Modèle de construction identitaire d’enseignantes de la danse en milieu scolaire (EDMS) au Québec

Hélène Duval

Citer cet article

Duval, H. (2015). Modèle de construction identitaire d’enseignantes de la danse en milieu scolaire (EDMS) au Québec. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 2.


Résumé

Depuis 1981, des enseignants de la danse en milieu scolaire (EDMS) œuvrent auprès des jeunes afin de les sensibiliser à la danse, une discipline artistique intégrée aux programmes de formation de l’école québécoise (PFEQ) aux ordres d’enseignements primaire et secondaire. Au sein d’une formation initiale artistique et pédagogique leur identité professionnelle commence à se construire (Lessard et Tardif, 2003) et ce tout au long de la carrière. Toutefois, la construction identitaire de l’EDMS, une profession relativement nouvelle et méconnue en milieu scolaire, n’avait auparavant jamais fait l’objet d’une étude approfondie. C’est pourquoi, dans le cadre d’une approche sociologique constructiviste, nous avons réalisé une étude sur le sujet. La double transaction biographique et relationnelle (Dubar, 1991) est le levier théorique à partir duquel nous avons organisé la cueillette des données de cette étude, recueillies auprès de dix-huit EDMS : questionnaires et entretiens sur les représentations professionnelles et les trajectoires biographiques d’EDMS et entretiens de vérification des analyses inductives. Le modèle de construction identitaire de l’EDMS consiste en six sphères de négociations identitaires : devenir, se réaliser, se projeter, faire sa place, rencontrer l’autre et agir. Ce modèle éclaire tant les formateurs que les futurs EDMS et praticiens sur les enjeux de la profession et sur les modes de négociations identitaires des EDMS grâce aux tensions et aux stratégies identitaires qui les animent.

Mots clés

Enseignant de la danse, milieu scolaire, identité professionnelle, construction identitaire, tensions et stratégies identitaires.


L’identité professionnelle d’un enseignant se construit à partir de la formation initiale et tout au long de la carrière (Lessard & Tardif, 2003). Toutefois, comme il est difficile de saisir comment elle se construit chez l’enseignant de la danse en milieu scolaire (EDMS), et que cette construction est peu abordée dans les écrits scientifiques, nous avons réalisé une étude afin de mieux la comprendre et la documenter.

Afin de présenter nos résultats de recherche, qui consiste en un modèle de construction identitaire d’enseignants de la danse en milieu scolaire au Québec (Duval, 2011)[1], seront ici abordés des éléments de la formation initiale des EDMS, puis le contexte dans lequel la recherche a été conduite ainsi que la question et les objectifs de celle-ci. Nous enchaînerons avec les leviers théoriques mobilisés pour la réaliser, en précisant par la suite quelques éléments méthodologiques permettant d’accéder aux données. Nous présenterons le modèle de construction identitaire, telle une manière d’en décrire la complexité. Nous nous attarderons sur deux stratégies identitaires, issues du modèle, par lesquelles l’identité se construit et se révèle et conclurons en exposant quelques limites de la recherche.

Formation initiale des EDMS

Débutons en mentionnant qu’au Québec, pendant quatre années, la personne intéressée à devenir enseignante de la danse à l’école primaire ou secondaire reçoit une formation à la fois artistique (afin de développer sa posture d’artiste) et pédagogique (afin de développer sa posture d’enseignant) à laquelle se greffe une formation pratique de sept cents heures en milieu scolaire. La formation initiale de l’EDMS que propose l’UQAM revêt le caractère particulier de prôner une formation d’artiste et d’enseignant de la danse suivant en cela l’orientation de la formation du ministère de l’Éducation: « le moyen à prendre pour parvenir à ce que les enseignants deviennent de véritables agents de développement et de diffusion de la culture artistique consiste à allier la démarche artistique personnelle à une formation à l’enseignement » (Gouvernement du Québec, 1997, p.13). Conséquemment, pour Chaîné et Bruneau (1998):

La formation des spécialistes en arts prend sa source dans la formation artistique et dans la démarche de création qui sous-tend l’œuvre  […]. Il importe que l’étudiant s’identifie à la culture de l’art et de l’éducation, qu’il développe une identité disciplinaire et professionnelle forte comme éducateur en art. (p. 477)

Il s’agit de l’orientation prise par les huit programmes de formation à l’enseignement des arts des universités du Québec. La Commission des universités sur les programmes (2000), qui les a analysés, énonçait dans son rapport qu’ :

en associant étroitement la théorie et la pratique avec la pédagogie et la pratique de l’enseignement des arts, les programmes de baccalauréat en enseignement des arts reflètent la conviction que l’art ne pourrait être enseigné que par des individus usant de leur potentiel créateur. En somme, les programmes ambitionnent de former à la fois un artiste et un enseignant. (p. 54)

Pour Laurier (2003), une telle formation des enseignants en arts, que nous pouvons transposer à l’enseignant de la danse, fait en sorte qu’en considérant le futur professeur d’art comme un artiste, « il garde un contact étroit avec les modes de création» (p. 75), ce qui est garant, selon Laurier, d’une pédagogie toujours régénérée.

Cette pédagogie se situe à l’opposé du carcan rigide où on souhaite trop souvent engager les futurs enseignants d’art. En voulant peut-être les sécuriser dans une routine basée sur la transmission des techniques et des procédés artistiques, on semble oublier que la création artistique est une aventure expérientielle et courageuse où le risque, l’imprévisible et l’engagement du sujet sont des caractéristiques inhérentes à la création. (p. 75)

À ces énoncés, éléments fondateurs des bases de la formation d’EDMS, ajoutons que le programme de formation initiale à l’enseignement de la danse en milieu scolaire aux ordres primaire et au secondaire, vise à développer douze compétences professionnelles de l’enseignant répertoriées dans le référentiel du ministère de l’Éducation du Québec (Gouvernement du Québec, 2001). Grâce à l’une d’entre elles, la compétence onze (s’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel), l’EDMS commence la construction de son identité professionnelle.

La construction identitaire, est décrite comme «un processus dynamique au cours duquel la personne se définit et se reconnaît par sa façon de réfléchir, d’agir et de vouloir dans les contextes sociaux et l’environnement où elle évolue » (Association canadienne d’éducation de langue française, 2006). À cette conception, ajoutons que selon Donnay et Charlier (2008) :

L’explication et la clarification de l’identité professionnelle participent au développement professionnel  […]. Mieux saisir les spécificités de son rôle, de sa mission, expliciter ses compétences, ses valeurs, les attentes de l’institution et des collègues vis-à-vis de soi-même, son projet professionnel constituent un support de son développement professionnel et de son image identitaire. (p. 22)

Contexte de l’étude

Avant la conduite de l’étude dont il est ici question, en tant que formatrice universitaire d’enseignants de la danse, nous travaillions, grâce à divers dispositifs réflexifs de développement de l’identité des futurs enseignants de la danse, à partir d’une expérience de dix-huit ans d’enseignante de la danse auprès des adolescents. Une telle façon de procéder était mise de l’avant, constatant que la question de l’identité d’enseignants de la danse en milieu scolaire n’avait pas fait l’objet d’étude.

Mentionnons que les EDMS exercent une « profession méconnue en dispensant une discipline marginale à l’école. » (Raymond & Turcotte, 2006). Il s’agit d’une profession peu reconnue et précaire dans le système de l’éducation au Québec. Par conséquent, les EDMS peuvent vivre des malaises ou tensions identitaires liés aux conditions socio-institutionnelles et aux instructions ministérielles, en s’insérant dans les écoles, afin d’enseigner une discipline récemment incluse au curriculum de l’élève. Étant donné ces particularités, nous avions l’intuition que la construction identitaire des enseignants de la danse pouvait être différente de celle d’enseignants d’autres disciplines.

De plus, la formation initiale instaurée recèle des défis identitaires pour le futur EDMS. Défis qu’il doit gérer, comme il le fera tout au long de sa carrière, pour forger son identité professionnelle car cette identité n’est pas figée. Stéphane Martineau (2009), lors d’une allocution au congrès de l’AFIRSE de Montréal, spécifie qu’elle se gère, se négocie et se construit dans le milieu du travail et dans la rencontre avec l’autre tel un processus[2] en perpétuelle « construction-déconstruction-reconstruction » (Kaddouri, 2006, p. 122). Or, cette construction de l’identité est influencée par des défis qui sont propres aux EDMS, entre autres : leur formation duelle et probablement leur double pratique en art et en éducation; le fait d’être minoritaire dans le système scolaire; le fait que la danse, nouvellement intégrée au curriculum, est peu répandue, méconnue et stigmatisée car elle est dite hiérarchisée « secondaire » ou « non-importante » (Lenoir, Larose, Grenon, & Hasni, 2000) en contexte scolaire.  D’ailleurs, nous savons que la position occupée selon la discipline enseignée ainsi que le statut sont différenciateurs de l’identité (Doise, 1985; Lautier, 2001, p.145). C’est pourquoi, nous croyons que les EDMS, de par leur situation particulière, sont enclins à vivre des tensions identitaires engendrées par leurs interactions avec l’institution, autrui et dans leur pratique. Il s’agit de tensions que nous pressentons propres aux EDMS et que des enseignants de disciplines plus « connues », « importantes », plus « académiques » ne ressentent probablement pas, entre autres, parce qu’autrui ainsi que l’institution scolaire a une image claire de leur profession, de leur identité et des matières qu’ils enseignent.

Même si des stratégies identitaires individuelles et collectives d’enseignants ont été identifiées par d’autres chercheurs (Barbier, Bourgeois, De Villers, & Kaddouri, 2006; C. Camilleri et al., 1990; Dubet, 1994; Leger & Tripier, 1986; Peyronie, 1998; Tajfel, 1972), notre hypothèse est que la survie d’une centaine d’enseignants de la danse au Québec, au primaire et au secondaire, est assurée par la mobilisation de stratégies identitaires propres à cette profession minoritaire. Bien que les EDMS pourraient en partie se reconnaître dans les résultats d’études antérieures sur la construction identitaire d’enseignants, ceux-ci n’abordent pas les tensions identitaires auxquelles les EDMS sont individuellement et collectivement soumis, ni les stratégies qu’ils convoquent pour les apaiser afin de se construire une identité professionnelle durant leur formation et leur carrière.

Ceci étant, soulignons également la particularité pour les EDMS de jumeler les logiques d’action artistique et pédagogique. Pour notre part, par exemple, notre expérience d’artiste nourrissait notre pratique d’enseignante et notre posture pédagogique éclairait des aspects de notre implication artistique. Ces deux postures étaient comme des vases communicants et la création le fluide qui les alimentait. Toutefois, au fil de notre carrière d’EDMS, des tensions nous ont incitée consciemment ou inconsciemment à élaborer diverses stratégies pour nous construire une identité au travail. Comme cette expérience vécue n’est pas nécessairement généralisable, nous voulions aller à la rencontre d’autres EDMS pour en savoir plus sur la question identitaire.

Voilà pourquoi il nous importait de nous pencher sur cet objet de recherche pour combler le manque de données sur le sujet en cherchant à comprendre  comment les EDMS construisent leur identité professionnelle, quelles tensions sont vécues dans ce processus et comment elles sont apaisées?

L’étude présentée vise donc à comprendre la construction identitaire d’enseignantes de la danse afin de 1- mieux accompagner les étudiants en formation initiale ou les enseignants en formation continue dans la construction de la leur, 2- dépasser nos propres tensions et stratégies identitaires dans le but de 3- proposer des moyens stratégiques aux futurs et actuels EDMS.

Ces intentions de recherche nous ont amenée à formuler la question suivante : quelles sont les tensions vécues par des EDMS et les stratégies qu’ils déploient pour les apaiser dans leur construction identitaire?

Par conséquent, nos objectifs étaient d’identifier  1- les tensions identitaires réelles des EDMS, définies comme des perturbations de la cohérence identitaire provoquées par des écarts entre des pôles contrastants ainsi que 2- les stratégies identitaires mobilisées pour les réguler, définies comme des actes comportementaux ou discursifs visant la gestion de la cohérence entre différentes composantes identitaires (M. Kaddouri, 2002; 2006).

La double transaction comme leviers théoriques

Nous nous sommes appuyée sur des leviers théoriques sociologiques puisés principalement dans les travaux du sociologue Claude Dubar (1991, 2000) qui propose un modèle d’intelligibilité de la construction identitaire, notamment le concept de la double transaction : la transaction interne/biographique et la transaction externe/relationnelle (cf. figure 1).

Nous pouvons décrire la double transaction comme suit : sur un axe biographique  s’effectue une transaction interne qui mène à l’identité pour soi. Lors de la transaction interne, au sein d’une trajectoire biographique, il peut y avoir des tensions intrasubjectives qui peuvent être apaisées par des stratégies intrasubjectives.

Sur l’axe relationnel, s’opère la transaction externe qui mène à l’identité pour autrui. Lors de la transaction externe, dans les interactions sociales avec autrui, au sein des diverses représentations, peuvent se vivre des tensions intersubjectives qu’un individu peut apaiser à l’aide de stratégies intersubjectives.

À la rencontre des deux axes, l’on peut se former l’identité contingente.

figure1

Figure 1 : Double transaction : la transaction  interne/biographique
et la transaction  externe/relationnelle

Ces leviers théoriques m’ont permis d’organiser tant ma méthodologie que la présentation de mes résultats de recherche sur la construction identitaire d’EDMS.

Quelques éléments méthodologiques sur la conduite de la recherche

L’étude sur la construction identitaire d’EDMS réalisée est qualitative, descriptive de nature interprétative. Elle s’inscrit dans un paradigme de recherche compréhensive.

Dix-huit femmes EDMS ont participé à l’étude. Il s’agit d’un échantillonnage de cas multiples par diversification intra-groupe puisé dans une population cible d’environ quatre-vingt EDMS au Québec, en 2009. Les participantes avaient entre vingt-quatre et cinquante-quatre ans. Cinq d’entre elles travaillaient au primaire et treize au secondaire. Elles possédaient entre un à vingt ans d’expérience de terrain.

Pour recueillir les données sur une période d’un an, trois protocoles d’entretiens ont été conduits : un sur les représentations, un autre sur les trajectoires biographiques et un dernier pour vérifier les analyses. Au total vingt-huit entretiens individuels et cinq entretiens sous-groupes ont été effectués. De plus, deux types de questionnaires écrits ont été administrés : un sociodémographique et un autre de relance, pour récolter un total de vingt-huit questionnaires.

Les entretiens et questionnaires ont été analysés selon une approche mixte et inductive d’après le modèle interactif de Miles et Huberman (2003). Les étapes de cueillette, de codification, de condensation, de présentation des données et d’élaboration d’analyses ont alterné par des allers retours pour mener à des conclusions que les participantes ont vérifiées par des entretiens de sous-groupes. Les résultats ont émergé par triangulation des données afin de repérer des tensions et des stratégies intrasubjectives et intersubjectives liées aux transactions, tant interne/biographique qu’externe/relationnelle.

Un modèle de construction identitaire constitué de six sphères de négociations identitaires

Les résultats consistent en un modèle d’intelligibilité de la construction identitaire d’enseignants de la danse en milieu scolaire, qui a été mis au point en 2011, permettant de comprendre six sphères communes aux EDMS au sein desquelles leur identité professionnelle se négocie.

Les six sphères sont définies comme des espaces de compromis et de gestion de l’identité et le verbe identifiant la sphère indique le but identitaire poursuivi. Voici comment elles se répartissent en résonance avec la double transaction interne et externe sur les axes biographique et relationnel. En référence à la figure 2, se trouvent trois sphères de négociation en blanc : devenir, se réaliser et se projeter, qui découlent de la transaction interne. Au centre des sphères se lisent les tensions que les EDMS doivent gérer. Elles peuvent être apaisées par des stratégies intrasubjectives : conversion, conciliation, différenciation, implications multiples et maintien/renforcement.

Trois autres sphères de négociation en gris : faire sa place, rencontrer l’autre et agir découlent de la transaction externe. Au centre des sphères se lisent les tensions que les EDMS peuvent vivre qui sont susceptibles d’être apaisées par des stratégies intersubjectives : défense/revendication, promotion/argumentation, alternance des rôles et formation continue.

figure2

Figure 2 : Les sphères de négociation, tensions et stratégies identitaires
sur les axes de la double transaction du cadre conceptuel.

Les visées des sphères de négociations identitaires

Les sphères de négociations identitaires permettent à l’EDMS de se construire, selon Camilleri (2004) sur les plans ontologique et pragmatique, en lui permettant d’intégrer, à sa manière, les changements identitaires individuels et contextuels. Chacune des six sphères a une visée identitaire qui peut être atteinte par des stratégies qui permettent de trouver la cohérence identitaire.

Devenir : Dans la sphère Devenir, l’EDMS, tant en formation initiale que continue, vise à atteindre l’identité désirée ou visée et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et la formation. Pour apaiser ces tensions et atteindre cette visée, l’EDMS peut recourir à des stratégies de conciliation, conversion et différenciation identitaires.

Se réaliser : Dans la sphère Se réaliser, l’EDMS vise à  négocier différentes définitions de soi et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et le soi professionnel. Pour apaiser ces tensions et atteindre cette visée, l’EDMS peut recourir à la stratégie d’implications multiples.

Se projeter : Dans la sphère Se projeter, l’EDMS vise à  envisager son identité future et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et l’avenir. Pour apaiser ces tensions et atteindre cette visée, l’EDMS peut recourir à la stratégie de maintien et de renforcement.

Faire sa place : Dans la sphère Faire sa place, l’EDMS vise à accroître la crédibilité de la profession dans l’institution scolaire et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et les irritants du contexte institutionnel. Pour apaiser ces tensions l’EDMS et atteindre cette visée, peut recourir à la stratégie défense/revendication.

Rencontrer l’autre : Dans la sphère Rencontrer l’autre, l’EDMS vise à obtenir une reconnaissance sociale de la part d’autrui et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et autrui. Pour apaiser ces tensions et atteindre cette visée, l’EDMS peut recourir à la stratégie de promotion/argumentation.

Agir : Dans la sphère Agir, l’EDMS vise à gagner une aisance dans la pratique et peut, au cours de ce processus, vivre des tensions entre le soi et la pratique. Pour apaiser ces tensions et atteindre cette visée, l’EDMS peut recourir aux stratégies d’alternance des rôles et de formation continue.

Dans la section qui suit, nous présentons deux stratégies identitaires issues des sphères Devenir et Agir : d’abord, celle de la conciliation des parts artistique et pédagogique puis celle d’alternance des rôles artistiques et pédagogiques auprès des jeunes en classe.

Conciliation des parts artistique et pédagogique

La sphère intrasubjective Devenir EDMS est l’intervalle de la formation initiale ou continue où la négociation des identités héritées et visées se fait entre autres par la stratégie de conciliation des parts artistique et enseignante. Les résultats révèlent trois mécanismes de la stratégie de conciliation activés par les EDMS pour ce faire. Nous verrons plus en détails les trois mécanismes.

1-Unir sensibilité artistique et sens pédagogique

La formation universitaire incite les futurs EDMS à un compromis identitaire à partir de deux cultures : celle de l’art et celle de l’enseignement et ce, de manière à développer des caractéristiques propres à la fois à l’artiste et au pédagogue dans l’exercice de ses fonctions. D’une part, l’artiste transmet sa sensibilité artistique et d’autre part, l’enseignant transpose son expérience artistique en savoirs auprès des apprenants. Par ailleurs, sans obtenir la reconnaissance sociale du statut d’artiste, l’EDMS n’en conserve pas moins sa part artistique en tant que perception de soi. Camille, pour sa part, se définit

artiste enseignante parce que par les différents processus de création en classe, […] j’ai vraiment l’impression et la conviction que je vis le même processus créatif que celui des artistes […] J’ai plusieurs opportunités à l’intérieur de mon travail, en tant qu’artiste, pour créer.

Clémence se perçoit pour sa part dans deux logiques d’action : « Je me sens pédagogue lors de la création d’outils, d’activités, d’approches et quand c’est mon intuition qui est en jeu, j’ai l’impression d’être une artiste ».

L’identification des participantes à la sensibilité de l’artiste combinée au sens pédagogique leur donne un sentiment d’unité identitaire. Cette hybridation facilite des allers retours d’une posture à l’autre.  La sensibilité des participantes, mise en jeu pour amener les élèves à ressentir la danse, facilite la transmission. En ce sens, Corinne exprime ceci : « dans la classe, j’essaie de transmettre la sensibilité. On sait qu’avec cette sensibilité, le mouvement transcende».

2-Réinvestir les expériences artistiques en pédagogie de la danse.

En contexte scolaire, réinvestir les expériences artistiques en pédagogie de la danse devient possible grâce à un alliage de la passion artistique et du désir de la transmettre. Mylène mentionne qu’ «expliquer [aux élèves] ce que nous avons vécu, faire voir notre vision, c’est signifier ce qu’on attend d’eux […]. Il s’agit de partager un message, un discours, le mouvement en soi. » Pour Paule, ses expériences en tant qu’interprète l’aident à être une meilleure enseignante : « au niveau de l’interprétation, je peux faire des parallèles, soit en image, soit donner des exemples concrets à mes élèves. »

Ainsi, pour diminuer la tension artiste-enseignant, les participantes affirment que la part d’artiste doit s’actualiser, peu importe le contexte. L’héritage artistique devient porteur de sens dans la profession d’EDMS. Lorsque les expériences de danse sont transposées en classe grâce à la posture du pédagogue, cela favorise la cohérence identitaire. À ce sujet, Malet (1998) parle de conciliation du soi culturel par l’appropriation d’un héritage multiple reçu : les héritages de la culture de l’art sont activés et mutés dans la culture de l’enseignement pour aboutir à une seule culture qui façonne des valeurs, des modèles, des croyances artistiques transposables dans la pratique pédagogique, entre autres par la création/créativité.

3-Allier créativité et altruisme en mobilisant la création pour et par autrui

Création/créativité réunies sont les dénominateurs communs aux deux cultures professionnelles, enseignement et art. Dans le devenir ainsi que dans l’agir des EDMS, elles se manifestent tant dans la posture d’artiste que d’enseignante.

Ainsi, les participantes disent mobiliser leur part créatrice en classe de danse. Toutefois, cette part n’est pas liée aux visées de l’artiste mais à celles de de l’élève. La part créatrice est nourrie par un désir altruiste d’enseigner, de partager ses connaissances et ses expériences avec autrui. Pour ce faire, l’EDMS doit donc effectuer un détournement de l’ego vers l’alter. Il passe de l’artiste mû par une visée esthétique et se transpose à l’artiste agissant auprès de l’apprenant. Dans cette perspective, Corinne dit : « L’enseignant généreux oublie son ego et se met au service du développement de l’élève » et Valérie affirme : « Je suis une enseignante qui chorégraphie, et non pas le chorégraphe professionnel qui est à l’écoute de ses besoins. À l’école, il faut être à l’écoute des besoins des élèves ».

Ainsi, l’EDMS ne crée pas des œuvres basées uniquement sur sa propre vision du monde mais plutôt des œuvres permettant également à l’élève de communiquer la sienne. Une création de l’artiste-enseignant implique donc, comme la nomme Malet (1998), une décentration de soi, un souci de l’autre ainsi qu’un goût de transmettre. En ce sens, Audrey dit : «  On garde la part artistique, mais on est tourné vers l’autre pour transmettre, traduire, donner ce qu’on est. »

Conséquemment, les ruptures avec la pratique « pure » de l’art impliquent d’adhérer au fait que l’enseignement offre de multiples possibilités de création mettant les élèves en situation d’apprentissage significative, éducative et sensible. Les participantes proposent des enjeux artistiques adaptés aux jeunes en mettant en jeu leur intuition.

La conciliation est une stratégie intrasubjective qui vise à réduire les écarts entre les postures identitaires d’artiste et d’enseignant. Elle permet « la cohérence complexe » qui, selon Camilleri (2004), consiste à élaborer une identité de compromis entre deux cultures à travers lesquels l’EDMS va s’affirmer et devenir, selon l’expression de Rodrigues (2003), un enseignant biculturel qui tente d’harmoniser les postures artiste et enseignant tout au long de la vie professionnelle. La conciliation permet aux EDMS de diminuer la tension engendrée par les postures du champ artistique et celle du champ de la pratique éducative. Le travail de conciliation vise à harmoniser les postures disciplinaire et pédagogique, artiste et enseignant (Bonin, 2007; Hipp, 1994; Johnson, 2001; Mok, 1983; Roberts, 1993; Robinson, 1993). Les facteurs identitaires favorables à cette conciliation, pour la part « artiste », sont la sensibilité (Lacince, 2000) et la créativité (Schwartz, 1993) actualisées en amont et pendant la carrière. Pour développer la part « enseignante », le sens pédagogique et l’altruisme sont aussi deux facteurs essentiels à l’intervention éducative.

Nos résultats montrent que la création chorégraphique est aussi l’un des facteurs favorables à la conciliation. D’ailleurs, comme le mentionne Laurier (2003), l’un des défis du futur enseignant est de créer des passerelles entre enseignement et création « afin que les compétences professionnelles propres à la profession enseignante ainsi que les connaissances pratiques et théoriques propres à la création s’intègrent en un tout cohérent » (p. 370). La stratégie de conciliation permet l’harmonisation des postures qui est, selon McFee (1994)[3], essentielle à l’enseignement en milieu scolaire. Elle s’effectue de diverses manières, tantôt par le développement de la posture artistique tantôt par la mobilisation de la posture pédagogique et ses multiples entre-deux. La résultante de la stratégie de conciliation est réinvestie dans la sphère de l’Agir.

Alternance des rôles artistiques et pédagogiques

La sphère de l’agir est l’intervalle d’action où, auprès des élèves, les participantes négocient les rôles professionnels à jouer, grâce auxquels se met en jeu et se construit l’identité au travail. Pour ce faire, les EDMS mobilisent la stratégie intersubjective d’alternance des rôles artistiques et pédagogiques auprès des jeunes en classe.

Les rôles auto-déclarés par les participantes, qui « changent et évoluent avec l’expérience » selon Johnson (2001, p.48), sont des identités intériorisées qui se manifestent, selon Gravé (2002), comme des  perceptions des rôles joués en contexte, ou même, comme l’explique Bourgeois (2006), des dires sur les pratiques particulières qui les définissent comme professionnelles. Les EDMS disent alterner les rôles suivants : encourager les attitudes artistiques chez l’élève; guider et observer les élèves dans la découverte du mouvement par des approches sensorielles et expressives; cibler parmi les apprentissages les plus signifiants en mobilisant les postures d’artiste et de pédagogue; guider et soutenir les élèves en création; favoriser les échanges et la réflexion par le questionnement de l’élève; être un passeur culturel; éduquer par la danse.

La mobilisation de la stratégie d’alternance des rôles auto-déclarés permet aux EDMS de s’adapter aux contextes pédagogiques et aux besoins des élèves. Elle facilite l’adaptation de  leurs actions au niveau de l’apprentissage des élèves ainsi que la  transposition des savoirs reliés à la danse en classe. En ce sens, les participantes disent alterner dans leur pratique les postures artistiques suivantes : chorégraphe, interprète, passeur culturel, appréciateur, esthète ou critique ainsi que les postures pédagogiques qui suivent : éducateur, guide, questionneur, accompagnateur ou évaluateur. En alternant plusieurs rôles et postures, l’EDMS agit en « généraliste » de sa discipline, un terme qui a émergé des résultats, pour signifier qu’il doit maîtriser lui-même et faire développer chez l’élève les trois compétences artistiques des programmes de danse : créer, interpréter et apprécier.

Penser et agir à la fois comme un artiste et comme un pédagogue dans un contexte d’éducation ainsi qu’alterner ses manières de raisonner et d’agir en classe donnent un sens à la profession.

La présentation des deux stratégies conciliation et alternance des rôles qui permettent d’apaiser la tension artiste/enseignant tant dans la sphère du devenir que dans celle de l’agir étant accomplie, il est pertinent de mentionner que ce modèle de construction identitaire est actuellement mobilisé dans la formation des futurs enseignants de la danse au Québec ainsi que dans celle d’autres enseignants du domaine des arts pour guider leur développement professionnel. Toutefois, le modèle a été conçu à partir de données recueillies lors de processus réflexifs, discursifs et écrits, donc, les tensions et stratégies ont été auto-déclarées puis interprétées et non pas constatées ou observées sur le terrain dans le contexte de travail réel.

C’est pourquoi, maintenant qu’un modèle de construction identitaire des EDMS a été documenté par l’analyse de données discursives et écrites, nous conduisons actuellement une étude sur les gestes professionnels posés les EDMS pour le compléter. Ceci nous permettra de faire des liens entre identité et action, entre le dire et le faire par captation vidéo, observation participante, entretien d’explicitation de l’action et d’auto-confrontation. Grâce à cette nouvelle étude, nous pourrons répertorier les gestes professionnels que posent les EDMS auprès des jeunes en classe de danse. Ainsi, selon Barbier (2006), il s’agira de voir comment l’identité s’incarne dans les actes professionnels et se donne à voir à autrui .


Notes

[1] L’auteure est professeure et chercheure à l’université du Québec à Montréal (UQAM). L’UQAM est la seule université québécoise à dispenser la formation initiale d’enseignant de la danse en milieu scolaire et ce, depuis trente ans.

[2] Il s’agit d’un « processus de construction  et de reconnaissance d’une définition de soi qui soit à la fois satisfaisante pour le sujet lui-même et validée par les institutions qui l’encadrent et l’ancrent socialement en le catégorisant » Demazière, D., & Dubar, C. (2004). Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion. Québec: Les Presses de l’Université Laval.

[3] « The dance artist is concerned to make art and sees this is a developmentally advantageous for pupils. In contrast the teacher is concerned with pupils learning, seeing engagement with the art as an appropriate vehicle (…) Both elements are integral to the artistic approach for dance education. » (p. 83)


Bibliographie

Association canadienne d’éducation de langue française, A. (2006). Cadre d’orientation construction identitaire. Québec: Le Graphe.

Barbier, J. M., Bourgeois, É., De Villers, G., & Kaddouri, M. (2006). Construction identitaire et mobilisation des sujets en formation. Paris: L’Harmattan, coll. Action et Savoir.

Bonin, H. (2007). La conciliation de composantes identitaires chez des enseignants en arts plastiques au secondaire. Thèse de Doctorat. Montréal, Université du Québec à Montréal.

Bourgeois, É. (2006). « Tensions identitaires et engagement en formation ». In J. M. Barbier, É. Bourgeois, G. de Villers & M. Kaddouri (Eds.), Construction identitaire et mobilisation des sujets en formation. Paris: L’Harmattan.

Camilleri, C. (2004). « Cultures et stratégies, ou les mille manières de s’adapter ». In C. Halpern & J.-C. Ruano-Borbalan (Eds.), Identité : L’individu, le groupe, la société (pp. 85-90). Auxerre: Éditions Sciences Humaines

Camilleri, C., Kastersztein, J., Lipiansky, E. M., Malewska-Peyre, H., Taboada Léonetti, I., & Vasquez, A. (1990). Stratégies identitaires. Paris: PUF.

Chaîné, F., & Bruneau, M. (1998). « De la pratique artistique à la formation en art ». Revue des Sciences de l’Éducation, 24(3), 475-486.

Demazière, D., & Dubar, C. (2004). Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion. Québec: Les Presses de l’Université Laval.

Doise, W. (1985). « Les représentations sociales: définition d’un concept ». Connexions, 45, 243-253.

Dubar, C. (1991). La socialisation: Construction des identités sociales et professionnelles. Paris: Armand Colin.

Dubar, C. (2000). La crise des identités: L’interprétation d’une mutation. Paris: P.U.F.

Dubet, F. (1994). Sociologie de l’expérience Paris: Éditions du Seuil.

Duval, H. (2011). Construction identitaire d’enseignantes de la danse en milieu scolaire (EDMS): sphères de négociations, tensions et stratégies identitaires. Université de Montréal, Montréal.

Gouvernement du Québec. (1997). La formation à l’enseignement des arts, de l’éducation physique et des langues secondes. Orientations et compétences attendues. Québec: Éditeur officiel du Québec.

Gouvernement du Québec. (2001). La formation à l’enseignement. Québec: Gouvernement du Québec.

Gravé, P. (2002). Formateurs et identités. Paris: Presses Universitaires de France.

Hipp, P. T. (1994). Self Concept in the Biographical Narratives of Women Visual Art Educators and Artists. University of North Carolina, North Carolina.

Johnson, C. W. (2001). The evolution of post-graduate Baccalaureate students conception of the artist-teacher role during a teacher certificate program. Thèse de Doctorat. Minnesota, University of Minnesota.

Kaddouri, M. (2002). « Le projet de soi entre assignation et authenticité ». Recherche et formation, 41(31-47).

Kaddouri, M. (2006). « Dynamiques identitaires et rapports à la formation ». In J. M. Barbier, É. Bourgeois, G. De Villers & M. Kaddouri (Eds.), Construction identitaire et mobilisation des sujets en formation (pp. 120-183). Paris: L’Harmattan.

Lacince, N. (2000). « Danse scolaire, objet de trangression en éducation ». Corps et culture. Retrieved from <http://corpsetculture.revues.org/681>

Laurier, D. (2003). Le sens de la création chez la personne en formation à l’enseignement des arts. Université de Sherbrooke, Sherbrooke.

Lautier, N. (2001). Psychosociologie de l’éducation; regard sur les situations d’enseignement. Paris: Armand Colin.

Leger, A., & Tripier, M. (1986). Fuir ou construire, l’école populaire. Paris: Méridiens Klinksiek.

Lenoir, Y., Larose, F., Grenon, V., & Hasni, A. (2000).« La stratification des matières scolaires chez les enseignants du primaire au Québec »: évolution ou stabilité des représentations depuis 1981. Revue des sciences de l’éducation, 26(3), 483-514.

Lessard, C., & Tardif, M. (2003). Les identités enseignantes. Analyse de facteurs de différenciation du corps enseignant québécois, 1960-1990. Sherbrooke: Édition du CRP, Faculté de l’éducation. Université de Sherbrooke.

Malet, R. (1998). L’identité en formation. Phénoménologie du devenir enseignant. Paris: L’Harmattan.

Martineau, S. (2009, 5 au 8 mai 2009).« Table ronde : Recherches et réformes en éducation : regards axiologiques et praxéologiques.» Présentée au Colloque AFIRSE : Recherches et réformes en éducation : paradoxes, dialectiques, compromis ?, Montréal.

McFee, G. (1994). The concept of dance education. London: Routledge.

Mok, J. L. (1983). Artists in education program of the national endowment for the arts using educational criticism and congruence. New York.

Peyronie, H. (1998). Instituteurs : des maîtres aux professeurs des écoles. Paris: PUF.

Raymond, C., & Turcotte, N. (2006).« La danse à l’école: espace privilégié d’intégration et de distinction. » Vie Pédagogique, 141, 37-39.

Roberts, B. A. (1993). I, Musician. St-John’s: Memorial University of Newfoundland.

Robinson, J. (1993). Danse, chemin d’éducation. Paris: Auto-édité.

Rodrigues, I. (2003). La dynamique identitaire de professeurs biculturels enseignant une discipline porteuse d’enjeux nationaux. Thèse de Doctorat. Montréal, Université de Montréal.

Schwartz, H. (1993).« Creativity and dance; Implications for pedagogy and policy.» Art Education Policy Review, 95(1), 8-16.

Tajfel, H. (1972).« La Catégorisation sociale.» In S. Moscovici (Ed.), Introduction à la psychologie sociale (Vol. 1). Paris: Larousse.


Biographie d’Hélène Duval