Penser l’artiste-chercheur aujourd’hui : positions, propositions
Frédéric Mathevet
Citer cet article
Mathevet, F. (2014). Penser l’artiste-chercheur aujourd’hui : positions, propositions. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 1.
Résumé
Cet article tente de reposer les spécificités du travail artistique. S’appuyant sur une sémiotique « plastique », il insiste sur les différents jalons de l’atelier contemporain : l’œuvre ou l’]œ[ , le spectateur ou ]ssspectateur[ et son milieu circonstanciel. Ainsi le méta-atelier idéal de l’artiste-chercheur rêvé décrit dans cet article, est un méta-atelier fait d’expérimentation collective, de ratures et d’ébauches et de rencontres sensibles. Un espace qui ne serait être virtuel ou conceptuel, mais qui serait un espace réel ou se pourrait se ré-écrire sans cesse l’horizon intime, social et cosmogonique d’une société en mouvement. Dès lors, son avènement ne serait pas sans poser les limites de la méthode et de l’évaluation de la recherche artistique à l’université aujourd’hui, ainsi que de l’économie et des infrastructures qui lui sont dédiées.
Mots-clés
Artistes-chercheurs, plasticité, méta-atelier, spectateur, œuvre.
« En fait, c’est le préjugé épistémologique concernant la prétendue nécessité du caractère de de généralité d’un objet d’étude qui serait ici à mettre en question et, par voie de conséquence, le statut même de la recherche et du chercheur. L’étude d’un objet de désir implique qu’on ne perde pas en cours de route la singularité de son mode d’énonciation. […] Neutre analytiquement et politiquement, telle qu’elle se veut aujourd’hui, la recherche en science humaine ne pourra que manquer l’économie collective du désir, dans ses ressorts les plus essentiels. […] Nous ne serions donc trop insister sur la nécessite d’un certain transfert d’énonciation : le sujet producteur d’une étude doit être “en prise”, d’une façon ou d’une autre, sur le mode d’énonciation du sujet concerné par l’étude.»
Félix GUATTARI, Lignes de fuite : pour un autre monde de possibles, Éditions de l’Aube, 2011, pp. 61-62.
Préambule
Le présent article propose une figure de l’artiste-chercheur idéal. Cet « artiste-chercheur » rêvé est le fruit d’un atelier et d’un travail de recherche, en art et avec l’art, singulier : le mien, volontairement polyartistique et transdisciplinaire, dont l’étiquette « arts sonores » servirait pour l’instant à circonscrire le champ d’application (avec toutes les limites qu’une telle « étiquette » suppose). Si la figure de l’artiste-chercheur traverse de nombreuses questions liées à ma pratique et à ma démarche personnelle, il m’apparaît important de transsuder de l’atelier les descriptions et les réflexions qui se sont déployées autour de mon « artiste-chercheur » idéal, espérant que celui-ci intéressera le plus grand nombre de lecteurs, d’artistes, d’universitaires et de professeurs en arts, pour entreprendre collectivement cette question qui me paraît primordiale pour l’art aujourd’hui : y-a-t-il une autre figure de l’artiste possible ? À savoir un ” artiste » dont on accepterait d’une part le travail, c’est-à-dire sa pratique comme le résultat d’une recherche assumant la part de savoirs que cette pratique constitue, et dont les moteurs « poïétiques » d’autre part, seraient indépendants des modes économiques et idéologiques en vigueur.
Or, le peu de pratique artistique et de recherche en art qui perdure (l’université semble davantage miser sur l’écrit que sur les possibilités pragmatiques de « faire œuvre »), alternatives au consumérisme instauré par un marché de l’art qui ne connait pas la crise, s’essoufflent , me semble-t-il, dans nos institutions, toujours accaparées par de vagues idées romantiques associées aux figures de « l’œuvre » et de « l’artiste », et muselées par des formes de pensée qui, d’une part, sont indépendantes de la spécificité de la pratique artistique, et qui, d’autre part, sont elles-mêmes soumises à des machines abstraites « prêts-à-porter » dépendantes de systèmes managériaux et entrepreneuriaux incompatibles, comme nous le verrons, avec la recherche avec l’art .
Nous montrerons dans cet article pourquoi et comment il faut refonder la figure de l’artiste-chercheur en profondeur, et pour quelle raison il est impératif que cette figure soit pensée par les artistes eux-mêmes. Nous soumettrons alors des réponses aux deux questions qui nous apparaissent primordiales dans la constitution de la figure de l’artiste-chercheur comme problème : comment l’œuvre peut-elle être considérée comme un résultat ” scientifiquement ” recevable pour la Recherche ? Quels sont l’appareillage méthodologique et l’organisation pragmatique de la recherche en art et avec l’art ?
Les spécificités du travail artistique
Ces questions sont loin d’être nouvelles mais ont toujours été abordées de la même façon pour justifier la possibilité d’une recherche en art. Nous pouvons résumer à deux schèmes les arguments généralement proposés. Le premier raisonnement consiste à décalquer la recherche scientifique avec ses formes méthodologiques spécifiques et à le reporter sur le travail artistique lui-même. Protocole, axiome, hypothèse, expérimentation sont les jalons convoqués qui viennent calibrer le travail d’atelier, réduisant par la même les détours d’une véritable pensée poïétique, fétichisant la linéarité de la pensée et l’impératif de résultat. Le second raisonnement consiste à faire un travail scientifique en amont du travail poïétique, en appliquant toutes les règles et les méthodes d’un autre champ des sciences humaines, souvent en recyclant des recherches déjà amorcées, et proposer à partir de ce travail une œuvre qui viendrait illustrer la recherche proprement dite. Dans ce cas c’est le travail préparatoire qui est mis en avant, et tout le travail artistique évoqué voire évacué.
Si nous ne remettons pas en cause l’efficacité de ces méthodes dans la constitution d’œuvres, ces translations forcées et autres appropriations contribuent cependant à nier la spécificité du travail artistique qui, « plastique », peut s’adapter à (et adapter) toutes les méthodes et les formes de raisonnement, y compris non scientifiques. Il semblerait que le problème de l’artiste-chercheur ait été posé à l’envers et que toutes les réflexions et les recherches déjà menées jusqu’ici l’ont été de l’intérieur même du champ qui voulait pouvoir recevoir des réponses satisfaisantes à ce problème posé, et par là même en forcer les réponses.
Or, il ne s’agit pas selon nous de voir si l’art peut coller à un schéma de recherche dont le paradigme « scientifique » s’imposerait au travail artistique par ses méthodes et ses résultats, mais d’affirmer une fois pour toutes la spécificité du travail artistique. L’un des enjeux de cet article consiste donc à démontrer que, malgré un travail spécifique qui pose ses propres conditions d’existence, il n’est pas impossible de poser ce « langage » commun attendu, qui permettrait de postuler la possibilité d’une recherche en art et avec l’art.
Pour ce faire, commençons par esquisser, le plus simplement possible, le travail artistique pour en définir les contours, qui, nous allons rapidement nous en rendre compte, sont labiles et mutables, plasticité oblige.
L’une des spécificités du travail de l’artiste est la volonté de faire une « œuvre ». L’œuvre déploie les conditions de sa propre appréhension, positionnant un spectateur, une circonstance de perception et des espaces de verbalisation. L’œuvre est avant tout un dispositif sensible dans le sensible. L’activité de vouloir faire œuvre peut suffire, mais elle n’est en aucun cas dispensé de la création d’un « spectateur » et d’une « circonstance d’appréhension ». Nous noterons ]œ[ cette œuvre parfois éphémère ou performative, mais toujours « sensible » c’est-à-dire qui propose une coagulation phénoménologique suffisante pour un spectateur. Nous noterons ] SSSpectateur [, le spectateur polyartistique non pas réduit à une paire d’yeux mais mentalisé comme l’espace où va coaguler l’œuvre, où un sujet va construire le sens de l’]œ[ qu’il va appréhender sensiblement. Quant aux crochets « ]…[» ouverts vers l’extérieur, ils rappellent la nécessaire labilité et mutabilité de l’œuvre que nous décrirons par ailleurs, ainsi que la nécessaire ouverture supposée d’un spectateur idéal envisagé en amont de toutes pratiques artistiques.
Les spécificités du travail artistique pourraient alors se résumer à l’équation suivante [1]:
Cette équation fait apparaître que la forme (artistique) n’est plus d’un point de vue ontologique une présence définie par des propriétés intrinsèques, mais bien un mouvement entre plusieurs facteurs en corrélation. Et, c’est tout d’abord sur cette sémiotique plastique que nous voudrions insister dans cet article, dans la mesure où elle remet profondément en question la méthodologie « scientifique » supposée nécessaire à la possibilité de penser la recherche.
Plastique
L’étymologie grecque du mot “plastique”, plassein, désigne à la fois l’acte de donner une forme et l’acte de recevoir une forme. Mais rappelons avec Catherine Malabou (MALABOU, 2005) que «plastic» désigne aussi un explosif, donc la destruction même de toute forme. Comme concept «plastique» devient ce mouvement de donner une forme et d’en changer tout en gardant la mémoire de la forme détruite.
« Je comprends aujourd’hui que le concept de plasticité m’est apparu comme apte à nommer un certain arrangement d’être que j’ai accepté au départ sans le comprendre : l’organisation spontanée des fragments. Organisation dont le système nerveux […] offre aujourd’hui sans doute le système le plus net, le plus frappant. La plasticité, concept doué lui aussi d’un ‘don dithyrambique de synthèse’, m’a permis à la fois de percevoir la forme du morcellement et d’être à ma place dans le mouvement. (MALABOU, 2005) [2]»
Les récentes recherches sur le cerveau ont fait apparaître une « plasticité » du cerveau, notamment la capacité qu’ont les synapses à modifier leur capacité de transmission. Elles forment et reforment, sous l’effet de l’expérience, et à partir de la mémoire des formes, des associations neuronales cérébrales appelées synodies par Henry Van Lier [3]. Ces synodies, qui sont au bout de la chaîne biochimique, notre mémoire, nos représentations et notre raisonnement, sont soumises aux multiples ré-agencements que lui proposent les pratiques signifiantes. La plasticité du cerveau, c’est « le travail incessant par lequel le cerveau élabore et réélabore certaines de ses synodies, les accentue ou désaccentue, les interconnecte ou déconnecte, les clive ou fluidifie, les rend explicites ou implicites, en une véritable digestion ou comptabilisation bioélectrochimique, qui d’ordinaire procède par contagion et par sauts . […] La plasticité configure les traces, les efface pour les former sans les rigidifier pour autant (VAN LIER, 2010) [4].» Cette capacité « plastique » des synapses, engendrant détruisant les synodies, correspond à une part d’indétermination de l’ADN: «La plasticité prend forme là où l’ADN n’écrit plus (MALABOU, 2005). [5]» C’est-à-dire que c’est le milieu et l’action, la circonstance et la pratique, qui écrivent dans l’homme ce que l’ADN ne peut écrire en amont.
Pour notre part, nous faisons l’hypothèse d’une plasticité «inhérente» à toute gestalt humaine. Peut-être s’agit-il du concept qui pourrait bien nous faire sortir d’un formalisme scientiste du langage et d’un recours à une « linguistique » s’accaparant toutes les descriptions sémiotiques. La plasticité nous permet aussi un dépassement du structuralisme. Il nous semble que la plasticité reste cette notion impensée dont la poïétique doit assumer la charge. Si C.Malabou nous aiguille vers une approche philosophique voire esthétique de la plasticité, c’est avec J. Kristeva et F. Guattari que les prémisses d’une plasticité appliquée à tout agencement sémiotique semblent avoir été amorcées. D’une part, par le concept de Chora sémiotique avec J. Kristeva (KRISTEVA, 1974) [6] et, d’autre part, avec le déplacement des instances surmoïques dans les agencements sémiotiques mêmes avec F. Guattari (GUATTARI, 2011) [7]. Ces deux pensées connectées l’une à l’autre nous semblent pouvoir formaliser une sémiotique plastique [8] (MATHEVET, 2012) suffisamment opérante pour penser le travail artistique et en redéfinir le champ et la recherche.
Plastique II (Sémiotique)
La forme (artistique) n’est plus d’un point de vue ontologique une présence définie par des propriétés intrinsèques. La plasticité, c’est-à-dire le mouvement de ]donner_recevoir_détruire[ qui préside à sa réalisation et qui mobilise tous les facteurs en présence, fait de la forme une prégnance, une actualisation temporaire dont l’endurance est suffisamment forte pour être remarquée.
Pour commencer, disons dans la continuité de Freud [9] (FREUD, 1891) et de Jakobson [10] (JACOBSON, 1936) que le langage est bipolaire. Cette bipolarité est dans toute formalisation sémiotique, c’est-à-dire dans toute construction sensible, spatiale et temporelle, qui produit du sens (nous nous contenterons pour l’instant de formules simplifiées) et qui est le résultat d’une expression humaine. Symptôme inhérent à la formalisation, elle nous permet de déplacer le schéma classique des systèmes du langage fermé à chaque bord par un émetteur et un récepteur. La dynamique de déplacement et de condensation propre à toute cristallisation langagière propose une sémiotique bien plus complexe et laisse entrevoir la formalisation d’un modèle « chimique » où le « dit » est un précipité entre un sujet, un «pour-autrui» et une circonstance. Ce précipité, cette prégnance temporaire, intervient dans une dynamique que l’on peut qualifier de plastique. Chacun des facteurs du langage, à l’intérieur de cette dynamique, est équivoque (aequivocus : « à double sens » ). Rien ne détermine dans ce mouvement ce qu’il en est de l’émetteur et du récepteur, ni de l’association pragmatique qui va s’opérer avec le milieu.
Cette sémiotique plastique est pleinement vécue par l’artiste « contemporain » dans la spécificité de son travail. Il construit des formes d’énonciation nouvelle, souvent temporaires, parfois évanescentes ou inconsistantes pour un spectateur (le « pour-autrui »). Dès lors la plasticité est primordiale dans la recherche en art, et cette motilité semble rendre inefficaces toutes les tentatives méthodologiques qui permettraient de la circonscrire.
Méthodologies
La recherche en art doit repenser ses rapports avec la méthode et par la même ce qu’elle considère comme les résultats de la recherche : l’écriture du mémoire, de la thèse, de l’article…
En effet la méthode – du moins ce que notre tradition occidentale a pensé et modélisé comme telle jusqu’ici – est « anti-plastique ». La méthode est endoxale (elle construit des discours faits de lieux communs), centripète et figée. R. Barthes nous mettait déjà en garde contre la méthode. Selon lui, elle relève de la répétition, de l’habitude et du sens commun. Dans son cours au collège de France sur le « vivre ensemble [11]», R. Barthes expose les raisons qui vont lui faire effectuer « un pas de côté » dans la construction de ses cours et de sa recherche. En effet, la méthode suppose :
- une démarche vers un but, avec nécessité de résultat ;
- un chemin droit, avec fétichisation et moralisation du résultat et de la démonstration ;
- une hiérarchisation entre le chemin, l’accès et le point d’arrivée.
Or la plasticité telle que nous l’avons appréhendée est incompatible avec cette “méthode”. En effet, la plasticité force la pensée à sortir des clichés du plan modèle (F. Jullien), elle est plus tacticienne que stratège (la métis grecque selon M. de Certeau), elle est la pulsion même de l’intelligence (C. Malabou) en ce qu’elle est désirante. Dans la mesure où la plasticité apparaît centrale dans le travail artistique, nous devons conjurer la possibilité d’un méta-discours qui l’aplatirait en une surface lisse et uniforme. Bien au contraire, nous allons saisir l’importance de l’intermédialité, voire de la « transmédialité », à l’œuvre dans toute recherche et écriture poïétique. La relation étroite qu’il y a, dans notre atelier pluridisciplinaire par exemple, entre les images, les sons, les textes et ce texte ne peut éluder, dans une position pratique mais falsificatrice, la plasticité à l’œuvre.
Le dispositif d’énonciation du méta-discours de l’artiste-chercheur s’en trouve complexifié, et le travail d’écriture de la thèse en art, du mémoire ou de l’article ne saurait répondre aux exigences de la plasticité elle-même. Je me propose d’insérer ici une longue citation tirée de l’introduction de ma thèse montrant les difficultés à décrire le plus justement les phénomènes plastiques de l’atelier et les limites d’un exercice calibré sans doute inapproprié dans sa forme convenue à la recherche en art, et avec l’art :
« Ce texte n’est qu’un rebut, un fragment, un sous-produit de l’atelier et sa cosmogonie en entier dans le même moment. Il procède comme tous les objets qui le peuplent de la plasticité, il est à l’image de la plasticité : labile, mutable, explosif.
Et c’est encore l’atelier qui motive la forme de ce recueil. Ce lieu, mi-fictif mi-réel, où se joue l’essentiel de ma « gymnastique » plastique quotidienne. Cet espace aux bords flous qui se déplace avec moi qui, parfois est à ciel ouvert, parfois borné. Ce lieu sans séjour, pour paraphraser Daniel Charles, qui est aussi un séjour sans lieu. Un absolu chantier d’images, de dessins, de notes, de sons, de plans vidéo, qui se rapprochent, s’éloignent, mais aussi se contaminent, se confrontent et se mêlent.
Alors, comment organiser cette pensée d’atelier, ce bricolage perpétuel où se côtoient sur les rayons de la bibliothèque les catalogues d’art contemporain, les textes philosophiques, les partitions, mais aussi les bandes dessinées et les livres de cuisine ? Qui plus est, lorsque cet humble savoir folié se glisse entre les dessins, l’ordinateur, les instruments de musique et dans la mesure où son but reste, comme priorité, la pratique : retourner à l’atelier dès demain, malgré cet arrêt théorique momentané.
Ce recueil est un tapis. C’est une pensée sur le chantier qui l’exige : quelques prises de vue fugitives du sol de l’atelier où l’on aurait cherché à rapprocher des fragments de journal intime, des œuvres, des croquis, des sons… et à ausculter le sens entre les coutures : les figures de la gymnastique engagée dans l’atelier. Mais précisons qu’il ne s’agit pas de fixer une fois pour toutes une pratique artistique, mais d’épingler ce moment jusqu’à une prochaine fouille entre ses coutures. Et chaque fragment du tapis est lui-même un tapis tissé du fil d’Ariane, déroulé d’une écriture propice au camouflage qui, tour à tour, au gré de volutes et autres méandres, est un texte, une image, un son.
Parce que la pratique est agissante et qu’elle est une activité quotidienne. Il fallait donc un texte agissant à la hauteur de ses exigences. [12]»
La méthode proposée ici est une méthode qui essaie d’être au plus proche, c’est-à-dire qui tente d’examiner objectivement les phénomènes réels d’élaboration des œuvres au sein de l’atelier. Elle ne part pas d’un a priori formel dans lequel va venir s’encastrer la réflexion poïétique, elle laisse au contraire la poïétique formaliser son texte comme il le ferait de l’œuvre. La méthode est ici une forme intermédiale de l’atelier lui-même, une méthode plastique faite de mutations, de transformations et de passages provisoires. Une telle méthode suppose qu’une place importante soit accordée aux travaux artistiques dans la recherche en art, à cette matérialisation temporaire d’un méta-atelier spécifique que le texte va reconnaître comme des formes d’analyse et de sens tout aussi importantes que les formes discursives qu’il peut prendre par ailleurs : synthèses, mémoires où articles.
« La plupart des chercheurs en sciences humaines et en sciences sociales semblent accepter implicitement l’idée que le statut des langues fortement syntaxisées, aux axes paradigmatiques solidement codifiés par leur arrimage à une machine d’écriture, devrait constituer le cadre a priori, le cadre nécessaire de tous les modes d’expression, voire de tous les autres modes d’encodage. [13](GUATTARI, 2011)» Au contraire cette plasticité fait apparaître les limites des méthodologies dites scientifiques et insiste sur la reconsidération de deux notions nécessaires au travail artistique : l’œuvre et l’atelier, auxquels nous ajouterons ensuite tous les espaces de visibilité : galerie, salle de concert mais aussi revue, blog…
Œuvre
«La fin du concept philosophique d’« art » en tant que tel marque le début du concept herméneutique d’«œuvre». [14] » (BELTING, 2007)
Pour notre sémiotique plastique l’œuvre n’est qu’une ]œ[. Un nœud que la graphie «œ», esseulée, affirme. Elle est la marque du mouvement de la plasticité qui s’instaure entre un auteur empirique et un ]SSSpectateur[, un mouvement labyrinthique, sinueux, fait de plis multiples, qui emprunte autant à l’auteur qu’au ]SSSpectateur[ et à leur contexte. Ce mouvement va trouver une forme temporairement fixe, un précipité au sens chimique du terme : l’œuvre. La métaphore chimique n’est pas une pure décoration. Elle nous apparaît efficace (dans un premier temps) à décrire la matérialisation signifiante en insistant sur le milieu, la phase, nécessaire à la solidification de l’œuvre. Plus encore, il semblerait que les descriptions des phases instables, particulières aux processus de précipitation de l’]œ[ pourraient proposer une alternative aux modèles thermodynamiques souvent utilisés pour décrire le langage.
L’approche de M. Bathkine met en lumière l’œuvre (dans son cas le roman comme ]œ[ ) d’une part, comme une dynamisation signifiante, d’autre part comme une distribution de l’acte signifiant, d’égal à égal, entre tous les facteurs : émetteur, récepteur et milieu. L’ ]œ[ est un croisement de surfaces tissées de signes ambivalents et polyphoniques portées par l’auteur, le destinataire et le contexte (culturel et historique chez Bakhtine).
L’]œ[ est un texte. Elle n’est pas seulement une communication et c’est ce qui en fait le compte rendu d’une recherche en même temps qu’une expérimentation, si tant est qu’on ait toutes les conditions nécessaires à son appréhension. Elle est un pli, un croisement temporaire cristallisé entre un auteur, un ]ssspectateur[, un milieu (circonstanciel). Il y a dans son mouvement et le sillage de son mouvement une plus-value qui dépasse les strictes règles des modes et des lois de la signification.
L’]œ[ se dé-signe de la surface linguistique de communication. Elle se dé-signe de la raison grammaticale et sémantique en même temps qu’elle s’y en-signe, dans le double mouvement de libération-soumission de la plasticité qui correspond à sa dynamique de ]donner_recevoir_détruire[.
Qui plus est, dans un champ qui s’est débarrassé, a priori et pendant près d’un siècle, des règles et des codes comme le champ des arts plastiques. À l’image du « texte » chez Julia Kristeva (KRISTEVA, 1974) notre ]œ[ idéale (mais il y a loin de la coupe aux lèvres, de l’ ]œ[ idéale à l’ ]œ[ empirique) dessine les limites des processus de signification dans un milieu donné, non seulement, du point de vue de ce qui est dit, mais aussi, de la façon dont c’est dit.
«Faisant éclater la surface de la langue, le texte est « l’objet » qui permettra de briser la mécanique conceptuelle qui met en place une linéarité historique, et de lire une histoire stratifiée : à temporalité coupée, récursive, dialectique, irréductible à un sens unique, mais faite de pratiques signifiantes dont la série plurielle reste sans origine ni fin. Une autre histoire se profilera ainsi, qui sous-tend l’histoire linéaire : l’histoire historiquement stratifiée des signifiances dont le langage et son idéologie sous-jacente (sociologique, historique, ou subjectiviste) ne représentent que la facette superficielle. Ce rôle, le texte le joue dans toute société actuelle : il lui est demandé inconsciemment, il lui est interdit ou rendu difficile pratiquement. (J.KRISTEVA, 1969) [15]»
L’]œ[ forcerait à repenser, à chaque fois, les outils scientifiques de sa conceptualisation, qu’ils soient sémiotiques, sociologiques, esthétiques… L’attitude face à l’]œ[ empirique, y compris pour le poïéticien qui cumule l’idéal et l’empirique de sa propre ]œ[, ne peut s’inspirer que d’une méthodologie indiciaire (Ginsburg), c’est-à-dire d’un renoncement à tout présupposé théorique contre une analyse circonstanciée des indices, index et symptômes de l’œuvre pour faire apparaître sa cosmogonie, sa métaphysique et par conséquent son inscription dans le tissu social, sans doute le seul méta-discours à attendre.
Il va de soi que dans une telle perspective il est très important que la recherche en art (l’enseignement de la recherche en art également) organise ses propres espaces de diffusion. L’artiste-chercheur doit pouvoir expérimenter le sensible qu’il propose à son ]SSSpectateur[ idéal, et ce dans des dispositifs les plus éloignés possible de structures avec des attentes économiques rentables. Si les universités, comme les écoles d’art, veulent s’imposer comme des lieux de recherches artistiques elles doivent proposer leur propre espace d’exposition et de concert, donnant à l’artiste-chercheur et aux équipes d’artistes-chercheurs la possibilité de diffuser, expérimenter et construire leur ]ssspectateur[, parce que c’est ici que se jouent les enjeux « scientifiques » de l’art : la constitution de savoirs.
L’ œuvre est primordiale dans la démarche de l’artiste-chercheur. Elle n’est pas seulement un objet fini. Elle est le compte rendu de sa recherche et ne peut être remplacée par un méta-discours calibré. L’œuvre est le centre, déployant l’expérimentation, l’écriture intermédiale, le processus créatif et le contact avec l’autre. De ce fait elle doit être considérée comme l’élément principal rendant compte de la recherche de l’artiste-chercheur. Ce qui implique que tout le dispositif économique et de reconnaissance sociale s’organise dans la reconnaissance de son objet de travail.
Méta-atelier
Replacer l’œuvre au centre de la recherche en art et avec l’art suppose donc une restructuration des espaces d’enseignement et de recherche dans les écoles d’art et les universités. Cet espace comme lieu d’expérimentation, d’enseignement et de recherche doit être envisagé comme un méta-atelier. L’atelier comme espace et comme pratique est le corollaire de toute réflexion un peu sérieuse sur la recherche en art et avec l’art. Il doit être pensé comme un espace ouvert et partagé, à l’image de la plasticité, labile et mutable, favorisant les échanges, les passages, les collaborations et les errances.
Nous avons insisté plusieurs fois sur la formule de Bruce Nauman pour cerner cet espace de travail et comprendre les dispositifs qui s’y établissent : « Se rendre à l’atelier et s’impliquer dans une activité quelconque. Parfois, il apparaît que cette activité nécessite la fabrication de quelque chose, et parfois cette activité constitue l’œuvre. » Dès lors, l’atelier apparaît comme un espace de travail mouvant, un méta-atelier qui peut se satisfaire de l’intérieur comme de l’extérieur (dans le cas d’une école ou d’un laboratoire, cela suppose qu’il est particulièrement convertible). L’activité qu’il accueille, cette gymnastique, est la plasticité elle-même. Une pensée des mains qui appose une série d’opérations sensibles dans le sensible, un mouvement complexe simultané du corps et de l’esprit sur les matériaux en présence, sans en privilégier aucun, et sur le milieu qui les voit naître.
Mais comme les opérations plastiques, tous les mouvements et les motilités de la plasticité sont labiles. Ils ne constituent pas un système. Les œuvres et les objets (pensées, images, textes, sons…) de l’atelier, comme la dynamique plastique qui s’y intrigue, ne peuvent pas se cerner et sont indifférents aux catégories. De ce fait, chercher des bornes et conceptualiser des mouvements ne pourrait pas rendre compte justement de l’atelier. Chaque émulsion, chaque sédimentation, chaque précipité qui transpirent des éléments de l’atelier pourraient alors donner lieu à des « figures » comme autant de lignes de recherches à partager et à transmettre ( Et l’artiste-chercheur de cet article est lui-même le sédiment figural d’un atelier : le mien).
La formalisation au sein de l’atelier sera mentalisée comme une « gestaltung » ou une morphogénèse , un ]donner_recevoir_ détruire [, générant un schéma bien plus instable parce que charriant une part d’ambiguïté sur chacun des facteurs et chacune des fonctions. La plasticité entraîne un précipité linguiste (ou non) de significations sensibles partagées au sein du méta-atelier des chercheurs en arts. Ces précipités pourront être des œuvres au sens classique du terme. Mais les œuvres d’art n’ont pas à se prévaloir d’une supériorité sur tous les autres processus de sémiotisation. Au contraire, l’atelier comme espace privilégié de la recherche en art et avec l’art prendra aussi le parti de l’errance, de la rature et du sous-produit comme des éléments constitutifs à part entière d’une pensée et d’un savoir. Parce que les errances, les ratures et les sous-produits sont les seuls symptômes de la pensée au travail. Ils témoignent à la fois de la plasticité au travail, s’autorisant des raccourcis et des combinaisons inédites, et de l’autocensure face à l’a-signifiant et au non autorisé par la domination sémiotique.
En effet, ratures, errances et sous-produits sont des gestes, des portes ouvertes sur la poïèse et doivent être valorisés comme tels, égales à l’œuvre et aux méta-discours dont nous avons démontré les limites. Les ratures selon Flaubert sont cette «poétique insciente» (Lettre de 1869 à George Sand) qu’il faut désormais penser, parce qu’elles sont les signes même de la plasticité au travail. Elles déplacent le discours poïétique de l’œuvre vers une pratique ménagère et humble de l’art. Il faut comme le disait Schoenberg dans son traité d’harmonie, cultiver le goût de la faute et transmettre le goût de la faute.
En guise de conclusion
Pour conclure, nous aimerions évoquer le champ sensible dans lequel doit se penser la pratique artistique aujourd’hui : un champ résultant d’une société capitalistique (GUATTARI, 2011) [16] et globalisante qui détermine les « traits de visagéïté » d’un marché de l’art qui calibre le langage artistique dit « contemporain ». Il faut bien comprendre que le champ de l’art dans lequel doit s’inscrire la recherche en art à l’université ne peut qu’être détaché des pratiques économiques en vigueur et des systèmes micro-sociaux de validations de l’ « artistique ». C’est alors que doivent se poser en creux la question de la formation et de la professionnalisation de l’ « artiste » dans son cursus universitaire, en développant par exemple ses alternatives économiques et ses alternatives de diffusion. En effet, l’art comme marchandise n’échappe pas à l’assujettissement sémiotique capitalistique. Cet assujettissement sémiotique donne lieu à des opérations particulières repérables en tant que telles. L’université, parce qu’elle doit garder son devoir de métalangage, parce qu’elle dispose des outils scientifiques pour le faire, ne peut se résoudre à faire des propositions qui ne seront que les syntagmes interchangeables du discours normé en vigueur, capitalistique ou non. Il va de soit que dans une société quelconque à laquelle correspond des agencements sémiotiques particuliers correspond une même volonté d’approche scientifique des phénomènes. Parce que la recherche artistique est en dernier recours le lieu de la remise en question des signes. Le chantier où se tente de se dire le monde, autrement.
Alors, pour donner la possibilité à cet artiste-chercheur idéal de devenir empirique, l’université doit revoir l’organisation économique, sociale et méthodologique du champ artistique. La recherche en art et avec l’art suppose des laboratoires partagés sous la forme de grands ateliers ouverts, des espaces de diffusion et d’exposition mutables, gérés collectivement par les artistes-chercheurs et les étudiants en arts, ouverts, indépendants de la mode artistique du moment et des contraintes administratives lourdes. Enfin, l’université devra reconnaître que le compte rendu de la recherche en art et avec l’art ne se mesure pas à un texte calibré de règles et de notes de bas de page, mais bien au potentiel d’une œuvre à redéfinir à chaque fois un espace ]cosmos-socius-intime[ au lieu même du ]ssspectateur[.
Notes
[1] Pour approfondir ce sujet, je vous renvoie à mes manuels d’arts plastiques disponibles gratuitement en ligne, notamment le chapitre consacré au travail artistique : http://manueldartsplastiques.lautremusique.net/6.html
[2] MALABOU, Catherine, La plasticité au soir de l’écriture : dialectique, destruction, déconstruction, variation1, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 21. souligné par nos soins.
[3] VAN LIER, Henri, Anthropogénie, Impressions Nouvelles, Belgique, 2010, 1029 pages.
[4] Ibid., p. 114.
[5] MALABOU, Catherine, 2005, in Op. Cit., p. 112.
[6] KRISTEVA , Julia, La révolution du langage poétique, Paris , Seuil, 1974.
[7] GUATTARI, Félix, Lignes de fuite : pour un autre monde de possibles, Éditions de l’Aube, 2011.
[8] MATHEVET, Frédéric, « Sémiotique plastique et pratique musicale au risque de la plasticité », in PLASTIR n°29, décembre 2012, http://plasticites-sciences-arts.org/Plastir29_fr.html, dernière consultation 08 janvier 2014.
[9] FREUD, Sigmund, Contribution à la conception des aphasies: une étude critique, 1891, Presses Universitaires de France-PUF, 1996.
[10] JACOBSON, Roman, Éléments de linguistique générale, 1936, Paris, Minuit, t.I., 1963, t.II, 1973.
[11] BARTHES, Roland, Comment vivre ensemble : cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Paris , SEUIL IMEC, 2002, 250 p.
[12] MATHEVET, Frédéric, Faire la peau… La musique au risque de la plasticité, thèse dirigée par Costin MIEREANU, 2006, http://www.theses.fr/2006PA010582
[13] GUATTARI, Félix, Op. Cit., p. 60.
[14] BELTING, Hans, L’histoire de l’art est-elle finie?: histoire et archéologie d’un genre, traduit de l’allemand et de l’anglais par Jean-François Poirier et Yves Michaud , coll. « Folio essais »,Paris, Gallimard, 2007, p.49.
[15] KRISTEVA , Julia, Sémiotiqué, recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, «Tel Quel», Paris, 1969, p. 15.
[16] Nous reprendrons le terme de F. Guattari qui nous semble le plus judicieux pour décrire la forme socio-politique qui nous concerne et qui décrit toute société qui construit sont rapport au monde et aux autres sur la conservation (rétention) dans le but d’en tirer un profit (une plus-value). Se dit d’une activité de production utilisant davantage de capital technique (machines, matières premières) que de main d’œuvre.
Bibliographie
MALABOU, Catherine, La plasticité au soir de l’écriture : dialectique, destruction, déconstruction, variation1, Paris, Editions Léo Scheer, 2005.
VAN LIER, Henri, Anthropogénie, Impressions Nouvelles, Belgique, 2010.
KRISTEVA , Julia, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974.
GUATTARI, Félix, Lignes de fuite : pour un autre monde de possibles, Éditions de l’Aube, 2011.
MATHEVET, Frédéric, ‘Sémiotique plastique et pratique musicale au risque de la plasticité’, in PLASTIR n°29, décembre 2012, http://plasticites-sciences-arts.org/Plastir29_fr.html, dernière consultation 08 janvier 2014.
BARTHES, Roland, Comment vivre ensemble : cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Paris , Seuil, Imec, 2002, 250 p.
BELTING, Hans, L’histoire de l’art est-elle finie?: histoire et archéologie d’un genre, traduit de l’allemand et de l’anglais par Jean-François Poirier et Yves Michaud , coll. ‘Folio essais’, Paris, Gallimard, 2007.
MATHEVET, Frédéric, Faire la peau… La musique au risque de la plasticité, thèse dirigée par Costin MIEREANU, 2006, http://www.theses.fr/2006PA010582