Figures choisies d’un artiste-chercheur au travail

Frédéric Mathevet

Citer cet article

Mathevet, F. (2017). Figures choisies d’un artiste-chercheur au travail. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 4.


Résumé

C’est l’atelier, mon atelier, qui motivera la forme de cet article. Ce lieu, mi-fictif mi-réel, où se joue l’essentiel de ma « gymnastique » plastique quotidienne permettra de faire apparaître un double problème : Comment dire le processus créatif ? Et Comment penser la recherche en art ? Cette intervention se pliera aux exigences d’une pensée sur le chantier, auscultant quelques prises de vue fugitives du sol de l’atelier où l’on chercherait à rapprocher des fragments de journal intime, des œuvres, des croquis, des sons… et à ausculter le sens entre les coutures : les figures de la gymnastique engagée.


Introduction

L’intention de cet article est double. Il souhaite :

  1. Décrire et questionner la description du « processus créatif » dans le cadre d’une « recherche-création ». Il s’agira d’aborder le processus créatif comme « ouvert » et « centrifuge », permettant de retourner à l’atelier (condition sine qua non de la recherche création).
  2. Par cette description ouvrir un problème : jusqu’où vont les corrélations possibles entre la recherche en arts et avec l’art de cette « recherche création » et les méthodologies communément admises de l’université (qu’on propose aujourd’hui de généraliser à l’enseignement en écoles d’art .)

Il va de soi que cet article sera traversé de bout en bout par des questions corollaires : la recherche en art nécessite-t-elle des méthodologies alternatives ? Cette méthodologie doit-elle être pensée au cœur du processus créatif lui-même ? Y a- il une méthodologie « universelle » ou du moins « commune » à tous les ateliers des artistes-chercheurs ?

Me proposant de sonder mon atelier, j’ouvre mon propos sur la photographie de ma table de travail. Et je vais ausculter le sens qui se répand entre les objets qui peuplent mon atelier : les œuvres, les notes, les esquisses, les ratures…

Mon travail artistique est généralement classé du côté des « arts sonores ». J’ai une pratique « entre catégories » pour reprendre une « formule » employée par Morton Feldman, et théorisée par Jean-Yves Bosseur (BOSSEUR 2000 [1986]). Je n’ai surtout jamais voulu choisir entre mon travail de plasticien et de musicien et je multiplie les approches plastiques du sonore.

L’une des ramifications de mon travail pourrait être qualifiée de « pratique nomade ». Ce sont ces pratiques plastiques et sonores nomades que je voudrais prendre comme point d’entrée dans le problème que je me propose d’esquisser.

L’atelier nomade, où les outils vagabonds (crayons, micros, instruments…) vont parfois s’actualiser pour « produire » des prémisses de travail artistique, va nous permettre de poser d’autant mieux notre problème que le processus qui s’y trame est labile et mutable. Il est lié à une certaine urgence : l’aménagement d’un séjour temporaire dans une occasion, un lieu et un moment. Si la possibilité de s’actualiser, et les moyens de s’actualiser sont pensés en amont, l’actualisation de l’atelier, son aménagement va dépendre de nombreuses variables liées au lieu rencontré : climatiques, sociales, temporelles, psychologiques. On peut préparer son sac, l’activité du processus créatif n’est pour autant pas garantie. Il va falloir pour aménager ce séjour, un aménagement suffisant pour permettre la « chorégraphie » de l’artiste au travail d’opérer. Littéralement, le processus créatif lui-même.

C’est le mobilier préparé en amont, les attaches possibles avec le lieu et le moment que nous allons commencer par décrire. Précisons que ce mobilier peut être conceptuel, c’est-à-dire qu’il peut être un objet mental.

Précisons aussi que les travaux que je vais utiliser dans cette présentation sont toujours en état de recherche. Aucun d’eux n’a réellement encore été présenté à un public, ils sont restés à l’état de sous-produits.

Partitions circonstancielles

Je propose pour commencer de rapprocher deux images comme premier énoncé, pour poser les hypothèses de travail qui étaient les miennes lorsque j’ai commencé ce travail.

J’ai commencé cette pratique nomade très tôt dans mon cursus artistique en proposant des « partitions circonstancielles (2001) ». Pour moi il s’agissait de déplacer l’ in situ, théorisé dans le champ des arts plastiques, du côté de la musique expérimentale. Mais aussi, cette pratique était pour moi une réponse à un problème que soulevait la musique électroacoustique européenne et dont j’avais pu voir une échappée possible du côté de John Cage et de son influence chez les artistes Fluxus et les compositeurs de l’école américaine : la conceptualisation d’un objet sonore contextualisé.

En effet, l’objet sonore de la tradition schaefferienne (SCHAEFFER, 1966 [1977]) est un objet sonore sans cause. Le son est perçu pour ces qualités abstraites et par la même, est vidé de sa cause, de l’espace de son émission et du moment qui l’a vu naître. L’objet sonore de l’électroacoustique européenne est donc plutôt incompatible avec une pratique « in situ ».

Je me proposais à cette époque de créer une boîte à outils foliée, composé de petit papier à glisser dans une situation donnée pour transformer ses particularités sonores et visuelles en partition à interpréter. Cette partition temporaire pouvait être jouée dans la situation elle-même, ou pouvait être documentée par un appareil photographique ou par une caméra vidéo pour être interprétée dans un autre moment. L’objet n’a jamais réussi à réellement proposer des musiques « in situ » intéressantes.

Mais l’histoire de cet objet, sa fiction, a continué de « hanter » mon travail. La pratique de cet objet imparfait m’a permis de théoriser, non pas l’objet sonore comme élément autonome et enclos, mais des modalités d’apparition d’objets sonores. Je retranscris ici un extrait de ma thèse consacrée à ces modalités d’apparition (MATHEVET 2010, p.164), au nombre de trois :

Objet sonore de geste (rétroactif)

Il naît d’un corps à corps entre une énergie musculaire et un corps sonore. Il nécessite donc un travail gestuel, en particulier de gestes de “répétition”, d’”évolution “, de “changement”, d’” entretien” et “ponctuels”, qui découlent d’expérimentations, tel que gratter, frotter, tapoter…

Il n’est pas exclu que ceux-ci débordent sur des engrenages syntaxiques qui mettent en œuvre une préconstruction formelle. Parfois, il s’agit de la composition même. La musique électronique est adepte de cette inscription de gestes au sein de la composition, au point d’en faire l’acte même de la composition, au sens où nous l’entendons dans l’action painting en arts plastiques : scratch, apparition/disparition (avec le bouton de volume), filtre…

Il s’agit d’un objet sonore rétroactif que l’on reconnaît comme objet sonore et qui appelle à son tour des gestes de transformation.

Objet sonore de manipulation (ou désincarné)

C’est l’objet sonore de l’écoute réduite Schaefferienne. Les qualités du son sont déjà abstraites par l’appareil d’enregistrement. Celui-ci, considéré comme un microscope acoustique, observe un son amnésique de sa source (première désincarnation). C’est un objet sonore de pure écoute et qui n’est plus le résultat d’une force musculaire. Son évolution et sa capacité à produire d’autres objets sonores désincarnés vont dépendre de l’application d’a priori numériques, qu’ils soient d’ordre conceptuel ou algorithmique (les filtres et les effets appliqués sur le son).

Objet sonore de circonstance

[…] Il s’inscrit dans un lieu et un moment. Il prend toujours le risque d’évoluer vers les deux autres objets sonores décrits précédemment. L’écoute et le saisissement du potentiel musical se font en même temps. Relever cet objet sonore c’est le capturer avec une certaine enveloppe liée aux circonstances de son émission (spatiale, prosaïque, sociale…) qui est aussi sa condition sémantique. Il transporte avec lui le lieu qui le voit naître, où il vit et meurt. Il est connecté aux autres données sensibles. De ce fait, le son peut être considéré comme un phénomène d’ensemble, non réductible à des catégories, ne tenant compte que de l’intérieur du son (timbre, fréquence, durée…) qui pose le son comme une extériorité à la composition.

Cet extrait fait particulièrement bien apparaître dans la réflexion relative à mon processus créatif particulier et au processus créatif de façon générale:

  1. d’une part la nécessite de la constitution d’un « outil-objet » qui me permettrait de produire, d’activer mon atelier : la figure de circonstance semble commencer à s’appareiller ;
  2. d’autre part, la difficulté à circonscrire cet objet, à en donner une définition précise dans la mesure où il s’agit de circonscrire un objet labile et mutable : une modalité d’apparition.
Le leurre du « procème »

Pourtant, pour avancer dans mon propre processus créatif,  je me proposais de réaliser un tableau récapitulatif, et plutôt déductif , associant les trois modalités d’apparition de l’objet sonore avec une liste qui se voulait exhaustive, d’activités compositionnelles plastiques : des chorégraphies possibles à adapter en fonctions des situations sonores repérées.

Dans la tradition de l’art minimaliste et de l’art conceptuel, ce tableau faisait apparaître ce que l’on peut appeler des « procèmes »,  si l’on veut bien m’accorder ce néologisme, désignant la plus petite unité signifiante d’action artistique, de processus créatif à engager.

Mais la pratique est comme nous l’avons dit, mobile et mutable, d’autant plus s’agissant de pratiques nomades, s’actualisant dans des espaces indéterminés, et qu’un tableau ne serait circonscrire. Deux séries de travaux, que j’ai engagés ensuite, m’ont permis de critiquer cette approche en « procèmes ».

D’une part il est apparu à l’usage qu’il était très difficile d’actualiser un « procème » dans des situations visuelles et sonores nécessairement complexes. D’autre part, leur limite comme outils à engager le processus créatif laissait apparaître la possibilité de penser une autre forme d’outils : la figure, sur laquelle nous reviendrons. Mais, la plasticité du terrain et la plasticité du processus créatif lui-même imposaient déjà de mentaliser l’objet-outils, propice à l’engagement d’un processus créatif, plastique : labile et mutable, donc.

Vous pourrez constater ces difficultés dans les quelques expériences de musique in situ que je propose ici. L’idée principale de ce projet, pocket musics,  est de proposer une improvisation sonore (ici avec un Korg Monotron Analogue ribbon synthetizer de 7X12cm, nomadisme oblige) suffisante pour intervenir comme un outil d’écoute de la circonstance sonore dans laquelle l’improvisation à lieu.

Ici : le lien : https://mathevetfrederic.bandcamp.com/album/london-pocket-musics

ou comme on le fait dans notre revue le code d’intégration :

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album/london-pocket-musics”>London Pocket Musics by Mathevet Frédéric</a></iframe>

Le deuxième exemple que je voudrais développer ici concerne une pratique que j’ai depuis  les années 2000 qui consiste à « croquer », sur le motif, les moments sonores que je vis, mais toujours dans la perspective de pouvoir réinterpréter ces sons, à nouveau. Ces Underscores (il y en à 200 aujourdhui) sont issues de mes carnets de dessins. Une pratique musicale et visuelle quotidienne qui donne lieu à des relevés d’actions, d’installations et de contemplations. Une auscultation régulière du réel sonore en inframince. Ces dessins mettent en avant des dimensions contextuelles du son et questionnent profondément l’écoute en proposant aussi une écoute mentale.

La suite d’exemples choisie nous permet d’entendre rapidement que l’espace que je proposais d’habiter entre la musique expérimentale et ce que nous allons continuer d’appeler pour l’instant l’in situ, est beaucoup plus incernable qu’il n’y parait. Lorsque l’atelier s’active, en tout cas mon atelier, il multiplie les prises : elles sont tantôt sonores, tantôt visuelles, tantôt sémantiques… voir même souvent il s’agrippe à plusieurs catégories à la fois.

Tous les outils préparés, surtout les plus catégoriels, volent en éclat parce que le processus créatif doit faire corps avec la circonstance. Il n’en est ni la démonstration, ni la lecture.

Alors quel serait l’outil idéal du méta-atelier ? Celui qui décrirait pleinement le processus créatif et permettrait d’y retourner… à l’atelier, de s’engager dans un processus créatif.

On voit nettement que ce n’est ni un « procème », ni un schéma, ni une suite logique d’ingrédients, ou de pistes empruntées aux autres champs des sciences humaines (historiques, sociologiques, géographiques…) qui pourront suffire à cette mise en branle chorégraphique.

La chorégraphie se brise sur la distance qu’ils imposent.

L’outil théorique idéal serait à la fois descriptif et productif. Il ne découperait pas les objets, mais au contraire s’attarderait à montrer les motilités et les relations en jeux dans les différentes strates d’un processus créatif singulier. Un objet plastique, labile et mutable, représentant autant que formalisant. Un objet ambigu qui aura prise autant sur les processus décrits que sur les concepts et les percepts sollicités.  Un mode opératoire non orienté et non linéaire. Une « figure », un entrelacs de point d’accroche, un maillage de procès possible mais non déterminé.

Circonstance

C’est la figure qui s’est imposée comme nécessaire à ma chorégraphie nomade. Je ne vais ici qu’en esquisser les grandes lignes, dans la mesure où il s’agit ici de montrer comment penser l’objet d’un processus créatif singulier, pour questionner ensuite l’intégration de son écriture et le déploiement artistique qu’il implique dans le champ théorique universitaire.

Le séjour relatif qu’actualise l’atelier nomade n’est pas un événement. Il ne fait pas événement. C’est une condition sine qua non à ses multiples connexions. L’événement laisserait supposer une lecture univoque du moment. La caractéristique fondamentale du circonstanciel par rapport à l’événement est la contingence. Son corollaire est l’opportunisme. Notre conceptualisation « occidentale » est toujours réfractaire au particulier. Elle valorise les généralités et les abstractions, ce qui explique aussi cette pensée de l’événement au détriment de la « circonstance ».

Dans la Préparation du roman Barthes (BARTHES, 2003) nous apporte une aide précieuse pour saisir ce que nous allons commencer à appeler une figure: la figure-circonstance. Il analyse dans ce cours une forme poétique qui use beaucoup de la « circonstance » dans son processus de création : le Haïku. Barthes se propose de mettre en vis-à- vis le début du poème de Verlaine « chansons d’automne » (Poèmes saturniens, 1866) et un Haïku :

« les sanglots longs des violons

de l’automne »

(Verlaine, Poèmes saturniens)

« l’enfant promène le chien

sous la lune d’été » (Shôha, Munier (trad.))

Nous nous en tiendrons à cet exemple pour faire apparaître les caractéristiques d’un milieu qui ne supporte pas d’interprétation possible, ni d’autre arrière-mondes. De cette comparaison nous relèverons quatre points qui nous apparaissent essentiels à la pensée du circonstanciel dans le processus créatif. Barthes insiste en effet sur des points qu’il va à chaque fois nommer pour tenter de saisir la particularité de l’écriture haïkiste : l’absence de métaphore, le kigo, le tangible et l’instantané.

La première remarque concerne la métaphore de Verlaine. La tradition rhétorique occidentale amène à une généralité. L’automne ici convoqué pourrait être tous les automnes du monde. Or, l’idée d’instantanéité et de rencontre avec le réel rend absolument impossible, voire inapproprié, l’usage rhétorique. Dans l’écriture du haïku, ce qui compte, c’est la concomitance entre l’écriture et la contingence. Mais, précise Barthes, il s’agit de bien plus que d’une contingence, « un haïku, c’est ce qui survient (contingence, micro aventure) en tant que cela entoure le sujet_qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet, que par cet entour fugitif et mobile. (Donc plutôt que contingence, penser circonstance (BARTHES, 2003, p.90) » Barthes fait allusion ici à l’étymologie de circonstance : circum stare, «ce qui se tient autour ».

Préférant l’hypotypose (minimale) à la métaphore, le haïku comme la photographie dit « ça a eu lieu ». Et pour que prenne le précipité, le petit poème va s’appuyer sur deux éléments : le kigo (mot emprunté au Japonais), et les tangibilia (mot latin convoqué par R. Barthes).

Dans l’écriture d’un haïku, nous le rappelle Roland Barthes, « il y a toujours une allusion à la saison : le Kigo . » « Dans le haïku, poursuit-il, il y a toujours quelque chose qui vous dit où vous en êtes de l’année, du ciel, du froid, de la lumière (…) Vous n’êtes jamais séparé du cosmos sous sa forme immédiate : l’ Oikos, l’atmosphère, le point de la course de la Terre autour du Soleil. (BARTHES, 2003, p.66)» Dans un Haïku, il y a également un mot qui a pour référent une chose concrète, quelque chose que l’on pourrait toucher, des tangibilia. Un pli sensuel souligné par Barthes.

Or, l’enregistrement sonore ( du field-recording comme de l’enregistrement d’interactions in situ) et d’une certaine manière l’objet sonore, selon les modes d’apparition dont nous avons déjà parlé,  peuvent s’appréhender d’un tangible et d’un kigo. L’espace perçu en stéréophonie, les voix, les cloches, les chants d’oiseaux, les bulldozers sont autant d’indices et d’index sonores d’une circonstance. Et cette figure, déployée, entraîne des conséquences chorégraphiques importantes dans la pensée et la réalisation du processus créatif. Comme la photographie, l’objet sonore circonstanciel bénéficient d’un « ça a été ».

« Enregistrer », dans un sens très large comprenant aussi bien le dessin, la vidéo que la prise de son classique devient l’exercice d’une conscience microphonique qui restitue le monde sonore au discours indirect libre avec tous les écarts de représentation inhérente aux matériels d’enregistrements. Plus de métaphores et de surinterprétions, l’enregistrement et sa diffusion investiront plutôt la métonymie (rapport de contiguïté) et l’asyndète (absence de liaison). Pour le dire autrement le micro-réceptacle circonstanciel s’épanouit d’une poïétique des branchements fautifs que nous avons mis en œuvre dans nos partitions circonstancielles et nos pocket musics.

Il apparaît que ce que nous tentons de décrire ce ne sont pas des actions isolées, mais bien des mouvements et des relations. C’est notre poïétique entière, notre processus créatif, notre chorégraphie qui est une poïétique de la couture à l’image de cet objet sonore circonstanciel.

Poïétique de la couture, du branchement, de la confrontation, de la contamination… La dernière série de travaux montre comment l’idée de réceptacle, d’inscription du processus et du branchement entre le contexte et le procès a pu conduire à une forme expérimentale d’écriture du sonore. Une tentative de garder le mouvement, de l’inscrire sans le figer.

Création d’outils qui ne sont plus des outils pour voir ou entendre… mais des outils qui multiplient les connexions, et qui ouvrent la situation vers de multiples autres interprétations. De multiples autres chorégraphies. À l’image de la figure que nous allons redéfinir un peu plus précisément.

Figures ?

À considérer le processus créatif comme une gymnastique, c’est-à-dire comme une rencontre sensible du corps et de l’environnement, on peut supposer pouvoir pour une pratique donnée en saisir les morphèmes, ou les « procèmes », c’est- à-dire les plus petites unités d’action et de sens, de procès. Mais ces opérations sont plastiques, elles sont faites de mouvements et de motilités à l’image de la plasticité elle-même (dans le sens de Catherine Malabout c’est à dire dans un mouvement équivoque de donner-recevoir-détruire (MALABOUT, 2005).

Les figures sont labiles et ne constituent pas un système. Les œuvres et les objets (pensées, images, textes, sons…) de l’atelier, comme la dynamique plastique qui s’y intrigue, sont incernables et indifférents aux catégories. De ce fait, chercher des bornes et conceptualiser des mouvements ne pourraient pas rendre compte justement de notre atelier.

Et c’est notamment très clair quand il s’agit d’un atelier nomade.

Alors, pour se construire des outils qui permettront aux processus créatifs de se déployer, je me suis attaché à cerner la chorégraphie ménagère de l’atelier plutôt que des « procèmes ». Des parfums qui s’échappent des rapprochements entre les matériaux et les gestes, des figures qui transpirent entre ces éléments.

Comprenons le mot figure comme il a été défini par R. Barthes dans le fragment d’un discours amoureux : « On peut appeler ces bris de discours des figures. Le mot ne doit pas s’entendre au sens rhétorique, mais plutôt au sens gymnastique ou chorégraphique ; bref au sens grec : schma, ce n’est pas le “schéma” ; c’est d’une façon bien plus vivante, le geste du corps saisi en action, et non pas contemplé au repos (…) La figure c’est l’amoureux au travail. (C’est moi qui souligne) (BARTHES, 1997 [1977], p. 8) » La figure prend en compte la dimension « plastique » du processus créatif, c’est-à-dire une certaine labilité, c’est un précipité de sens, d’objets, d’intuitions de référence avec une grande force centrifuge, pour le dire avec les mots de P. Boulez, un élément dynamique qui permet de retourner à l’atelier (un principe fondamental de la recherche en art et avec l’art, selon moi). C’est-à-dire qu’elle a le pouvoir d’aider à l’opération, de soutenir l’opération, d’engager les « procèmes ». Et la souplesse de son contour, sa plasticité, permet de ne pas avoir une action orientée et précise mais au contraire de se réajuster, de se repenser au moment même de son actualisation.

Conclusion: comment dire le méta-atelier?

Tous les textes poïétiques sont des cosmogonies. Ils décrivent les forces et les formes desquelles ils sont faits. Il déploie un espace-temps propre aux formations qu’ils décrivent dans un mouvement centrifuge. Cet article est une humble cristallisation momentanée de certains champs de force de mon atelier, où j’ai voulu montrer les motilités interdisciplinaires singulières de mon travail artistique.

Mais j’ai aussi cherché à poser un problème qui me parait fondamental à la recherche en art et avec l’art : comment raconter ses oscillations sous la surface des sons et des images, ses battements qui déploient l’espace et le temps d’une œuvre, les mouvements, les déplacements, l’agitation, le grouillement, sans figer une fois pour toutes ce dynamisme vital ?

Parce qu’il faut, malgré cet arrêt sur l’image momentané, retourner à l’atelier.

Il semblerait qu’à décrire la plasticité qui s’intrigue dans notre atelier, celle qui marcotte, qui contamine, qui glisse du texte à l’œuvre et de l’œuvre au texte, qu’elle s’épuise et se vide dans les formes linéaires.

Notre plasticité s’épanouirait plutôt dans des formes gigognes et labyrinthiques, des déplacements en zellige, des bruissements sur les méandres et les spirales de formes complexes et ouvertes.  Et le méta-discours_mais jusqu’à quel point l’est il ? _de la recherche en arts se doit d’être à l’image de la plasticité elle-même, et de rendre compte du glissement perpétuel en œuvre dans l’atelier. Il doit écrire des mouvements et des relations. Les formes universitaires calibrées, demandées à l’artiste chercheur doivent-elles prendre une forme classique, dans la mesure où les formes traditionnelles de l’écriture de la recherche sont des formes finies, c’est-à-dire cloisonnées sur elles-mêmes pour les besoins d’une démonstration ?

Ces textes de foi présument d’une rhétorique arrogante, où le contenu est muselé par la forme. Ils sont l’anti-plastiques par excellence. L’artiste chercheur, à chaque fois qu’il écrit, qu’il communique sa recherche, n’a pas d’autres solutions, s’il ne veut pas se retrouver désœuvré, que d’ajuster la forme de ses comptes rendus au contenu de sa recherche.

Il semblerait qu’à vouloir circonscrire aujourd’hui la recherche en art, sans prendre en compte la spécificité plastique inhérente à cette discipline, la recherche en art s’épuise au détriment d’une recherche sur l’art. Il ne reste de mesurable, pour des catégories universitaires univoques, que les recherches construites sur un même modèle. Et, force est de constater, que la profusion d’articles fait d’un même moule associant des exemples multiples d’œuvres classées selon leur apparition historique, avec des citations de philosophe, orientant le tout vers une certaine interprétation esthétique, se fait au détriment ,aujourd’hui, d’un discours réflexif sur la pratique artistique. Il faudrait rendre à la recherche en art la possibilité même de sa plasticité. Remettre en avant le discours de l’intérieur de l’atelier et revaloriser l’œuvre produite comme une valeur essentielle de la recherche en art. Ce sont, selon moi, les enjeux d’une recherche qui questionne le processus créatif.


Bibliographie

BARTHES Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris,  Ed. du Seuil : Tel Quel, 1997 [1977], 281 p.

BARTHES Roland, La préparation du roman I et II : cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), SEUIL IMEC : Traces écrites, Paris, 477p.

BOSSEUR Jean-Yves et Dominique, Révolutions Musicales : la musique contemporaine depuis 1945, Éditions Minerve, Paris, 2000 [1986], 264p.

MALABOU Catherine, La plasticité au soir de l’écriture : dialectique, destruction, déconstruction, éditions Léo Sheer : variations I, 2005, 115p.

MATHEVET Frédéric, Faire la peau…la musique au risque de la plasticité : manuel d’arts plastiques I et II, Editions universitaires européennes, Allemagne, 2010, 255p.

SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux : essai interdisciplines, SEUIL, Paris, 1966 [1977], 700p.


Biographie de Frédéric Mathevet