Partition / interprétation : improviser le prévu
Célio Paillard
Citer cet article
Paillard, C. (2017). Partition / interprétation : improviser le prévu. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e , 4.
Résumé
Cet article consistera essentiellement à décrire les processus de création de plusieurs performances dans lesquelles j’ai été engagé. Je vais essayer de les expliquer simplement, en exposant rapidement leurs enjeux, pour montrer comment leur création dépend des circonstances et des opportunités qu’elles offrent, et comment elles s’inscrivent dans une dynamique de création qui fait que toute œuvre est à la fois un moment de ce processus et un point de départ pour de nouvelles œuvres.
Je ne proposerai qu’ensuite des pistes de réflexions plus générales sur le rapport entre improvisation et création, en invoquant notamment le couple partition/interprétation.
Au rythme des Mercuriales
La première expérience est la performance Au rythme des Mercuriales, performance sonore du groupe MMMRL BBQ (Memorial Barbecue), dont je fais partie, avec Denis Bernardi et Frédéric Mathevet.
La partition a été écrite par ce-dernier. Il l’a imaginée après avoir observé les tours Mercuriales, qui se dressent, imposantes, à la porte de Bagnolet, au bord du périphérique, face à l’école Le Vau, où nous faisions un atelier de création sonore dans le cadre de notre résidence à l’Espace Khiasma. Ce matin-là, en plein hiver, alors que le jour ne s’était pas tout à fait levé, Frédéric Mathevet s’est aperçu que plusieurs néons étaient allumés dans les bureaux – par les personnes chargées d’y faire le ménage avant l’arrivée des employés, s’est-il dit. Cela produisait un rythme particulier sur la façade, c’était beau. Il a pris une photo.
Quelques mois plus tard, lors d’une première étape de restitution de notre travail, il présenta un livre de partitions graphiques, le Fern’s Book. Fern signifie « fougère », en anglais : c’est le nom du quartier (les Fougères) dans lequel nous étions alors en résidence.
Qu’est-ce que des « partitions graphiques » ? Ce sont souvent des partitions musicales, quoiqu’elles puissent également conduire à des actions, des performances, voire à la réalisation d’œuvres visuelles. Ce sont des partitions contenant des images non codifiées (du moins pas de manière explicite), plutôt que les symboles conventionnels de l’écriture musicale (portées, rythmes, notes, etc.).
John Cage a beaucoup utilisé ce procédé pour écrire des œuvres ouvertes, appelant à une interprétation créative plutôt qu’exécutante. Il ne s’agit pas de concrétiser (d’actualiser) une œuvre déjà faite (virtuelle), mais au contraire d’engager un processus créatif, orienté par le compositeur mais non prédéterminé.
Les interprètes ont une telle marge… d’interprétation, justement, que leur jeu est imprévisible et pas toujours reconnaissable – contrairement aux partitions classiques dont Nelson Goodman a souligné que les interprétations entretiennent entre elles une forme de familiarité qui donne le sentiment que ce sont toutes des versions de la même œuvre.
La partition d’Au rythme des Mercuriales est issue d’une des photographies de Frédéric Mathevet, qu’il a reprise sous la forme d’un dessin en noir et blanc, les tours étant des masses noires trouées par les lumières des néons. Pour une meilleure facilité de lecture, il a découpé l’image et, en en disposant les parties sur plusieurs pages, il a créé plusieurs moments de jeu.
The Fern’s Book, Frédéric Mathevet, 2013, partition graphique.
Embded à récupérer sur : http://issuu.com/elcordonnier/docs/fernsbook_mathevet_frederic
Un peu plus tard eut lieu une seconde étape de restitution de notre résidence. Dans ce cadre, Frédéric Mathevet a souhaité interpréter Au rythme des Mercuriales. Il l’a proposé à notre groupe et nous avons tous été accepté. Cela ne me posa pas de problème, contrairement au bassiste, Denis Bernardi, qui n’était pas familiarisé avec une partition ouverte et ne savait ni quoi ni comment jouer. Effectivement, on pouvait se poser la question en regardant la partition : que devait-il faire à la basse, que pouvais-je jouer à la batterie, qu’allait faire Frédéric au synthétiseur ? C’est ici que la partition demandait une nouvelle étape de création.
En tant que groupe, nous avons réfléchi à une interprétation, à partir de la partition, mais selon nos capacités et nos façons de jouer. Nous avons décidé de jouer les formes blanches comme des notes ou des frappes de batterie. Nous en avons plus ou moins repéré des lignes, à jouer l’une après l’autre. Nous avons choisi d’interpréter les formes particulières des blancs comme des durées et des attaques, l’espace noir valant pour durée entre les notes. Mais, comme l’improvisation produisait une forme trop libre pour être musicale et que nous sommes un groupe de musique, j’ai ajouté une pulsation sur une cymbale, que j’ai modulée selon les impressions que je ressentais devant chacune des pages – c’était pour moi une évocation du son des néons (son qui me fascine) et une forme de tension due au travail ; pour les autres, c’était surtout un repère pour développer leur improvisation dans le canevas collectif.
Nous avons répété avec ce mode d’interprétation, puis joué la pièce dans le centre d’art. Cette interprétation a donc été musicale, basée sur notre pratique. Elle n’a pas bien été comprise par le public, qui s’attendait peut-être à une signification explicite et arrêtée. Nous pensions, au contraire, que l’acte esthétique et politique était la saisie et la transposition du moment, que nous rejouions pour en prolonger le mouvement, tout en veillant à ne pas limiter son potentiel de questionnements.
Le 116 Game mix
La deuxième expérience se décline en deux interprétations de la même partition, le 116 Game mix. Celle-ci est une partition pour performances, que l’on peut jouer avec le ou les médiums que l’on souhaite.
C’est un plateau de jeu qui s’inspire du plan de l’exposition inaugurale du 116 (nouveau centre d’art à Montreuil, en Seine Saint-Denis) à laquelle Frédéric Mathevet et moi-même participions, en présentant (et, par moments, en activant) le Radiomaton. L’idée était de re-jouer l’exposition pour s’approprier les œuvres et s’en servir de points de départ à une nouvelle création.
Quand je parle ici de « re-jouer », je ne fais pas référence au reenactement des œuvres. Il n’était pas question de refaire des œuvres, mais plutôt de jouer sur elles, à partir d’elles, tout en s’appuyant sur leur force esthétique – c’est tout à fait le fonctionnement du mythe selon Barthes (1957), qui se développe sur des signes préalablement désamorcés, sur lesquels il projète ses propres significations. Sauf que, dans ce cas, les œuvres étaient vidées de leur sens sans être totalement remplies d’un nouveau sens que nous leur attribuerions.
Pour pouvoir re-jouer les œuvres, il fallait d’abord les déjouer, pour ensuite se jouer d’elles et jouer avec elles. Nous les avons tout d’abord interprétées, selon les intentions des artistes et les opportunités qu’elles nous semblaient offrir. Nous leur avons associé des actions ou des notions à jouer, en choisissant des termes suffisamment ouverts pour permettre toutes sortes d’interprétations.
Cette partition n’avait pas vocation à expliquer ou à commenter les œuvres d’une manière objective, mais plutôt à en proposer des pistes de lecture, de jeu, de simples propositions dont l’interprète n’est même pas obligé de tenir compte. Il n’y a donc pas de reenactement des œuvres mais plutôt une énaction à l’œuvre, c’est-à-dire un processus complexe qui conduit à l’émergence de spécificités (Varela, 1989).
La partition est un système complexe mais disponible, la mise en place d’une situation initiale qui, certes, va dans un certain sens, mais n’est pas prévisible ou contrôlable (ce qui intéressait Cage). Quelque chose en émergera, mais on ne sait pas quoi. Mieux, pour reprendre Varela (Varela, 1989) : quelque chose ne cessera pas d’émerger. Et ce qui compte alors n’est pas de repérer et de circonscrire l’émergé (ce qui a déjà émergé), mais au contraire d’entretenir le mouvement qui fait qu’une nouvelle émergence se produit sur et/ou à partir d’une émergence antérieure. En conséquence, cette valorisation du processus de création s’oppose à toute fétichisation de l’œuvre (comme une forme auto-suffisante décontextualisée) et privilégie l’historicisation de démarches ou de pratiques, dont parfois découlent des œuvres finies… Mais pas toujours.
Avant de performer la partition, nous avons fait quelques choix d’interprétation. Nous avons décidé d’utiliser le son, notre médium de prédilection. Nous nous sommes préparé des répertoires sonores selon nos envies et préoccupations du moment. J’ai choisi de les produire dans le 116, dont je me suis servi comme d’un instrument de percussion, pour le faire sonner et ainsi enregistrer une emprunte du lieu ; Frédéric Mathevet a sélectionné d’autres sons qui l’intéressaient. Nous avons un peu répété jusqu’à trouver une forme qui nous semblait satisfaisante en tant que performance. Malgré nous, nous avons acquis quelques automatismes et fabriqué, à partir de la partition, une composition qui « sonnait » bien, faite de plusieurs passages et de différentes ambiances. Nous nous sommes arrêtés là par crainte d’aboutir à une forme spectaculaire, alors que nous cherchions avant tout à montrer une création in progres (en progrès, c’est-à-dire en mouvement, sans que ce « progrès » implique une progression en qualité), avec une grande part d’improvisation. Mais nous n’avions rien à craindre sur cette question.
L’inauguration fut un tel succès que ce fut la cohue dans le 116. Beaucoup des visiteurs (pour la plupart peu familiarisés aux codes de l’art contemporain[1]) ne semblèrent pas s’apercevoir de notre présence ou ne firent pas la corrélation entre nous et les sons que nous produisions, qui n’émergeaient qu’à peine du bruit de fond du vernissage. Finalement, la performance fut plutôt de conserver notre concentration pour continuer à jouer et faire fi du flot de visiteurs qui passaient devant nous ou qui regardaient ce que nous faisions par-dessus nos épaules[2].
La partition servit ici de prétexte à la mise en place d’une situation de jeu qui avait la forme d’une performance, mais dont les partis pris conceptuels et esthétiques étaient secondaires. C’était un pré-texte comme un préalable au Texte, ce mot étant à prendre dans le sens d’ « œuvre » que lui donna Barthes[3]. Et si elle nous a permis d’improviser, ce n’est pas ce que nous avions prévu, mais l’improvisation en elle-même. Elle nous a fourni l’élan nécessaire et ensuite, jouant avec les moyens du bord, comme le bricoleur de Levi-Strauss, nous avons pris toutes nos libertés pour faire ce que nous pouvions avec ce dont nous disposions. Nous avions prévu une improvisation, mais nous avons improvisé le prévu.
116 Game Mix, Frédéric Mathevet et Célio Paillard, 2013, improvisation sonore
Embded à récupérer sur http://lautremusique.bandcamp.com/track/116-game-mix
« Improviser l’improvisation », « improviser le prévu » : il me faut préciser ces deux expressions qui, par delà la séduction des formules, peuvent paraître un peu obscures, sinon creuses comme de jolies formules universitaires. Je parle ici des improvisations collectives auxquelles j’ai participé, des improvisations d’un mode particulier, parmi toutes les démarches possibles. Il ne s’agissait pas d’improvisation totale – mais peut-on vraiment tout improviser, et comment être sûr qu’on le fait ? Il ne s’agissait pas non plus d’ « improvisation libre » – non seulement parce que le terme s’emploie plus spécifiquement pour désigner un type, radical, de musique improvisée, mais aussi parce que l’ambition n’était pas de produire une improvisation « qui n’adhère à aucun style ou langage particulier, ne se conforme à aucun son particulier » et dont « l’identité n’est déterminée que par l’identité musicale des personnes qui la pratiquent » (Derek Bailey cité par Saladin, 2002[4]).
Puisque l’improvisation est collective, la partition nous donne un cadre dans lequel inventer ensemble, tout en conservant une cohérence[5] grâce à laquelle l’unité de la performance peut apparaître, voire ses intentions transparaître. Mais cela ne fonctionne que dans une situation idéale et stabilisée, quand la performance se déroule dans un contexte institué (parfois par l’action propre de la performance), avec un public, sinon averti, du moins disposé à la reconnaître comme une performance (et s’accordant sur le sens à donner à ce terme très ambigu). Alors seulement l’improvisation peut se développer selon les modalités envisagées (prévues).
Mais lorsque le contexte fait défaut (comme lors de l’inauguration du 116, où il était noyé dans la foule), il faut, au pied levé, produire le cadre de l’improvisation en même temps que l’improvisation elle-même, et seulement à travers cette improvisation – rien ne peut plus être préparé, car la performance a déjà commencé. C’est en ce sens que nous avons improvisé l’improvisation : parce que nous avons improvisé cette forme de performance, parce que notre façon même d’improviser a été largement improvisée. Le redoublement dans l’expression est aussi une manière de souligner la prégnance et l’amplitude de l’improvisation qui, si elle n’est pas totale, a pourtant été radicale, peut-être plus que si l’improvisation avait été pensée a priori comme totale.
Car nous n’avions pas prévu d’improviser autant ; les circonstances particulières nous ont contraint à le faire et nous avons dû exposer notre processus de création alors même qu’il se déroulait, sans que nous sachions ni où il allait nous mener, ni comment, ni même s’il allait être intéressant. Nous avons été pris de court. Et c’est précisément là que nous « improvisé le prévu » : parce que nous avons essayé de reconstituer par l’improvisation le cadre d’improvisation idéal et projeté, et surtout parce que nous avons tenté (sans forcément y parvenir) d’entraîner l’improvisation vers cette forme familière car déjà jouée, afin que, au moins sous certains aspects, l’improvisation se déroule comme prévu – quitte à donner à l’improvisation des formes proches de ce que nous avions prévu…
116 Game Mix, Frédéric Mathevet et Célio Paillard, 2013, partition graphique
(fichier Paillard-game-mix.jpg)
Cette expérience fut assez frustrante, non seulement parce que peu de gens se sont intéressés à nous, mais surtout parce que nous n’avons pas pu faire apparaître les enjeux de la partition. Nous avons souhaité la rejouer après l’exposition, alors que le 116 était ouvert par intermittence pour des expérimentations avant l’exposition suivante. Nous ne voulions pas refaire la performance mais l’interpréter à nouveau, en l’ouvrant à d’autres participants, pour voir comment ils pourraient s’approprier la partition. Il s’agissait pour nous de défendre notre approche de la création comme un processus et non comme des actes isolés produisant des œuvres ponctuelles. Nous voulions aussi soutenir que la création n’est pas qu’affaire d’étiquette (art) ou de compétences (artistes), mais qu’elle peut émerger d’une expérimentation, individuelle ou collective. C’est pourquoi nous avons organisé un « atelier-performance ».
Nous souhaitions qu’il soit ouvert au plus grand nombre, mais la plupart des participants furent des amis ou des connaissances. Nous avions apporté le même matériel que lors de la première performance, ainsi que plusieurs micros et instruments de percussion, pour les prêter à qui le souhaitait.
Le début de l’atelier fut assez poussif, non seulement parce que la partition était à la fois trop précise (re-jouer une exposition que beaucoup n’avaient pas vu) et trop vague (des actions ou notions difficiles à interpréter avec du son). Les participants étaient aussi intimidés par notre présence, ils restaient là, ne sachant pas trop quoi faire, comme paralysés, d’autant plus lorsque nous leur disions de faire « ce qu’ils voulaient ».
Finalement, l’expérimentation n’a pris sa densité qu’après que la partition ait été ignorée et que chacun se soit livré à une improvisation libre, en fonction de son inspiration du moment et de sa pratique (beaucoup étaient créateurs sonores). Et ce n’est qu’alors qu’une création collective a pu émerger, comme si la co-présence de plusieurs personnes jouant ensemble et s’écoutant produisait forcément une forme tendant à s’individuer. À ce moment-là, il importait peu de savoir si nous improvisions ou pas, et sur quelle base ; nous étions simplement unis dans une pratique, sonore dans ce cas, que nous cherchions à prolonger par tous les moyens.
Et l’un d’entre eux était justement la partition, dont les indications, librement interprétées (c’est-à-dire, sans se soucier de comprendre les intentions qui avaient pu nous guider) fournissaient de nombreuses pistes de jeu. Mais nous n’y sommes parvenus qu’après toute une série de déceptions qui nous ont permis de nous en détacher : c’est parce qu’elle s’est avérée inopérante que nous avons dû ignorer la partition et que nous nous sommes permis de le faire ; et c’est aussi pour cela que, retournant vers elle quand notre inspiration s’épuisait et que l’improvisation s’enlisait, nous en avons extrait des modes de jeu originaux, qui d’abord en découlaient puis s’en sont largement affranchis. En somme, plutôt que des actions, ce sont des processus que la partition a déclenchés et entretenus.
En cela, elle a alimenté les allers-retours action/réflexion structurant les pratiques en train de se faire, ce qui fait que toute pratique est à la fois pure interprétation mais aussi prétexte à une nouvelle interprétation qui se développe à partir de ce qui a été fait et du savoir-faire acquis à ce moment là ; la pratique est alors volonté de continuer à faire et d’acquérir le savoir-faire nécessaire à cela. Dans cette situation, l’intention semble découler de la pratique, comme si on la devinait après-coup, parce qu’elle permet d’entretenir la pratique. On pourrait alors dire que l’interprétation précède la partition, ou encore, que l’improvisation précède le prévu.
La radio cousue main
La troisième expérience ne s’appuie pas sur des partitions « graphiques » et ne peut être qualifiée de « performance » qu’à la limite, mais elle peut s’avérer éclairante dans le cadre de cette communication.
La radio cousue main est une aventure collective qui dure 15 minutes et est retransmise tous les mois sur Radio Campus Paris[6]. Nous y improvisons en direct des créations sonores, avec nos corps (et principalement nos bouches) et un micro mono (pour la captation).
Nous nous retrouvons quelques jours avant pour parler de nos idées respectives, dans une réunion informelle où nous discutons, rions et grignotons, tout autant que nous expérimentons des pistes sonores. Nous notons ces différentes propositions, accompagnées en général d’indications de jeu (thèmes, techniques, types de sons, modes de jeu, nombre d’intervenants, « chef » éventuel, etc.).
Nous cherchons à les agencer, envisageant un ordre, une progression, voire une composition, ce qui constitue non pas une partition détaillée, mais un « conducteur » qui a plutôt une fonction d’aide-mémoire, pour nous rappeler les différentes improvisations que nous souhaitons jouer.
Le conducteur est ensuite mis au propre, éventuellement précisé, et nous le reprenons une heure et demi avant le direct, pour nous rafraîchir la mémoire et l’adapter à nos envies du moment et aux forces en présence.
Nous allons ensuite préparer le studio et, si nous disposons d’un peu de temps, nous effectuons un filage partiel. Puis, comme tous les premiers mercredi du mois à 18h30[7], nous nous lançons dans un quart d’heure d’improvisations orientées, uniquement appuyées sur le « conducteur » qui nous donne le programme, sans pour autant indiquer explicitement ce que chacun doit faire. La décision se fait sur le moment, par l’improvisation et selon la façon dont elle se développe.
Or c’est justement cette incertitude associée à la pression du direct (nous avons envie de « bien faire », nous espérons que notre prestation sera appréciée à sa juste valeur) qui nous permet de développer ces improvisations comme des moments de « pure pratique ». Comme pour un saut dans le vide, nous nous lançons effectivement, dans une expérimentation sonore inouïe.
Inouïe pour plusieurs raisons : d’abord parce que nous n’avons pas encore joué ces improvisations, car nous n’avons pas fait de filage total ni joué dans les conditions réelles. Et comme nous n’avons ni le temps ni les moyens pour prévoir comment nous allons, ensemble, interpréter le « conducteur » (tout le monde n’a pas forcément compris la même chose), parce que nous n’avons pas pensé à tout, nous aménageons, complétons, voire transformons certaines de nos idées en les réalisant. Nous nous appuyons sur nos expériences, issues de nos pratiques communes ou individuelles, et nous ne décidons ce que nous faisons qu’au moment de le faire, en fonction de ce que nous faisons et de ce que nous avons fait. Nos réflexions sont circonstanciées et appliquées. Nous sommes dans l’élan pratique (comment faire autrement ?)
Mais c’est également inouï, car nous n’entendons pas la création sonore que nous produisons : nous entendons ce que nous faisons, mais pas ce que diffuse la radio. En effet, nous n’avons pas de « retour[8] » et ne pouvons que deviner ce qu’enregistre le micro selon notre position, derrière, à côté, face à lui, proche ou à distance.
Finalement, on pourrait dire que le « conducteur » fait aussi office de pré-texte, mais à une interprétation sans partition, ni préalable, ni postérieure. Il fait simplement partie d’un dispositif complexe, d’une situation associant artistes, outils et opportunité de diffusion, d’où émerge une forme de création que notre pratique régulière permet d’explorer, de préciser ou de complexifier, d’une séance à l’autre. C’est en cela que cette pratique s’apparente à une hygiène créative, une sorte de gymnastique sonore. C’est une démarche sans but extrinsèque (téléologique), une manière de marcher, de fonctionner ensemble et d’élaborer de nouvelles formes sonores[9].
Et pourtant, même si la part d’improvisation est manifeste, les auditeurs entendent une forme « finie » dont ils ne peuvent que deviner le mode d’élaboration. Cette forme leur apparaît sans doute comme une « création sonore », objectivable, voire elliptique, alors qu’elle est pour nous une expérimentation, un « en cours », une durée de pratique, dont la dimension spectaculaire nous échappe (bien que nous en soyons conscients). Cela ne fait que renforcer l’impossibilité de clore le processus de création, puisque la forme sonore que nous créons, bien que momentanément fixée, est ensuite à nouveau interprétée par les auditeurs – ça n’en finit pas.
Partition/interprétation, interprétation/partition, etc.
Pour clore cette communication, j’aimerais proposer une ouverture théorique sur un couple notionnel sur lequel je travaille en ce moment, et qui me semble pouvoir servir d’outil d’analyse de la dynamique du processus créatif. Vous l’aurez compris, il s’agit du couple partition/interprétation.
Je tiens tout d’abord à souligner sa proximité avec le couple virtuel/actuel. Il y a dans les deux cas un passage entre deux formes, la seconde étant l’actualisation de la première. Mais le rapport partition/interprétation souligne qu’il n’y a pas une substitution d’un état de l’œuvre à un autre, mais plutôt succession de plusieurs œuvres, découlant l’une de l’autre mais indépendantes. Ce sont des formes d’individuation d’un processus créatif qui suit son cours et, en cela, l’une ne prend pas la pas sur l’autre. Pour reprendre un terme de Gabriel Orozco, on pourrait plutôt dire que toutes sont des sous-produits du processus créatif en cours, dont elles ne sont que des moments, des formes provisoires mais objectivables qui permettent d’alimenter le processus et de créer d’autres formes. En cela, même si ce sont des œuvres à part entières, elles sont aussi des pré-textes à d’autres œuvres. Une partition ouvre des interprétations d’où peuvent découler de nouvelles partitions, etc. Peu importe donc de savoir que l’une est la précurseur de l’autre, puisqu’il n’y a pas de prééminence mais plutôt une position dans le processus de création ; car nous pouvons tous être, dans ce processus, initiateur, interprète ou spectateur – toutes ces positions pouvant être prises à différents moments par une seule ou par plusieurs personnes.
Autre différence avec le couple virtuel/actuel, il est admis qu’il y a un écart entre partition et interprétation et que cet écart peut être volontaire et revendiqué (l’interprétation d’une pièce ou d’un morceau) ou accidentel, voire s’opposer aux intentions de l’auteur de la partition. L’interprétation est une marge, un décalage, un imprévu. Cette imprévisibilité se manifeste explicitement dans l’improvisation. C’est pourquoi prévoir l’improvisation conduit souvent à improviser le prévu autant que l’improvisation – c’est-à-dire à conférer à l’improvisation l’apparence d’une improvisation[10], pour pouvoir ensuite se détacher de cette nécessité d’institution (puisque l’acte institutif a déjà été opéré) –, voire à lâcher la bride à l’improvisation et à laisser celle-ci se dérouler telle que la situation y conduit – les conditions initiales ont leur importance mais elles ne permettent pas de deviner ce que va produire l’improvisation. On en arrive alors à une improvisation sans visée, une pratique en cours, un work in progres, un processus créatif qui se développe, à partir duquel il est possible de faire émerger des œuvres (et, parfois, cela s’impose à nous)…
Notes
[1] Installé dans un bâtiment resté longtemps à l’abandon (après avoir été squat d’artistes), le 116 fut inauguré en grande pompe, ce qui attira une foule de curieux venant de toute la ville. Nombre d’entre eux semblaient moins attirés par l’exposition que par l’envie de juger sur pièce ce premier chantier d’importance initié et abouti par la nouvelle équipe municipale d’alors, qui en avait fait une large publicité.
[2] Alors que nous jouions, quelqu’un nous a même demandé où étaient les toilettes !
[3] Dans l’article de 1971 « De l’œuvre au Texte », repris dans le livre Le bruissement de la langue.
[4] Derek Bailey pense que « le professionnalisme porte préjudice à l’improvisation, qui risque, alors de se réduire à certains clichés » (Bailey, 1999 cité par Saladin 2002-1).
[5] Dans son article « La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée » (2004), Matthieu Saladin parle du rapport des musiciens expérimentaux avec les partitions graphiques. Il présente les impressions des musiciens du groupe d’improvisation Mimeo sur la partition Treatise (1963-1967), de Cornelius Cardew, dont ils venaient de se servir d’une partie pour improviser pendant 24 heures ensemble. Ils expliquent qu’elle leur permet de « “canaliser l’énergie”, “fixer des retrouvailles collectives” (Noetinger) et [que,] deuxièmement [, dans un] rapport à la contrainte : “cette pièce met l’imagination sous contrainte, c’est radical”, “elle vous renvoie à vous même” (Prins), “j’aime cet état de concentration détendue, issu du fait que l’on est plus sous la pression permanente d’inventer des choses originales” (Wettstein). »
[6] À Paris 93.9 FM ; www.radiocampusparis.org.
[7] En 2014-2015, un jeudi sur 4 à 21h.
[8] Pas d’enceintes pour s’écouter (sinon le micro capterait ces sons et cela produirait un larsen) ni même de casque (car nous nous déplaçons beaucoup et les fils nous entraveraient) ; et puis, c’est une de nos contraintes.
[9] « On rejoint alors l’absence de finalité qui détermine normalement l’improvisation, le résultat se confondant au processus. La situation de l’improvisateur dans un système ouvert amène cette condition de l’imprévu. » (Saladin, 2002 – parlant de l’expérience de l’improvisation)
[10] Comment montrer qu’on ne sait pas quoi faire (car on n’a rien prévu) et qu’on y réfléchit en expérimentant ?
Bibliographie
Barthes, Roland. 1957. Mythologies. Paris : Seuil.
Barthes, Roland. 1984. Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV. Paris : Seuil.
Bosseur, Dominique et Jean-Yves. 1999. Révolutions musicales, La musique contemporaine depuis 1945. Paris : Minerve.
Goodman, Nelson. 1990. Langages de l’art. Paris : Jacqueline Chambon.
Saladin, Matthieu. 2002. « Processus de création dans l’improvisation ». Volume ! La revue des musiques populaires, n° 3(1) : 7-16.
Saladin, Matthieu. 2004. « La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée ». Volume ! La revue des musiques populaires, n° 3(1) : 31-57.
Varela, Francisco. 1989. Invitation aux sciences cognitives. Paris : Seuil.