Chercheur en danse : antinomie ou pléonasme ?

Christine Leroy

(English version)


 Citer cet article

Leroy, C. (2014). Chercheur en danse : antinomie ou pléonasme ? p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 1.


Résumé

Nous tenterons ici de « définir », au sens de « donner des fins » c’est-à-dire de circonscrire, les contours d’une « recherche en danse » qui rendrait co-constitutives recherche théorique et pratique artistique. Nous verrons dans un premier temps qu’il est possible de concevoir deux acceptions de la « recherche en danse », non exclusives l’une de l’autre mais non nécessairement inclusives pour autant, la première supposant un filtre méthodologique appelé « danse » et à travers lequel le chercheur étudierait ses objets, l’autre faisant plutôt de « la danse » son objet d’étude. Dans un second temps, je ferai état de ma propre expérience de « chercheur en danse » qui s’inscrit dans chacune des acceptions mais qui, si elle relève surtout de la première, est tout à la fois une expérience phénoménologique, de sorte qu’il est possible de penser ma « recherche en danse » comme une démarche commune au phénoménologue et fondée sur le pari d’une intersubjectivité charnelle. Enfin, j’émettrai une réserve quant à l’aptitude à communiquer en mots une expérience fondée sur des traces mnésiques propres au seul danseur ; je ferai part de mes doutes quant au choix que j’ai fait d’entrelacer la recherche théorique à la pratique, mais aussi de mon incapacité à distinguer recherche phénoménologique et danse en deux catégories, ce qui justifiera peut-être mon choix de la voie d’artiste-chercheur.

Mots-clés

Phénoménologie, mouvement, théorie/pratique, Merleau-Ponty, filtre méthodologique.


Peut-on parler de recherche en danse ?

La problématique majeure de la « recherche en danse » me semble résider dans la nature même de son appellation. Traditionnellement, un chercheur s’inscrit dans un champ disciplinaire dont il s’approprie les outils méthodologiques, afin d’étudier un objet de recherche. Ainsi du chercheur en philosophie qui va étudier « la vie », ou du chercheur en biologie qui étudie également « la vie » mais à travers des outils méthodologiques et disciplinaires tout-à-fait différents. Dès lors, parler de chercheur « en danse », c’est supposer que la danse est un outil méthodologique théorique, filtre à travers lequel il sera possible d’étudier un objet – par exemple, « le mouvement », « l’être humain », « le corps-vécu », « le genre ». Cela peut paraître absurde, surtout pour qui ne connaît pas la recherche, et plus encore pour le seul pratiquant en danse : en effet, la danse est tout sauf un outil théorique et, si elle reste un outil ou un mode d’exploration du potentiel humain, on ne peut pas à proprement parler de « recherche » au sens scientifique.

Qu’est-ce qu’un chercheur en danse ?

Aussi devons nous dans un premier temps définir la spécificité du « chercheur en danse » : la danse n’étant pas un champ théorique mais un champ de pratiques, qui plus est extrêmement diversifiées, le « chercheur en danse » est un chercheur à part dans le domaine de la recherche. Peut-être ne s’intitule-t-on d’ailleurs « chercheur en danse » qu’au terme d’un parcours théorique au sein duquel on a constaté sa propre difficulté à se « classer » dans un champ théorique restreint. Pourtant, à partir de la distinction établie précédemment et de l’apparente antinomie entre « recherche » et « danse », il est possible de penser la « recherche en danse » de deux manières.

Première acception : la danse comme méthode de recherche

La première consiste à aller au bout de l’antinomie, et à tenir le pari d’une méthodologie théorique qui serait celle de la danse. En d’autres termes, la « recherche en danse » pourrait être une exploration d’un concept ou d’un objet spécifiques, par exemple le concept de « liberté » ou l’objet « société américaine », à travers le filtre méthodologique de la danse. Le chercheur ne pourrait faire l’économie d’une exploration « en dansant » de ces champs de recherche. Dès lors, son travail utiliserait le prisme de la pratique dansée pour étudier des objets communs à maintes disciplines. Bien des « chercheurs en danse » me semblent aujourd’hui assumer cette nécessité d’en passer par la pratique pour exercer leurs travaux et en tirer des conclusions[1]. La difficulté d’une telle approche est celle de la subjectivité du chercheur-danseur, puisque si la philosophie ou l’économie, voire les mathématiques, reposent sur des théories partagées par tous – desquelles le chercheur tente souvent de s’éloigner pour proposer une « thèse » propre –, le chercheur-danseur passe par sa propre expérience seulement, et l’on peut douter de la scientificité de ce qui ne peut en aucun cas être partagé physiquement, tout au plus rationnellement. Mais ce type de critique, à laquelle bien des chercheurs en danse sont confrontés – et qui leur vaut un peu de condescendance de la part de la communauté scientifique – ne prend pas en compte le fait que toute théorie est guidée par l’expérience personnelle, et que le physicien lui-même injecte de sa propre subjectivité jusque dans la façon dont il observe les phénomènes.

L’autre point de légitime reproche est celui du fondement théorique d’un tel type de « recherche en danse » : si cette recherche présuppose la maîtrise des filtres méthodologiques en danse, tout « chercheur en danse » ne doit-il pas avant tout être danseur, et qui plus est posséder parfaitement sa propre technique ? Car la question sous-tendue par le filtre méthodologique que serait « la danse » est bien entendu celle d’une définition de « la » danse. Or, tout chercheur s’est déjà confronté à cette pénible problématique, de laquelle il ne ressort rien d’universel. Tout au plus peut-on attendre du chercheur-danseur, donc, de posséder au moins « une technique » de danse lui servant de filtre méthodologique.

Seconde acception : la danse comme objet-support de recherche

De là surgit une seconde acception de la « recherche en danse », plus commune et pourtant extrêmement problématique : il s’agit de l’ensemble de la recherche, quel qu’en soit le champ disciplinaire, dont l’objet d’étude est « la danse » ou l’une de ses techniques. Il peut s’agir d’histoire – de la danse –, de sociologie, de littérature, de philosophie, mais aussi d’économie, de sciences de la vie, de sciences de la motricité… Un chercheur en danse s’inscrit toujours au moins dans cette acception de la « recherche en danse », sans appartenir toujours en revanche à la première acception dont nous ayons fait le pari. Un historien de la danse peut tout-à-fait n’avoir jamais pratiqué, surtout les techniques qu’il étudie. Il est commun de s’intéresser, pour éviter d’être jugé trop « subjectif » et discrédité de toute revendication scientifique, à des pratiques dont on se sent éloigné par le temps ou la géographie. La condescendance de la communauté scientifique à l’égard de cet art « mineur » qu’est la danse, car renvoyant en dernière instance au seul « corps », est telle que l’on ne se revendique « chercheur en danse » que lorsque l’objet « danse » est apparu comme capital pour l’exploration scientifique que l’on se propose de faire. Que les tableaux étudiés par l’historien de l’art présentent quelques danseurs parmi un ensemble plus vaste ne fera pas de ce chercheur un esthéticien de la danse, mais un « chercheur en histoire de l’art ». L’association même entre « chercheur » et « art » impose l’introduction d’un champ méthodologique, de type « histoire » de l’art, « philosophie » de l’art ou « économie » de l’art par exemple. Bien souvent, le chercheur en danse vient d’une discipline qu’il utilise comme bouclier pour légitimer son objet d’étude.

D’où vient donc pourtant que le « chercheur en danse » éprouve la nécessité d’une certaine revendication et un plaisir véritable à confronter ses difficultés avec des chercheurs d’origines disciplinaires très variées ? Il va de soi que le chercheur en philosophie étudiant « la liberté » éprouvera une curiosité certaine à l’égard des travaux d’un économiste des prisons par exemple, mais cette curiosité ne dépassera peut-être pas les frontières d’une méthodologie et d’un vocabulaire différents.

« En danse » en revanche, on peut – souvent – constater une appétence pour l’objet « danse » qui justifie la confrontation des travaux et permet une compréhension mutuelle malgré des filtres méthodologiques très distincts. Cette « perméabilité » s’étend entre chercheurs « en danse » conçue comme objet d’étude, autant qu’entre ce type de chercheur et ceux qui se sont emparés de « la danse » comme filtre d’un objet d’étude distinct. En philosophie, domaine duquel je proviens et dans lequel je m’inscris, le chercheur est susceptible certes d’éprouver curiosité et satisfaction en prenant connaissance de travaux sur des auteurs différents de ceux qu’il étudie – objet différent – mais cette satisfaction ne provient que de la similitude du filtre théorique à partir duquel cet objet différent est étudié. En revanche, les « chercheurs en danse » apprécient de reconnaître dans la recherche d’un autre une préoccupation pour la danse qui va au-delà de ce seul objet. Il me semble que cette problématique commune à chacun, par-delà les disciplines, tient en une phrase interrogative : pourquoi la danse ? Autrement dit, qu’est-ce qui meut les hommes et les pousse à danser, pourquoi y a-t-il de la danse plutôt que rien ?

De sorte que, par-delà la diversité et la multiplicité hétérogène des acceptions du « chercheur en danse » autant que des champs disciplinaires, il me semble possible de réunir les « chercheurs en danse » par une motivation non-explicite et pourtant sous-jacente à toute recherche.

Phénoménologie et « recherche en danse »

Pour ma part, je ne m’intitule pas souvent « chercheur en danse », dans la mesure où ma formation préalable et mon filtre méthodologique furent ceux de la philosophie. Pourtant, j’ai choisi d’investiguer la danse à travers la phénoménologie, ou la phénoménologie à travers la danse, tant l’une et l’autre me semblent fusionner dans une seule et même problématique.

Inspirée par Descartes, la phénoménologie telle qu’Husserl[2] l’a conçue au début du XXe siècle part du constat que nous n’accédons, par nos sens, jamais aux choses en elles-mêmes, mais seulement à leur apparaître pour nous, c’est-à-dire à leur « phénomène ». Aussi le monde, tel que nous le « percevons » et le concevons, n’est-il en définitive qu’une construction subjective, qui ne nie pas la possible existence réelle dudit monde, mais réfute en revanche toute prétention à l’objectivité. Comme corrélat, Husserl affirme que « la conscience », cette raison interne affirmée par Descartes comme « chose pensante » et unique réalité fondatrice, est en effet fondatrice du monde duquel je ne perçois que le phénomène, mais elle n’est, en elle-même, rien d’autre qu’un mouvement. La conscience, selon Husserl, est toujours conscience « de » quelque chose, qu’elle projette comme extériorité et vers laquelle elle se projette. Husserl emploie alors le terme d’intentionnalité pour signifier la tension vers de la conscience, qui n’est pas un contenant mais un mouvement.

Ainsi, la phénoménologie telle qu’initiée par Husserl au sein du champ plus vaste de la philosophie implique d’interroger « les phénomènes » du monde à partir de l’expérience subjective, puisqu’elle nie l’objectivité. Plus encore, il s’agit de l’expérience subjective du mouvement de la conscience, ce qui n’est pas sans présenter une commune mesure avec la première acception que nous avions donnée de l’expression « chercheur en danse ». Puisqu’il s’agit en effet d’étudier des objets et des concepts à partir de l’expérience « motrice » de la conscience, peut-être peut-on voir là un nœud de congruence entre « recherche en danse » et phénoménologie.

Pourtant, si nous ne nous en tenions que là, il serait nécessaire de constater qu’il ne s’agit que d’une métaphore de mouvement : penser « le mouvement de la conscience », voire sa « danse », c’est abstraire le mouvement de sa nécessaire incarnation. Fort heureusement, la « phénoménologie » a évolué sous l’impulsion d’élèves d’Husserl et, pour ce qui me concerne, j’ai trouvé plus d’éléments de congruence encore entre phénoménologie et danse à travers l’œuvre de Merleau-Ponty[3] : ce dernier en effet constate que si, certes, toute conscience est conscience « de » quelque chose, c’est avant tout parce que la conscience naît de l’immersion physique du corps dans le monde et de l’incarnation motrice de cette tension. Avec Merleau-Ponty, la conscience apparaît comme avant tout « charnelle », de sorte que la phénoménologie merleau-pontienne suppose une approche « en chair » des objets d’étude et le dire de cette expérience vécue. Nul besoin, si l’on suit Merleau-Ponty, de prendre du recul entre objet d’étude et sujet étudiant, puisque l’objet d’étude se noue au sujet et s’entrelace à lui. Merleau-Ponty étudie principalement, à travers le filtre de cette phénoménologie qu’il initie, des œuvres picturales et notamment les tableaux de Cézanne ; mais sa préoccupation est celle de l’émotion, transmise du corps-vécu – ou « chair » – du peintre jusqu’au corps du spectateur du tableau. Si Merleau-Ponty ne s’intitule pas « chercheur en peinture », c’est certes parce que son filtre théorique lui impose de se considérer comme « chercheur en philosophie de la peinture », pour ses textes qui traitent de l’art pictural ; mais plus globalement, il me semble pouvoir affirmer que Merleau-Ponty aurait pu timidement se penser « chercheur en danse », dans la première acception que nous avons donnée, à savoir celle d’utiliser l’écoute du mouvement en son corps-vécu charnel pour en énoncer une théorie.

J’ai choisi de reprendre l’élan merleau-pontien à l’égard de la peinture, de m’approprier sa méthodologie, et d’étudier l’émotion dans le domaine de la « danse-théâtre ». Voilà qui m’a déjà valu un doute relativement à mon objet, qui n’était pas exclusivement « la danse » – ce dont je serais d’ailleurs bien en peine de donner une définition. Ma préoccupation a été celle d’étudier la façon dont l’émotion se transmet, du corps de l’interprète au corps du spectateur ; mais la réserve que je viens d’évoquer à l’égard de mon objet d’étude m’a valu de m’engager résolument dans le premier type de « recherche en danse », celle qui implique l’immersion du danseur dans les filtres théoriques qu’il pense « danse ». Aussi mon objet premier, plutôt que d’être « la danse-théâtre », s’est-il avéré être l’émotion, et mon second « le genre » de l’émotion scénique. Progressivement, j’ai constaté au cours de ma recherche que je m’éloignais de la danse, éloignement compensé certes par le biais de références esthétiques et d’études précises de pièces, mais l’enjeu m’a paru être ailleurs : dans une phénoménologie des mouvements « à l’intérieur de moi », une description de la « danse » qui se faisait à travers ma chair propre et dont mes mots tentaient de se faire l’écho. Il s’agit, à n’en pas douter, de phénoménologie ; mais cette focalisation à laquelle la phénoménologie merleau-pontienne invite sur le « corps-vécu » ou « chair » entrelacée au monde – dont la conscience ne résulte que de l’intentionnalité du sujet – m’a convaincue que, relatant le mouvement d’une pensée ancrée dans les émotions de mon corps, je faisais de la « recherche en danse ». L’émotion elle-même est motion/mouvement, de même que l’intentionnalité ou la tension ont la même origine étymologique que le mot danse – la racine indo-européenne ten que l’on perçoit mieux dans la prononciation anglaise du mot « dance ». Étudiant l’émotion à travers l’intentionnalité d’une conscience ancrée dans mon corps-vécu, j’étais à tout le moins « chercheur en mouvement ».

J’ai évidemment tenté de lire ce qui avait été fait avant moi en matière de phénoménologie de la danse, tant l’articulation de la subjectivité au mouvement dansé me semblait évidente. J’ai trouvé des ouvrages de qualité, pour la plupart de langue anglaise, relatifs à une certaine (le terme n’est pas à prendre au sens péjoratif) vision de la phénoménologie[4], mais souvent écrits non par des philosophes et plutôt par des danseurs ou des spécialistes du mouvement. Du côté de la phénoménologie, à l’inverse, j’ai trouvé des œuvres qui évoquaient la danse du point de vue extérieur, esthétique[5], du point de vue donc de la réception, alors que je me préoccupais principalement du vécu – à l’exception de l’excellent ouvrage de Michel Bernard, Le Corps[6], de l’article d’Hubert Godard[7] et de la thèse de Michael Parmenter[8]. Enfin, l’on peut trouver en philosophie des textes écrits par d’importants auteurs à propos de la danse, une danse vécue, et à propos du danseur, mais relatifs à une expérience fictionnelle de la danse plutôt qu’à une expérience réelle. Lorsqu’Erwin Straus[9] évoque la danse, c’est toujours du point de vue de quelqu’un qui ne pratique pas. Je dois aussi reconnaître que je me suis principalement intéressée à la sensualité du corps-vécu en mouvement, quand tous les textes articulant subjectivité et danse du point de vue du corps-vécu me semblaient déprendre le corps de toute relation affective au monde, affect que j’associe à la sensualité par opposition à la sensitivité. Je n’ai donc pas trouvé dans le corpus existant en philosophie ou en danse, évoquant la phénoménologie, ce que j’entends par phénoménologie de la danse – et qui m’est, je suppose, propre. À cet égard, je ne prétends donc pas avoir déployé la seule phénoménologie de la danse qui soit possible, et peut-être – c’est fort probable – maints textes de qualité m’ont-ils échappé. Il me semble notamment qu’un champ certain, à peine entrevu au cours de ma recherche, se situe du point de vue de la recherche en sport et en motricité.

Je me suis demandé si je n’usurpais pas, à mon tour un statut : celui de chercheur en danse. Convaincue de m’inscrire dans la continuité des phénoménologues et, donc, des philosophes, j’hésitai à penser que je m’inscrivais dans la tradition de la recherche en danse. Finalement, où se trouvait chez moi « la danse » en tant qu’art et non pas simplement corps mu ? Étais-je en train de créer ?

En ce qui concerne la problématique de ma recherche et, en particulier, l’hypothèse d’une empathie kinesthésique innée chez le spectateur, j’ai aussi vécu un léger fléchissement théorique : j’ai pris conscience du fait que mon empathie kinesthésique très aiguisée pour le mouvement d’autrui, pour subjective que je la savais être, s’ancrait probablement surtout dans les traces mnésiques d’une pratique personnelle poussée en danse classique. Car si, certes, je n’avais pas vraiment pratiqué la danse, contemporaine, durant la dernière année de thèse, j’avais un vécu de danseuse classique de niveau pré-professionnel. À cet égard, il me semble que pour reproduire adéquatement un geste non naturel comme le sont ceux de la danse classique, l’apprenti danseur développe une empathie kinesthésique par impératif mimétique, empathie et traces mnésiques que renforcent nécessairement la mobilisation – découverte récemment – des neurones-miroirs[10] présents en chacun. La pratique de la danse contemporaine, moindre chez moi et, surtout, plus récente que ne le fut celle de la danse classique, me semble développer des facultés similaires quoique non analogues, dans la mesure où il s’agit pour l’apprenti danseur d’aller puiser au fond de lui-même une gestuelle qui laissera des traces mnésiques, mais aussi parfois à l’instar de la danse classique de reproduire et de « sentir » en soi le parcours des mouvements d’autrui. Il ne s’agit certes jamais que d’analogie et non de communication véritable de l’expérience vécue, mais cette aptitude à l’analogie sensorielle de mouvement que j’appelle « empathie kinesthésique » est probablement singulièrement développée chez le danseur. Ceci étant, étais-je en droit de penser que ce dont j’étais, en tant qu’être singulier, douée, était également développé en chacun ? Finalement, si j’éprouve une sensation charnelle et kinesthésique au spectacle du film Blush de Wim Vandekeybus, si je me sens « vivante » après avoir vu In the middle somewhat elevated de William Forsythe, suis-je cependant en droit de penser que cette sensation d’empathie kinesthésique est partagée par tout le public ? N’avais-je pas fondé ma recherche sur un point de ma propre réception de la danse?

À ce jour, il me semble possible d’envisager le fait que tout individu est doué d’empathie kinesthésique. J’en ai eu la preuve face à un public d’adolescents à majorité masculine de terminale scientifique : un texte de Bergson sur la politesse[11] décrit l’état « de grâce » du spectateur de danse classique ; Bergson y développe l’idée de ce que j’appelle « empathie kinesthésique » et qu’il désigne par le terme de « sympathie pour la légèreté et la fluidité du mouvement du danseur »[12]. Loin de lui préférer l’analogie avec les sports olympiques de type saut en hauteur ou sprint, les élèves ont préféré garder l’image de la danse classique, tant cette dernière leur semblait parlante en matière d’empathie kinesthésique. Chacun a évoqué le fait qu’un danseur en « grand jeté » donne l’impression de voler et que les « pirouettes » de la danseuse leur donnent le tournis. C’est sur cette dernière expérience que je suis restée : mon hésitation relative à la possibilité d’une empathie kinesthésique en chacun a volé en éclats avec cette réassurance de la part de mes élèves.

La narration de ce dernier exemple tiré de mon expérience d’enseignante a ici pour fonction de signifier à quel point il m’est impossible, en tant que personne dotée d’un corps vivant et vécu, de dissocier le champ théorique de l’expérience. C’est, il me semble, la spécificité d’une méthodologie phénoménologique et, pour ainsi dire, peut-être une « déformation professionnelle ». La spécificité de ma « recherche en danse », puisque je dois la qualifier de personnelle pour éviter de prétendre qu’elle ne soit la seule, me semble être d’interchanger en permanence filtre méthodologique et objet d’étude. Si le filtre méthodologique, c’est-à-dire mon mode d’approche de la danse, est bel et bien la phénoménologie en tant que philosophie expérimentale du corps-vécu, et l’objet de mon étude la danse elle-même, à l’inverse c’est par le mouvement de la vie et du quotidien que je teste des hypothèses théoriques. Au final, c’est à travers mon corps que je cherche la théorie, de sorte qu’il ne m’est plus, désormais, possible de danser sans me questionner sur mon « corps-vécu » ; pour ce qui concerne la philosophie, je ramène toujours tout au mouvement et au corps, jusqu’à la réflexion politique ou sociologique, en passant par la morale ou le droit. Les deux champs : corps-vécu dansant et phénoménologie, m’apparaissent comme indissociables.

Aussi suis-je tentée de dire que, prise dans l’entrelacs inhérent à une certaine « recherche en danse », je « performe » une recherche en danse en théorisant l’interférence entre mon objectivité de corps et la subjectivité de mon expérience kinesthésique. Cette « performance » prend la forme de textes rédigés ou restant à écrire, c’est-à-dire d’un « dire » qui me mène à son tour vers d’autres sentiers de réflexion charnelle.

Conclusion

Au cours de cet article, j’ai commencé par interroger deux acceptions potentielles de la « recherche en danse » : l’une prenant la danse pour méthode de recherche scientifique, l’autre en faisant un objet support de recherche scientifique.

J’ai posé la phénoménologie, en tant qu’elle fonde la réflexion philosophique sur l’expérience subjective, comme méthodologie personnelle d’exploration du mouvement, à la charnière entre théorie et pratique.

En définitive, je suis convaincue d’être au quotidien une phénoménologue d’inspiration classique, en tant que je fonde toute réflexion sur mon épreuve du corps-vécu, mais je ne sais toujours pas dire s’il est possible de dissocier l’art de l’artiste, ni la recherche scientifique de la recherche existentielle. Aussi m’est-il quasiment impossible de m’affirmer « artiste-chercheur », tant ma recherche « scientifique » et « artistique » me semblent se confondre avec mon essence intime plutôt qu’avec une catégorie « professionnelle ».


Notes

[1] Pour la France, nous pourrions évoquer entre autres les travaux de Claire Buisson à la charnière entre théorie et pratique, ou le projet de Claudia Triozzi « Pour une thèse vivante ».

[2] Lire notamment Husserl E., Méditations cartésiennes, Paris, PUF, 1994.

[3] Notamment Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Éd. Gallimard, 2001 et Merleau-Ponty M., L’Œil et l’Esprit, Paris, Éd. Gallimard, 1998.

[4] Citons par exemple Bainbridge Cohen B., Sentir, ressentir et agir : l’Anatomie expérimentale du Body-Mind Centering (1980-1992), trad. de l’anglais (américain) par Madie Boucon, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2003 ; Fraleigh S. H., Dance and the Lived Body : a Descriptive Aesthetics, Pittsburg, University of Pittsburgh Press, 1996 ; Fraleigh S. H., Dancing Identity : Metaphysics in Motion, Pittsburg, University of Pittsburgh Press, 2004 ; Body and Flesh : a Philosophical Reader, Malden, Blackwell publishers, 1998 ; Sheets M., The Phenomenology of Dance, Madison, Madison University of Wiconsin Press, 1966

Pour les ouvrages français : Louppe L., Poétique de la danse contemporaine, tome I, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2000 ; tome II, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2007 ; Bois D., Le Sensible et le Mouvement : Essai philosophique (2001), deux volumes, Paris, Éditions Point d’appui, 2002 : Godard H., « Le geste et sa perception » in La Danse au XXe siècle (1995), d’Isabelle Ginot et Marcèle Michel, Paris, Éditions Larousse-Bordas, 2008 ; Bernard M., De la création chorégraphique, Pantin, Éditions du Centre National de la danse, 2001.

[5] Barbaras R., Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Éditions Vrin, 2008 ; Nilsson P., Empathy and Emotion : on the Notion of Empathy as Emotional Sharing, Umea, publication universitaire de l’Institution de Philosophie et de Linguistique d’Umea, 2003 ; Straus E., Du sens des sens : Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), trad. de l’allemand par Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Paris, Éditions Jérôme Millon, 2000 ; Straus E., article « Le Mouvement Vécu », revue Recherches philosophiques n°5, 1936.

[6] Bernard M., Le Corps (1972), Paris, Éditions du Seuil, 1995.

[7] Godard H., « Le geste et sa perception » in La Danse au XXe siècle (1995), d’Isabelle Ginot et Marcèle Michel, Paris, Éditions Larousse-Bordas, 2008.

[8] Parmenter M., Intentionality in Phenomenology and Contemporary Dance, thèse de doctorat, Université d’Auckland, 2008.

[9] Straus E., Du sens des sens : Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), trad. de l’allemand par Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Paris, Éditions Jérôme Millon, 2000 ; Straus E., article « Le Mouvement Vécu », revue Recherches philosophiques n°5, 1936.

[10] À ce sujet, lire notamment Rizzolatti G., Sinigaglia C., Les Neurones miroirs, Paris, Éd. Odile Jacob, 2008.

[11] Bergson H., La Politesse et Autres Textes, Paris, Éd. Payot, coll. Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2008.

[12] « Je ne sais pas si vous avez déjà essayé d’analyser le sentiment que le spectacle d’une danse gracieuse, par exemple, fait naître dans l’âme. C’est d’abord de l’admiration pour ceux qui exécutent avec souplesse, et comme en se jouant, des mouvements variés et rapides, sans choc ni secousse, sans solution de continuité, chacune des attitudes étant indiquée dans celles qui précédent et annonçant celles qui vont la suivre. Mais il y a quelque chose de plus, il entre dans notre sentiment de la grâce, en même temps qu’une sympathie pour la légèreté de l’artiste, l’idée que nous nous dépouillons nous-mêmes de notre pesanteur et de notre matérialité. Enveloppés dans le rythme de sa danse, nous adoptons la subtilité de son mouvement sans prendre notre part de son effort, et nous retrouvons ainsi l’exquise sensation de ces rêves où notre corps nous semble avoir abandonné son poids, l’étendue sa résistance, et la forme sa matière. » Bergson H., La Politesse et Autres Textes, Paris, Éd. Payot, coll. Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2008.


Bibliographie

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Straus Erwin, Du sens des sens : Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), trad. de l’allemand par Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Paris, Éditions Jérôme Millon, 2000.

Straus Erwin, article « Le Mouvement Vécu », revue Recherches philosophiques n°5, 1936.

Body and Flesh : a Philosophical Reader, Malden, Blackwell publishers, 1998.


Biographie de Christine Leroy