé en exprimant clairement leur désir de céder au silence ce qui n’est plus.

Or l’histoire s’écrit, elle s’appréhende dans une certaine continuité. Comment donc appréhender ce fil discontinu de l’histoire ? Comment engager une reconstruction de ces mémoires en respectant la réserve des personnes ?

Sarah Carmona est docteur en histoire et spécialiste du Peuple Romre et sces mjourd’u rt cela n’libsque son parti obtient davantage de side l’histoire du Peuple Rom. Dans ces études elle aborde une problématique majeure qui fait écho à celle de la mémoire historique espagnole contemporaine.

L’histoire du Peuple Rom n’est pas écrite. Elle repose sur une tradition orale qui a été et demeure malmenée par la société majoritaire. Il s’agit donc d’une histoire à écrire. Une histoire non-manifestée.

Lors de sa communication au cours du IIIème Congrès européen des femmes roms qui s’est tenu à Grenade en octobre 2011, elle a posé ce qui suit :

« Le concept de « mémoire historique » est à mon sens très paradoxal. La mémoire, lorsqu’elle est individuelle n’est autre que l’expérience personnelle d’un événement ou d’un contexte historique. Faire mémoire demande une implication émotionnelle, subjective, ce qui rend difficile l’approche contextualisée d’un fait. La mémoire personnelle est donc un outil très utile à l’approche contemporaine de l’histoire mais elle est surtout un marqueur, un indicateur de traces laissées par les évènements chez un être déterminé, lui-même contextualisé. La mémoire est une trace. Quand elles prennent le dessus et s’imposent à l’histoire, la mémoire personnelle et la mémoire institutionnalisée, politisée peuvent être contaminatrices et souvent dictatoriales, dogmatiques. »

Elle fait référence à Paul Ricœur (2000 « La mémoire, l’histoire et l’oubli », le Seuil) qui définit 3 types de traces :

  • LA TRACE ÉMOTIVE qui procède du choc et constitue la marque psychologique provoquée par un événement
  • LA TRACE MÉMORIELLE, cérébrale qui constitue la connexion entre le monde extérieur tel qu’il est reçu et ses traces sur le cerveau
  • LA TRACE MATÉRIELLE, la preuve physique, écrite ou autre sur laquelle les historiens travaillent

Elle pose ces traces comme co-constituantes d’une mémoire collective du peuple Rom.

UNE MÉMOIRE COLLECTIVE, c’est bien ce que Hubo un lugar tente de reconstituer à partir de ce qui est tu.

Pour rendre possible le « dire » et pour comprendre, il s’agit tout d’abord de recevoir des témoignages tels qu’ils s’expriment, sans les traiter [voir : http://senso-comune.com/2014/04/23/hubo-un-lugar-temoin-no1-juan/]. Cette étape consiste à recueillir des témoignages que les personnes participant au projet peuvent recomposer sous la forme de leur choix : son, image, écriture. Ils sont libres de se raconter comme s’il s’agissait d’un journal intime, quand ils le souhaitent, hors de la présence de l’artiste à qui ils font parvenir leur témoignage par la suite.

Il s’agit ensuite de replacer chaque témoignage dans un contexte social, historique et géographique, mais aussi de le replacer dans le cadre de l’évolution de ce contexte et de l’évolution du discours officiel tout au long de la période allant de 1936 à 1981.

Processus créatif

William Kentridge dit à propos du rapport entre le corps et la mémoire :

« In Il Ritorno d’Ulisse I was looking at the body as a metaphor for our relationship to memory and the unconscious, acknowledging that there are things happening under the surface, which we hope will be well contained by our skin. We hope that our skin will not erupt, that parts of us will not collapse inside. »[2]

Après avoir envisagé chaque témoignage dans un contexte défini, il s’agit alors de reconstruire une mémoire qui sous-tend un être altéré. À la trace qui témoigne de l’événement répond la peinture qui macule la toile.

Les aplats se succèdent et se superposent. Ils recouvrent puis sont altérés : cette transformation rend au regard une couche maigre qui flue et articule la re-composition. On se retrouve ainsi face à ce qui précède ce que l’on voit.

Les visages, les corps sont par ailleurs partiellement détissés dans la toile. Ce processus de détissage (fil à fil) permet de retrouver et de réintégrer le vide, le non-dit (envisagé comme le plein/l’histoire non manifestés) dans la reconstitution de la mémoire individuelle.

Ainsi les altérations du support et des aplats fonctionnent-elles comme des couches d’épiderme, comme des fragments d’être qui nous signifient l’autre histoire.

D’une image à l’autre, une mémoire collective plurielle se met nouvellement en corps. Ce processus de composition-décomposition de la surface manifeste et instrumentalise aussi le repentir du peintre pour poser les différents niveaux d’une histoire. Il est ensuite étayé par une technique utilisée normalement pour la restauration et l’expertise de tableaux : la radiographie.

On met en présence l’image peinte d’une part et ce qu’elle contient de dissimulé/invisible à l’œil nu grâce à la radiographie[3] : dualité de l’image : dualité de la mémoire : dualité de l’être

Implication personnelle et valeur scientifique

J’ai eu beaucoup de mal à démarrer ce projet notamment parce que je crains de heurter les personnes que je souhaite approcher pour leur demander leur témoignage, dans la mesure où elles peuvent se sentir utilisées.

Je suis donc partie de mon histoire familiale puisque je suis petite-fille de réfugié politique républicain.[4]

Le fait de m’impliquer personnellement, d’impliquer le témoignage d’un membre de ma famille tend à « légitimiser » ma démarche auprès d’autres témoins. Cela me permet aussi de me confronter au processus et d’identifier directement les questions relatives à la protection de la vie privée des témoins et de leurs familles.

L’implication personnelle se situe aussi au niveau du processus créatif : c’est un processus intime en soi. Ce que ce processus a d’incontrôlé est en outre décuplé par le fait de travailler sur un sujet qui touche un vécu douloureux au sein de ma famille, dont j’ai certes hérité et mais que l’on m’a aussi inculqué.

Cela touche ainsi à l’éducation, la filiation, la séparation (du père), l’identification, le rejet.

Est-ce qu’en tant qu’artiste et individu, je peux partager toutes les strates de ce processus créatif ? Non.

Est-ce que j’en ai seulement la capacité ? Je ne pense pas en raison du manque de distance.

La valeur scientifique du savoir qui peut se dégager de l’ensemble du projet tient à ces paramètres :

  • la multiplicité des intervenants (comme c’est par exemple le cas dans les études cliniques) ;
  • la mise en perspective des témoignages (par des méthodes propres à la recherche en histoire, notamment) ;
  • enfin le cadre théorique doit être au moins en partie le fait de tiers qui ne sont pas sujets à la charge affective de la recherche.
Conclusion

Mes derniers mots seront en espagnol.

Ce sont ceux d’Antonio Machado, le poète mort en exil.

Ces mots ont été prononcés par Adolfo Suárez en 1976 au parlement, avant d’être élu président du gouvernement :

NI EL PASADO HA MUERTO

NI ESTÁ EL MAÑANA NI EL AYER ESCRITO[5]


Notes

[1] On considèrera que la transition prend fin le 23 février 1981, date du coup d’état avorté mené par le lieutenant colonel de la Guardia Civil Antonio Tejero. Le roi Juan Carlos I choisit alors de ne pas soutenir ce coup d’état et demande au contraire à l’armée de soutenir la démocratie.

[2] Cameron, Christov-Bakargiev, Coetzee. “William Kentridge” (1999) London, Phaïdon, p.23.

« Dans Il Ritorno d’Ulisse, j’envisageais le corps comme une métaphore de notre relation à la mémoire et à l’inconscient, en constatant que des choses se passent sous la surface et que nous espérons qu’elles seront contenues par notre peau. Nous espérons que notre peau ne va pas éclater, que des parties de nous-mêmes ne vont pas s’effondrer en nous. »

[3] Lors de mes essais je me suis heurtée à une difficulté purement technique : pour que les couches successives de peinture, les repentirs apparaissent à la radiographie, il faut utiliser de la peinture qui contienne du plomb, laquelle, pour des raisons de toxicité, est interdite.

J’ai donc jusqu’à présent procédé à des reconstructions radiographiques en documentant chaque étape du processus de composition. La reconstruction de la mémoire passe ainsi par une mise en abyme de l’image peinte.

[4] Cette phase plus personnelle du projet est réalisée de noviembre 2015 à mars 2016 en résidence d’artiste à La Neomudéjar, à Madrid. Pour en savoir plus: http://www.laneomudejar.com

[5] Traduction française :

Le passé n’est pas mort

Et demain pas plus qu’hier n’est écrit

English translation:

Past is not dead

Neither tomorrow nor yesterday is written


Bibliographie

Assman, Shortt (Eds) memory and political change. Basingstoke, Palgrave macmillan memory studies. 2012

Cameron, Christov-Bakargiev, Coetzee. William Kentridge (1999) London, Phaïdon

McLaughlin, Cahal. Recording memories from political violence. A film-maker’s journey. Bristol, Intellect. 2010

Ricœur, Paul. La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Paris, Le Seuil. 2000

Communication :

Carmona, Sarah. “Memory, History and Rromanipen: Reflection on the concept of trace”. In Kyuchukov, H; Hancock, I (Eds), Roma Identity, Roma World Festival Khamoro, May 28-29, 2010 Prague, 2010. ISBN: 978-80-904327-1-0

Texte de Loi :

Ley de Memoria Histórica, Ley 52/2007, BOE No. 310, 27-Dic-2007


Biographie de Ludivine Allegue