Artiste, chercheur, artiste-chercheur, chercheur-artiste, chercheur, artiste
Célio Paillard
Citer cet article
Paillard, C. (2014). Artiste, chercheur, artiste-chercheur, chercheur-artiste, chercheur, artiste. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 1.
Résumé
Artiste, chercheur : il sera ici question de ces deux mots, de ce qu’ils désignent en tant qu’ils font signe, de ce qu’ils font à ce/ceux qu’ils désignent (et à ce/ceux qu’ils ne désignent pas) et, partant, de comment ils conditionnent les pratiques légitimes. Mais peut-on les articuler pour parler autrement des pratiques, voire pour proposer d’autres pratiques ?
Mots-clés
Artiste, chercheur, stratégie, légitimité, reconnaissance, champ, processus créatifs, techniques de recherche, expérimentation.
INTRODUCTION
Avant que d’être artiste-chercheur, je suis artiste et chercheur – j’ai également d’autres activités, et quand on me demande ce que je « fais dans la vie », j’en fait la liste [i]. Il me semble que mon interlocuteur arbore le même air d’incrédulité quand j’en viens à me décrire comme artiste ou comme chercheur. Que veux-tu dire par la ? En quoi cela consiste-t-il ? Sont-ce des missions héroïques requérant une intelligence supérieure, pour ouvrir la voie à la société de demain, ou des mascarades prétentieuses pour légitimer la paresse, l’égocentrisme et la prétention de ceux qui se livrent à ces occupations inutiles ? Il y a de quoi se livrer à de multiples conjectures, voire à y projeter ses fantasmes, quelque invraisemblables qu’ils soient. Mais souvent, l’incompréhension entraîne le désintérêt, voire la dévalorisation. Mais, sinon, tu fais quoi ?
Il m’est tout aussi difficile de m’affirmer artiste que chercheur. Qu’est-ce qui me permet de le faire, pourquoi m’autorise-je à le faire ? (Ces questions m’apparaissent importantes, mais beaucoup n’y pensent même pas, soit que la réponse leur semble évidente – quelle qu’elle soit –, soit que tout cela n’a pour eux aucun intérêt.)
J’ai fait des « études d’art », à l’université (Paris I, centre Saint-Charles), j’ai obtenu des diplômes, une thèse même, j’ai suivi la formation idoine (en arts plastiques). Et puis je participe à des expositions, je suis accueilli en résidence, je donne des ateliers, j’interviens dans des colloques, je publie des articles : la diffusion de mes travaux me rend légitime vis-à-vis de mes pairs ; d’ailleurs, c’est parce que je les diffuse, la plupart du temps du temps avec l’accord de mes pairs (parfois je m’auto-diffuse [ii], et dans ce cas je me passe de leur avis), que je peux les considérer comme mes pairs.
Si cette reconnaissance du milieu, cette confiance qu’on m’accorde, se transmet à ma façon de travailler et, en la rendant plus sûre, bonifie mes productions, elle m’est parfois indifférente : dans ce cas, je me « sens », ou pas, « artiste » ou « chercheur » et je le revendique ou m’en défie – j’élude la question, me fond dans la masse, m’associe à une « équipe » pour diluer mes responsabilités. Qu’est-ce que ça change ? De toute façon, « personne » ne me « connaît » ni ne « connaît » mon travail – je fais partie de la foule de chercheurs ou d’artistes n’ayant aucune notoriété.
ARTISTE, CHERCHEUR
« Artiste », « chercheur », ce ne sont pas que des mots : ils valent aussi comme étiquettes, renseignant sur les activité de ceux qui les portent (et leur conférant licence de les mener), et surtout leur accordant un statut spécifique. Si je suis (et parce que je suis) artiste, ou chercheur, non seulement je peux faire de l’art ou de la recherche, mais aussi j’en fais naturellement, presque malgré moi, comme si je chargeais l’air que je respire d’art ou de recherche – ou du moins, tout ce que je fais peut être regardé (ou jugé) comme tel : miracle de la transfiguration (Danto 1981) qui fait le Midas artiste ou chercheur, malédiction de la consécration qui demande souvent qu’on soit « à la hauteur » de la charge. Ces étiquettes confèrent légitimité à ceux à qui elles sont attachées (et qui les portent comme une médaille du mérite), qui se trouvent ainsi fondés à faire de l’art ou de la recherche, et dont le produit de l’activité est effectivement généralement reconnu comme tel.
A contrario, ceux qui ne bénéficient pas, a priori, d’une telle labellisation, ont souvent du mal à faire reconnaître ou plus simplement apprécier ce qu’ils font comme de l’art ou de la recherche. On y verra, au mieux, un passe-temps, un hobby, une excentricité amusante ou, dans certaines cas, une prétention déplacée, une incongruité, voire une obsession dérangeante ou malsaine. Pourquoi tu fais ça ? Pour qui tu te prends ? C’est n’importe quoi ! Pourquoi tu t’allonges nu(e) au milieu de la rue, recouvert(e) de viande rouge ? Arrête de te prendre la tête à réfléchir à la façon dont il faudrait utiliser ce mot [artiste ou chercheur] : c’est comme ça et pas autrement…
Sans trop forcer le trait, on pourrait dire (à notre époque) qu’artistes et chercheurs sont des experts, à même de définir et de faire évoluer, par leur pratique, les uns l’art, les autres la science – et cela même si l’art et la science semblent avoir une existence et un développement propres, en dehors de ceux qui la font (on parle d’histoire de l’art ou de la science, plutôt que d’histoires des artistes ou des scientifiques). Autrement dit, l’art est fait par les artistes et la recherche par les chercheurs, chacun maîtrisant ainsi sa sphère d’activité (son champ, comme dirait Bourdieu) et décident qui peut en faire partie (à travers diverses formes de consécration) et comment (en passant par une formation appropriée).
Cela procure, certes, un confort de pratique, et permet peut-être de la pousser plus avant, de la préciser et l’améliorer, mais cela l’interdit de fait à qui ne fait pas partie du champ [iii] : n’importe qui ne peut pas faire de l’art ou de la recherche ou, pour ce qui nous intéresse ici, l’artiste (mot générique) fait de l’art et pas de la recherche, le chercheur (mot générique) de la recherche et pas de l’art. (Sinon, la logique de la proposition serait mise à mal, puisque la recherche ne peut faire partie de l’art et en même temps l’art être un type de recherche ; ou alors il faudrait dire que l’art est la recherche, ou l’inverse. Mais peut-être la logique n’a-t-elle rien à voir avec tout cela.) On pourrait dire que les étiquettes « artiste » et « chercheur » produisent un effet de marque, non seulement distinctif, mais aussi exclusif.
ARTISTE-CHERCHEUR, CHERCHEUR-ARTISTE
Lors d’un colloque transdisciplinaire, un chercheur en esthétique [iv], science de l’information et de la communication (travaillant essentiellement dans le domaine des nouvelles technologies) me dit que le problème avec ceux qui sont rattachés à la section 18 (arts plastiques, entre autres) est qu’ils invoquent trop de concepts, qu’ils ne les maîtrisent pas, ou mal, et qu’ils manquent de « terrain ». Il trouve qu’ils accordent souvent trop d’importance à leur propre pratique et que la posture simultanée d’artiste et de chercheur est rarement bien considérée (dans le milieu). Pour le dire sans ménagement : les artistes manquent souvent de rigueur scientifique – mais ce n’est guère surprenant, puisque ce ne sont pas eux qui la définissent. (Le « terrain » ici évoqué n’est plus la « réalité » (mettez ce que vous voulez dans ce mot) dans laquelle les chercheurs devraient investiguer, mais plutôt le terrain de jeu dans lequel on pratique, que notre pratique forme, qu’on apprend à connaître à force de le pratiquer, ce pourquoi on est toujours avantagé sur notre terrain, « à domicile ».)
Lors d’un autre colloque transdisciplinaire, expressément orienté vers la création à l’époque numérique, l’écart entre création et recherche n’est pas présenté comme une distance à préserver mais comme un fossé à combler. Le professeur ayant organisé le colloque nous invite à ne pas traiter notre sujet d’étude de l’extérieur, mais au contraire à nous en rapprocher en enrichissant notre recherche d’une dimension poétique (créative).
Dans un autre colloque (encore et toujours transdisciplinaire, c’est l’époque et ça a son importance), un chercheur en esthétique prend comme objet d’étude sa propre démarche créative, qu’il avait récemment élevée de dessins de coin de nappe (ou de téléphone) en œuvre plastique à part entière. (L’exposition devant des universitaires prend le relai de celle organisée devant les amateurs.)
Qu’est-ce qui donne ainsi envie aux artistes de faire de la recherche ou aux chercheurs de faire de l’art ? Veulent-ils s’affranchir de frontières disciplinaires jugées trop marquées pour permettre des rencontres fructueuses (notamment dans des colloques « transdisciplinaires ») ? Souhaitent-ils faire converger plusieurs pratiques qu’ils mènent de front, réunir différents centres d’intérêt ? Espèrent-ils cumuler les bénéfices symboliques, rigueur, fiabilité et sérieux du chercheur, sensibilité, imagination et liberté de l’artiste ? (On peut associer d’autres qualités pour l’un et l’autre, selon ses goûts.) Peut-on être à la fois l’un et l’autre ? Peut-on ne pas être les deux à la fois ?
CHERCHEUR
« (…) je propose que la recherche ne soit pas le privilège de ceux qui savent mais au contraire de ceux qui ne savent pas. Dès lors que nous portons notre attention sur quelque chose que nous ne connaissons pas, nous faisons de la recherche [v]. »
En disant cela, Robert Filliou cherche à dé-spécifier, décloisonner et populariser la recherche. Bien sûr, il défend sa propre démarche artistique, qui se développe sur toutes sortes de questionnements, sur la pratique artistique (par exemple, le « principe d’équivalence » pour la « création permanente »), mais pas seulement (à travers le « territoire de la république géniale », il affirme qu’« en étant homme ou femme on est un génie mais que la plupart des gens l’oublie (ils sont trop occupés à exploiter leurs talents) [vi] »). Cela justifie également l’aspect « bricolé » et l’apparente désinvolture de ses mises en œuvres : si la condition d’une recherche est de ne pas savoir, alors tout le monde peut s’y adonner, et tout peut être prétexte à une recherche, jusqu’aux questions les plus anecdotiques ou superficielles – y compris celles que nous nous posons quotidiennement, qui ne nous semblent pas faire le poids avec celles dont se saisissent les scientifiques, qu’ils soient universitaires ou médiatiques.
Voilà qui élargit le champ d’investigation de l’artiste et qui légitimise le moindre de ses centres d’intérêt – et pourtant, il s’en faut de beaucoup que les œuvres de François Filliou dégagent une aura de sérieux, de réflexion et d’objectivité qui nous en impose, comme peut le faire un ouvrage de vulgarisation scientifique ou un livre d’un sociologue, d’un anthropologue, voire d’un économiste ou même d’un philosophe ; tout le monde ne joue pas sur le même registre.
Il ne faut pas croire… Malgré leur casquette prestigieuse et intimidante, « artistes » et « chercheurs » ne sont pas des créatures vivant totalement coupées de leur environnement, et des uns et des autres. Les premiers s’intéressent souvent aux travaux de certains des seconds, alors que ceux-ci peuvent apprécier certaines œuvres de ceux-là. Il n’est pas surprenant qu’ils s’influencent mutuellement, même si chacun cherche, comme il le peut, à préserver son emprise sur son champ d’intervention. C’est pourquoi il leur arrive de chercher à décourager les migrations vocationnelles avec des arguments caricaturaux [vii] : les artistes ne comprennent rien à [je ne sais pas, par exemple,] la théorie du chaos qu’ils déforment pour les besoins de leurs œuvres ; les scientifiques ne se rendent pas compte que [disons,] « le beau » n’est plus depuis longtemps une préoccupation artistique et, de toute façon, ils n’ont aucun goût, ou aucun talent, ou aucune sensibilité, etc. – on pourrait relever et inventer de nombreuses critiques.
Depuis le temps qu’ils suivent leur propre chemin (ce qui n’a pas toujours été le cas [viii]), artistes et chercheurs ont développé des approches et surtout des usages conventionnels (pour reprendre encore Bourdieu : des habitus) qui, étant caractéristiques de leur champ, semblent déplacés dans un autre. Ainsi, ce que font les artistes des théories scientifiques, les investigations qu’ils mènent pour leur propre compte : tout cela ne semble pas pouvoir mériter le qualificatif (sinon défini, du moins valorisant) de recherche. Mais ça n’empêche pas les artistes de se livrer à leurs propres recherches (comme tout un chacun peut le faire, donc, comme le disait Filliou), que ce soit pour se rapprocher de ce qui serait l’essence de leur pratique, l’art (ce à quoi aspiraient les avant-gardes du mouvement moderne), ou parce que les sujets d’intérêt ne manquent pas dans le monde et que, depuis Duchamp au moins, il paraît évident que tout ou n’importe quoi [ix] peut être à l’origine d’une œuvre d’art (c’est le mouvement contemporain).
Alors, bien sûr, le traitement « esthétique » qu’en font les artistes peut s’apparenter à un détournement de « la vie » au profit de « l’art », et en ce sens être l’objet des critiques (On n’y comprend rien, ils vivent dans leur monde… ; ou alors : Ce sont des questions trop triviales et anecdotiques pour que l’art s’y intéresse…), mais n’est-ce pas simplement leur manière de chercher ? (Manière a priori très différente de celle des chercheurs…)
ARTISTE
On aurait toutefois du mal à définir ce que serait cette « manière de chercher » : non seulement parce qu’il y en a plusieurs, mais surtout parce que chaque manière est intimement liée à la démarche de l’artiste, voire à chacune de ses œuvres [x]… En revanche, on peut remarquer ce qui différencie ces manières de celles des chercheurs en général. Elles ne sont pas « scientifiques » – ou alors elles ne font qu’en singer certaines formes (comme Eric Duyckaerts qui se moque des raisonnements scientifiques dans ses vidéos et performances). Ces recherches sont rarement présentées comme des vérités universelles [xi]. Si elles sont « logiques », ce n’est que par celle de l’artiste, qui ne prétend pas qu’elle s’applique à tous. Elles ne sont pas objectives mais subjectives, indissociables du sujet qui les a pensées, l’artiste, dont elles servent aussi de faire-valoir. Plutôt que des états de fait, elles se présentent souvent comme des histoires, des fictions (comme la performance d’Olivier Marbœuf, La controverse Marbœuf [xii] (2013), dans laquelle il aborde des questions de décolonisation, notamment en racontant sa propre histoire (sans que l’on sache ce qui est de l’ordre du récit ou de l’invention)).
Ne parlons pas des œuvres à messages, ni de celles par lesquelles des artistes prétendent défendre des causes. Ou alors, intéressons-nous à comment elles produisent de tels effets. Portons notre attention sur ces manières de chercher qui ne suivent pas les voies scientifiques, qui ne visent pas à résoudre les « grands » problèmes, mais qui portent plutôt sur des phénomènes moins spectaculaires et, partant, plus courants. Empruntons à Duchamp son goût de « l’inframince », amusons-nous à faire remarquer l’Élevage de poussière [xiii] sur Le Grand Verre ou les graffitis gravés sur les murs parisiens (Brassaï).
Au lieu de rechercher l’impossible position surplombante de « l’observateur martien [xiv] » (de Duve 1989), d’échafauder des théories que nous espérons plus « vraies » parce que plus générales, moins susceptibles d’être perverties par les ombres trompeuses des cas particuliers grâce à la grâce de la mise à distance (theorein : observer, contempler…), rapprochons-nous des phénomènes, allons vers l’infiniment près [xv] (Billeter), recherchons à travers la pratique, par la pratique, dans la pratique, sans chercher à « prendre du recul » ni à théoriser la pratique, mais en la questionnant et en la développant par sa pratique même [xvi] ; par exemple, par les liens que nous soulignons ou que nous élaborons, comme ceux de la parenté entre Roland Barthes et Louis-Gustave Binger, son grand-père explorateur ayant « offert » la Côte d’Ivoire à la France, liens repérés par Vincent Meessen, tissés avec ceux de sa propre recherche, le tout étant présenté dans son exposition « My last life » (2011) au centre d’art Khiasma.
Les recherches menées par les artistes ont bien souvent des finalités très différentes de celles menées par les chercheurs : ce n’est guère surprenant, puisqu’elles jouent un rôle spécifique dans chacune de ces activités. Si la pratique des chercheurs consiste en bonne part à se poser des questions, il leur faut aussi « obtenir des résultats » (a fortiori, dans notre culture de la rentabilité) en faisant avancer « la connaissance ». Les artistes échappent à de telles contraintes : la recherche est surtout un moteur alimentant leur création, un pré-texte suscitant la mise en branle de processus, de démarches à même de faire œuvre. La recherche est donc pour eux moins une finalité qu’un moyen – on pourrait même dire un médium (en invoquant à nouveau Eric Duyckaerts, dont la pratique artistique consiste à développer des raisonnements scientifiques absurdes pour justifier de théories loufoques, comme celle de La main à 2 pouces (1993)).
En ce sens, leur recherche vise moins à la connaissance qu’à l’expérimentation. Mieux, leur manière de la faire s’accompagne souvent d’une critique plus ou moins explicite de la connaissance. Soit en montrant son caractère convenu et convenable, « officiel », mettant de côté, volontairement ou non, de nombreux aspects de la vie (et notamment de la culture populaire ; cela donna lieu à beaucoup de « récupérations », comme celle du Pop Art, mais aussi à des valorisations plus sincères, à partir de critères propres à ces cultures, comme les présentations de la « musique noire » américaine par Pierre Deruisseau, ou les enregistrements de musique « ethnique » par Kink Gong, dans les conditions de leur pratique, sans dissimuler le bruit de fond du groupe électrogène ou les éclats de voix des alcooliques accompagnant les musiciens). Soit en montrant le pouvoir de conviction des mises en scène de la connaissance (Eric Duyckaerts filmé devant une bibliothèque, utilisant des termes savants, parlant d’une voix posée et assurée, dessinant des schémas sur des paper-board…). Soit en mélangeant volontairement fictions et informations dans des performances apparentées à une vulgarisation scientifique (La controverse Marbœuf).
Est-ce à dire que recherche et création sont incompatibles, qu’on ne peut pas mener une démarche de recherche à la fois scientifique et artistique, qu’il faut s’inscrire dans un champ ou dans un autre mais pas dans les deux à la fois, qu’il faut choisir son camp ?
CHERCHEUR-ARTISTE
Le colloque est organisé par Isea 2000, édition doublement millénariste du festival d’arts numériques qui voyage d’une métropole à l’autre pour célébrer l’avenir radieux promis par les nouvelles technologies – sans emphase : l’occasion pour les acteurs associés à « l’art numérique » (artistes, chercheurs, ingénieurs, organisateurs d’événements, etc.) de se rencontrer, de se montrer leurs travaux, de réfléchir ensemble aux perspectives ouvertes par les NTIC, d’en promouvoir les usages auprès d’un large public, de trouver de nouveaux adeptes.
C’était le 9 décembre, seconde partie de la matinée. Nous étions dans un amphithéâtre de la Sorbonne. Louis Bec venait de s’installer derrière la table, sur l’estrade, et il a commencé son intervention.
Il existe un lac, en Ethiopie, dans lequel vivent des poissons d’une espèce très ancienne, Gnathonemus Petersii, la plus ancienne encore vivante dont nous connaissons l’existence, qui remonte à une époque préhistorique très reculée, lorsque la terre était encore recouverte d’océans. De ce fait, ces poissons ont été l’objet de nombreuses recherches, lesquelles ont permis des découvertes très instructives.
Bien qu’à maints égards, ces animaux doivent être placés en bas de l’échelle de l’évolution, ils disposent d’une propriété étonnante : à travers une espèce d’appendice placé entre leurs yeux (qui les fait ressembler à ces espèces presque monstrueuses survivant dans les profondeurs des océans), ils envoient des impulsions électriques à très faible voltage, qui se propagent aisément dans ce lac dont l’eau est particulièrement riche en sels minéraux.
Cela fait longtemps que les scientifiques supposaient que cela permettait aux poissons de communiquer entre eux, ils avaient fait de nombreuses expériences pour vérifier leur intuition (par exemple en plaçant des émetteurs électriques dans leur milieu pour leur envoyer des ondes, mais cela ne les perturbait pas longtemps), mais sans parvenir à un résultat probant. En fait, c’est une histoire rocambolesque qui en donna la preuve.
Tout commence quand l’ichtyologue allemand Von Arcimboldo, fasciné par ces poissons, obtient une mission du zoo de Hambourg pour extraire un couple de poissons du lac et le transférer dans un de ses aquariums. Le savant hésite, il n’aime pas trop les zoos, et les poissons sont fragiles – au point que personne n’est parvenu à leur faire changer d’environnement. Mais le directeur, allez savoir pourquoi, semble vouloir à tout prix tenter l’expérience, et il a des arguments de poids. Non seulement il fait miroiter à Von Arcimboldo une bourse de recherche, mais encore il lui promet toute liberté pour faire les études qu’il souhaite sur les poissons, sur lesquels il sera de plus chargé de veiller en échange d’un dédommagement substantiel et opportunément régulier. Il accepte.
Il prend son temps pour préparer le déplacement, fait construire plusieurs caissons de 10 m3, vitrés, équipés de nombreux capteurs étanches, auto-alimentés et reliés par Internet, qu’il place à divers endroits du lac, dans différents milieux où les poissons évoluent. Il les y laisse plusieurs mois, pour qu’ils s’y intègrent harmonieusement et paraissent plus accueillants aux animaux préhistoriques (depuis qu’ils traînent là, ils ont leurs petites habitudes) ; il les aménage même en y faisant pousser les algues dont raffolent les Gnathonemus Petersii.
D’abord méfiants, ceux-ci finissent par y entrer et parfois viennent même s’y tapir. Et lorsque deux d’entre eux semblent y avoir pris leurs quartiers, le savant allemand attend un peu, puis il referme le caisson, laisse les poissons dedans un moment, pour qu’ils se fassent à cet espace restreint et, comme tout à l’air de se passer pour le mieux, il envoie le tout par avion spécial au zoo de Hambourg.
Au début, tout va bien, Von Arcimboldo est ravi : les poissons survivent. Mais, assez vite, il sent qu’ils ne sont pas vraiment dans leur assiette. Les capteurs du caisson signalent un accroissement exponentiel des émissions électriques et le savant n’en comprend pas bien les raisons. Mais il doit partir pour une conférence à New York (où il va parler de cette expérience, justement), et il n’a pas le temps de s’en occuper. Pourtant, cela l’angoisse : il écourte son séjour, prend le premier avion après son intervention, saute dans un taxi pour le zoo et, malheureusement, ses craintes se vérifient : dans le caisson, le corps sans vie d’un des poissons flotte tristement à la surface de l’eau.
On imagine aisément l’effroi du savant : il vient de perdre un de ses chéris et a peur de perdre l’autre, peur pour la suite de ses expériences, peur du directeur du zoo, aussi, dont il n’apprécie pas trop les amitiés russes et les gardes du corps qui les suivent partout… Bref, il panique un peu. Alors, il fait ce qu’il peut pour assurer la survie du poisson qui reste. Je ne vous livrerai pas tous les détails sur ses tentatives un peu désespérées : elles étaient vraiment insensées et il s’aperçoit très vite qu’elles sont vouées à l’échec. Le poisson continue à envoyer toujours plus d’impulsions électriques et Von Arcimboldo comprend que ses heures sont comptées…
C’est alors qu’il trouve l’idée qu’il se maudit instantanément de ne pas avoir eu plus tôt. Comme n’importe quel animal de zoo, le poisson fait une déprime : certes, son caisson est toujours aménagé comme à la maison, il n’est pas dépaysé, mais il se sent seul. Et encore plus maintenant que son congénère est mort. Lui qui est habitué à communiquer avec ses semblables ne peut plus le faire : il envoie des impulsions à tout bout de champ, mais personne ne lui répond. Il crie dans le désert !
Ce qu’il faut, c’est le remettre en contact avec eux. Mais pas le renvoyer là-bas, il est trop faible, le voyage le tuerait. Alors Von Arcimboldo appelle ses collègues en Ethiopie, ceux qui l’avaient aidé à recueillir le couple de Gnathonemus Petersii, avec qui il est resté en contact, vu qu’il leur a laissé les autres caissons qu’il avait fait construire, ce qui leur permet de suivre de près le même protocole de recherche. Il leur demande d’installer un émetteur dans le caisson le plus souvent poissonneux et il en fait de même sur le sien. Et puis il leur fait relier tout ça par Internet. L’expérience commence.
D’abord, il ne se passe rien. Le poisson de Von Arcimboldo continue à envoyer des impulsions tous azimuts. Et puis l’émetteur commence à lui retransmettre celles envoyées par les poissons d’Ethiopie. Assez rapidement, le poisson arrête ses signaux. Puis il les reprend, quand cessent ceux de ses congénères au pays. L’ichtyologue n’en revient pas. Il est en train d’être témoin d’une conversation de poissons ! Ils se donnent de leurs nouvelles !! N’est-ce pas le chaînon manquant, ce qui explique que nous autres, lointains descendants des poissons, ressentons ce besoin irrépressible de communiquer à distance, au point de construire des machines pour palier à la perte de cette capacité préhistorique ?!
Lorsque Louis Bec interrompt son histoire (que je n’ai pas cherché à rapporter fidèlement, mais dont j’ai essayé de conserver le ton et l’esprit), tout le monde est plongé dans ses pensées. Le zoosystémicien (ainsi qu’il se désigne lui-même, unique représentant d’une science qu’il a inventé) ménage son suspens. Tout cela, bien sûr, n’a jamais eu lieu, et ces poissons n’existent pas, pas comme ça. Mais est-ce que cette fable ne nous pousse pas à réfléchir sur nous-mêmes, et ne nous aide pas à comprendre ce que nous faisons quotidiennement sans même y penser ?
Cette fiction n’est-elle pas aussi instructive qu’un exposé scientifique ? N’avait-elle pas toute sa place dans ce colloque, quand bien même il abordait les NTIC poétiquement plutôt que théoriquement [xvii] ? Qu’importe qu’on lui attribue la qualité de communication (scientifique) ou de performance (artistique), du moment que Louis Bec est parvenu à nous faire réfléchir et à nous faire remettre en cause des clivages, certes souvent opérationnels (produisant un effet, de distinction et de repérage, notamment), mais cette fois-ci inappropriés. Mais, à défaut de ces étiquettes d’art ou de recherche, une œuvre (ou un texte) ne risque-t-elle pas d’être mésinterprétée et, ainsi, de ne pas produire l’effet espéré ?
CHERCHEUR, ARTISTE
Concilier création et recherche n’est pas une posture facile à tenir et à justifier. Il est communément convenu, sans même qu’il soit nécessaire de le rappeler, qu’il faut choisir entre une approche artistique ou scientifique et que même la recherche en esthétique doit prendre explicitement la forme d’une recherche pour être reconnue comme telle. Car à défaut de signes manifestes, d’un monde de l’art (comme l’appelait Athur Danto, 1988) ou d’un « monde de la science », il nous est difficile d’appréhender et de saisir ce que nous voyons, lisons, entendons, etc.
On peut questionner l’art, ou la science, avec les moyens de l’art, ou de la science, mais parler de l’un ou de l’autre avec les moyens de l’un et de l’autre expose à des incompréhensions. C’est pourtant ce que j’ai (un peu) tenté de faire à travers ce texte : quel cadre serait plus approprié pour une démarche de création-recherche qu’un texte questionnant leurs rapports ?
La première version de ce texte ne comprenait ni introduction, ni conclusion, ni notes. Plutôt que de développer un raisonnement structuré continu, je préférais tracer plusieurs chemins, esquisser quelques pistes sans les aboutir, afin qu’à travers cette succession de situations et d’éclairages à relier, le lecteur puisse tirer ses propres conclusions (ou continuer à vagabonder). Le texte était volontairement elliptique (les différentes références émaillant le texte, qui sont maintenant renseignées, ne l’étaient pas) et fonctionnait plutôt sur les modes de l’insinuation, de l’ambiguïté, voire de la polysémie, qui sont plutôt associés au domaine artistique (ce qui favorise, entre autres, l’ouverture de l’œuvre et son appropriation). Cela a occasionné quelques incompréhensions de la part de mes relecteurs, qui ont demandé quelques éclaircissements (que j’ai essayé d’apporter, en suivant leurs recommandations).
De ce fait, et surtout de par cette conclusion où j’explique mes intentions, ce texte penche plutôt du côté de la recherche que de la création. Pour autant, je ne prétends pas qu’il étende le champ des savoirs. Du moins n’est-ce pas pour cela que je l’ai écrit, mais à chacun d’y prendre ce qui l’intéresse (si quelque chose l’intéresse). Je ne défends pas non plus de point de vue sur les liens qu’il devrait y avoir, ou non, entre artiste et chercheur : cela dépend de la façon dont on entend ces termes et des intérêts qu’on peut avoir dans l’une, l’autre, ou les deux situations. La question est intéressante, elle se pose fréquemment, tant pour ceux qui produisent que pour ceux qui lisent, écoutent, regardent, etc. Mais il arrive, parfois, qu’à travers une œuvre ou un texte scientifique, on se laisse aller si loin qu’on en oublie comment qualifier la source de ce mouvement, et s’il nous fait ressentir, réfléchir, ou s’il produit d’autres effets que nous ne parvenons pas à définir. N’est-ce pas alors que le texte, ou l’œuvre (peu importe son qualificatif), est réussi ?
Notes
[i] Je vous épargne mon CV, dont vous pouvez trouver un résumé associé à cet article. Si vraiment vous voulez en savoir plus, consultez mon book en ligne sur Issuu.
[ii] Cela m’arrive régulièrement dans le cadre de la revue en ligne L’Autre musique (www.lautremusique.net) que je co-dirige avec Frédéric Mathevet. J’y publie des articles sur des questions esthétiques, souvent liées à des œuvres, et parfois aux miennes.
[iii] Dans son ouvrage, Au nom de l’art (1989), Thierry de Duve suggère de considérer le mot « art » non pas comme un nom commun, mais comme un nom propre, qui ne désigne pas une qualité (définie), mais l’appartenance à une famille (à laquelle nous cherchons à être rattachés, comme beaux-fils ou belles-filles).
[iv] Les trois discussions que j’évoque dans les paragraphes suivants étaient informelles : mes interlocuteurs n’ont pas été prévenus que je pouvais rapporter leurs propos. C’est pourquoi, en absence de leur accord explicite, ja préfère ne pas mentionner leur nom.
[v] Cité dans le Petit journal, Galeries contemporaines, 10 juillet – 15 septembre 1991, musée national d’Art moderne, Centre George-Pompidou, 1991.
[vi] Citation rapportée par le site Internet du Centre Pompidou, page « Robert Filliou dans les collections du musée », consultée le 13 janvier 2014, http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-filliou/#territoire.
[viii] La figure emblématique réunissant artiste et chercheur est bien sûr Léonard de Vinci (je ne suis pas le seul à l’évoquer dans ce numéro de Performances). On peut également mentionner la fonction heuristique du dessin et sa grande utilité pour l’anatomie (voir les planches de Dürer ou de Vinci), la médecine, la botanique… Mais c’était avant que la science exige des critères de rigueur incontournables…
[x] Je renvoie ici (mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres) au travail de Simon Quéheillard, qui invente des dispositifs simples, bricolés et ingénieux, pour comprendre et rendre manifeste (souvent dans des vidéos) ce que Duchamp appelait « l’inframince » : le souffle produit par le passage des camions sur une route nationale (Maître vent, 22 min., 2012), le flot des piétons (Des choses comme ça, 4 min. 10, 2012), l’implacable mécanisme des escalators (Le travail du piéton, 28 min. 34, 2009).
[xi] Ou alors une telle affirmation est associée à la démarche de l’artiste, ainsi que ce fut le cas, par exemple, pour Frédéric Bruly-Bouabré (et son « alphabet bété »).
[xii] Voir une captation de la performance : http://www.khiasma.net/magazine/la-controverse-marboeuf/?lang=en&PHPSESSID=q3hqvv54f4j206aes5b3r9tv44.
[xiii] Célèbre photo (1920) de Man Ray, montrant les moutons de poussière s’étant déposé sur Le grand verre (1915-1923, autrement appelée : La mariée mise à nue par ses célibataires, même), après qu’il ait été entreposé à l’horizontale.
[xiv] Au début de son livre, Au nom de l’art, Thierry de Duve s’interroge sur la possibilité d’une situation distanciée pour définir « objectivement » ce qu’est l’art. Malgré toute sa bonne volonté, il n’en trouve pas un seul sur la planète.
[xv] À travers cette expression, Jean-François Billeter (2002) parle de la démarche de recherche des anciens sages chinois, qui ne pensaient pas connaître quelque chose sans s’y plonger le plus profondément possible, tout en l’appréhendant en entier. Cette démarche ne peut pas être comparée avec la recherche « scientifique » (occidentale) de l’infiniment petit. Pour mieux comprendre pourquoi, je vous recommande la lecture des ouvrages de François Jullien.
[xvi] Sur ce sujet, lire mon article « Composer avec les technologies. Plaisirs pratiques » dans le volume 3, n°1-2014 de la revue Interfaces numériques.
[xvii] Tout en défendant une approche « continuiste » (entre l’homme et l’animal) de la communication – mais c’est peut-être encore un pied de nez (voir son entretien sur arte.tv).
BIBLIOGRAPHIE
Billeter, Jean François. 2002. Leçons sur Tchouang-tseu. Paris : Allia.
Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : éditions de Minuit.
Danto, Arthur. 1981. La transfiguration du banal. Paris : Seuil.
Danto, Arthur. 1988. « Le monde de l’art », in Philopsophie analytique et esthétique. Paris : Kliensieck.
De Duve, Thierry. 1989. Au nom de l’art. Paris : éditions de Minuit.
Éco, Umberto. 1965. L’œuvre ouverte. Paris : Seuil.