La pratique de l’improvisation : un processus éducatif de l’instant comme du long terme
Joëlle Vellet
Citer cet article
Vellet, J. (2015). La pratique de l’improvisation : un processus éducatif de l’instant comme du long terme. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 2.
Résumé
La pratique de l’improvisation en danse est un passage favorisé au sein des systèmes éducatifs, on lui accorde la qualité de développer l’expression personnelle et singulière de l’apprenti(e) danseur(se). Nous émettons l’hypothèse que cette prétendue évidence n’est réelle que lorsqu’elle s’accompagne des conditions nécessaires et favorables à l’acquisition d’outils et à la construction d’une réelle compétence des jeunes danseurs. Nous tentons donc d’identifier ces conditions de dispositif et d’accompagnement à partir de l’observation fine et de l’analyse des pratiques de transmission. Les dispositifs mis en oeuvre comme les discours en situation tenus lors des ateliers de pratique avec des artistes révèlent cette dimension éducative au sein de ces temps de danse. La démarche de recherche et les analyses réalisées s’inscrivent dans une anthropologie poïétique, au croisement de l’esthétique et de l’anthropologie, usant des outils méthodologiques de l’ethnographie classique comme d’outils provenant d’une clinique de l’activité. Nous explicitons dans cet article, la démarche de recherche, ses référents théoriques comme les outils méthodologiques utilisés. Cette étude s’inscrit dans un chantier de recherche plus vaste qui interroge la fonction des discours en situation et leurs fonctions au sein des dispositifs mis en jeu par l’artiste lorsqu’il tente de permettre à l’apprenti danseur de générer des qualités de geste et des engagements dans l’espace singuliers.
Mots clés
Transmission, improvisation, dimension éducative, processus, danse, entretien d’auto-confrontation, ethnographie
En guise d’introduction
Dans le système éducatif français, à la lecture des textes[1] comme à l’observation des pratiques[2], on peut remarquer que l’usage de l’improvisation en danse est pensée comme une évidence. Qu’il s’agisse de l’éducation artistique en milieu scolaire ou de l’enseignement de la danse, elle est souvent mise en jeu comme si elle portait en elle-même toutes les vertus éducatives recherchées. On prétend qu’elle facilite l’expression personnelle et singulière du jeune, qu’elle développe ses capacités d’inventivité et d’exploration des qualités multiples et diverses du geste ou de la présence. Comme si l’improvisation répondait aux objectifs de développement et d’émancipation de l’enfant ou de l’adolescent par le fait même de sa pratique.
Nous souhaitons remettre en question cette affirmation. Sur le fond nous sommes convaincue de l’intérêt et surtout de la nécessité de la pratique de l’improvisation en milieu scolaire, mais nous pensons que cette prétendue évidence de son intérêt et de son impact n’est réelle que lorsqu’elle s’accompagne des conditions nécessaires et favorables à l’acquisition et à la construction d’une compétence de jeune danseur.
C’est cette hypothèse que nous souhaitons mettre en jeu dans le projet de recherche que nous allons développer à présent. La question principale de recherche peut s’exprimer ainsi : à quelles conditions l’improvisation en danse est-elle une activité porteuse d’un enjeu éducatif fort en milieu scolaire ? D’où notre désir d’aller voir de plus près, de très près ce que sont ces pratiques et ce qu’elles produisent. Aller fouiller, étudier ce moment de l’improvisation, afin de requestionner les pratiques, d’interroger les formations.
A ce jour et dans le cadre de cet article, nous ne partagerons que les fondements qui nous conduisent à une telle proposition de terrain et dispositif de recherche. Nous souhaitons particulièrement éclairer les choix méthodologiques réalisés. Ce sont effectivement les méthodologies mises en jeu dans la recherche sur ces questions qu’il nous importe de rendre visibles et saillantes, comme autant de liens qui se créent et s’inventent entre chercheurs, enseignants et artistes, comme une archive vivante qui se constitue avec de multiples facettes.
Il est à noter que cette étude s’inscrit dans un chantier de recherche plus vaste qui s’intéresse au travail artistique, au travail humain et aux processus à l’oeuvre dans la fabrication de la danse. Ces études interrogent notamment la spécificité, les usages et les fonctions des discours en situation au sein des dispositifs mis en jeu par l’artiste, lorsqu’il tente de permettre à l’apprenti danseur de générer des qualités de geste et des engagements dans l’espace singuliers (Vellet, 2003, 2010). Dès à présent nous souhaitons insister sur le fait que la tradition orale étant celle privilégiée au sein de l’atelier ou de la leçon en danse, cette oralité passe par les corps comme par les mots. Les dispositifs mis en oeuvre comme « les discours en situation » tenus lors des ateliers de pratique avec des artistes révèlent cette dimension éducative (ou son absence) au sein de ces temps de danse. Les discours en situation sont ceux tenus lors de l’activité, dans le contexte de transmission vécu.
Nous situant par là-même au carrefour de l’esthétique et de l’anthropologie, cela nous a conduite à nous réclamer d’une anthropologie poïétique, telle qu’a pu la définir René Passeron (1996)[3]. Paul Valery est l’inventeur du mot poïétique, choisissant celui-ci pour se démarquer de la poétique comme recueil de règles et de préceptes esthétiques concernant la poésie. Il propose ainsi la poïétique comme l’étude spécifique du faire. Elle a pour objet les liens opératoires par lesquels la matière artistique se fabrique. Elle s’intéresse à la personne agissante ainsi qu’aux rapports qui la lient à l’objet en train de prendre forme.
Ce qui se passe dans l’élaboration de la danse, en amont de la production de l’objet artistique, ce qui émerge dans le temps d’enseignement/apprentissage ou encore dans le temps de l’atelier artistique retient toute notre attention. Nous sommes attentive au sens de l’activité du danseur, artiste transmetteur, comme à celle de l’enseignant. Cette activité conduit l’interprète ou l’apprenti à créer la danse dans des qualités gestuelles spécifiques, qu’il s’agisse du geste à reproduire, ou à naître comme dans l’improvisation. Cette approche permet non seulement d’étudier les processus mis en jeu par le passeur de danse mais également d’identifier les caractéristiques de la danse proprement dite. Ici plus particulièrement nous tentons de repérer la présence ou non « d’outils » à construire ou s’approprier dans cette transmission, l’objectif recherché étant que l’apprenti danseur soit capable de produire par lui-même une danse inattendue, inventive et singulière.
L’improvisation en quelques mots
L’improvisation est un « territoire » spécifique de création du geste dansé. Un espace-temps qui a ses caractéristiques propres. A souligner toutefois qu’en ce qui concerne l’improvisation, on peut identifier deux grandes familles de processus différents.
L’improvisation pensée comme une étape du processus de création de la danse, qui permet exploration, recherche, mais nécessite ensuite de choisir, de jeter, de garder pour composer et écrire la danse. Apparaissent fréquemment dans ces situations des thèmes d’improvisation, des structures, des tâches, des choix préétablis. L’improvisation est ici temps de recherche avant l’activité compositionnelle qui va fixer, garder, jeter, tenter de retrouver ces instants qui sont apparus justes, limpides, évidents au regard de celui qui est en posture de chorégraphe.
Le deuxième processus est celui de l’improvisation comme forme spectaculaire, réponse première et unique de l’instant. Dans le mode alors développé le présent va nourrir ce qui advient, l’instant crée l’urgence de trouver une réponse immédiate. C’est aussi dans l’instant que va se révéler l’espace construit, donné à voir pour le spectateur. On se saisit de ce qui est lu de la situation, des mouvements des autres, des dynamiques en cours, des espaces exploités ou ouverts. La perception est en jeu. Mais cela s’apprend. C’est une écriture instantanée qui apparaît, telle que nommée à la suite des improvisateurs des années 60 aux Etats Unis[4].
Mais que l’engagement soit celui d’un processus ou de l’autre, dans l’improvisation demeure une nécessaire spontanéité dans la prise de décision. Il s’agit de faire sur le champ et sans préparation. Delacroix écrivait « improviser : ébaucher et finir dans le même temps »[5].
Si la prise de décision est essentielle, la préparation du corps l’est aussi. Ou plus exactement un corps éveillé, perceptif et réceptif, va permettre cette prise de décision, en dehors de toute systématique. Le corps est en mouvement, les sensations sont précises (appuis, transferts d’appuis, consciences et mobilisation des différentes parties du corps, musicalité du mouvement, respiration), la maîtrise du geste est nécessaire, dans ses temps et ses rythmes, ses espaces (Vellet, 2013)[6]. Le danseur va inventer et révéler un espace qui ne lui préexiste pas.
On peut affirmer que l’improvisation en danse est mise en jeu d’un dispositif qui ne présage en rien de ce qui va se passer. Quelque chose devrait jaillir physiquement, poétiquement, dans les temps, les espaces, les dynamiques, les regards… Le dispositif, les règles du jeu ou les tâches (définies par soi ou autrui) sont là tout à la fois pour limiter et pour permettre, de façon à rendre possible l’inattendu.
Nous ne pouvons parler de l’improvisation sans parler de l’écoute. Dans ce cadre elle est effectivement condition de la pertinence de la décision qui sera prise dans l’instant. Il est nécessaire d’être non seulement dans l’écoute de soi, mais aussi dans l’écoute de ce qu’il y a autour de soi, se saisir de ce qui est présent : les objets, les couleurs, les dessins du sol… les sons et les bruits, l’espace entravé ou libre… et l’autre, partenaire. Le danseur va rebondir, réagir, pour provoquer de l’inattendu, surprendre l’autre tout en restant à son écoute.
Geisha Fontaine affirme que « la richesse d’une improvisation dépend de la stricte délimitation de ses règles et d’un travail préalable extrêmement approfondi »[7]. Ce travail préalable extrêmement approfondi, en quoi consiste-t-il ? De quoi doit-il ou peut-il s’agir en milieu scolaire ?
Rappelons brièvement que l’improvisation est apparue dans la danse occidentale avec les précurseurs de la danse moderne à la charnière du XIXe et du XXe siècles, avec Mary Wigman notamment, marquée par une recherche de liberté et d’inventivité, d’un mouvement qui vienne de soi, au cœur du processus de composition de la danse. Et les grands précurseurs de la danse moderne en Allemagne comme aux Etats Unis étaient aussi pédagogues, comme l’ont été les figures marquantes françaises de cette danse moderne qui trouvaient difficilement place en France[8]. A noter donc que ces danseurs ont laissé des traces dans les choix pédagogiques, dont la place donnée aux pratiques en improvisation pour certains, dans la formation des danseurs des générations suivantes. Dans les années 1960, une dimension politique était clairement en jeu dans l’émergence de nouvelles pratiques d’improvisation aux États-Unis (Foster, 2001)[9]: sortir des normes et des schémas de danses plus académiques, des vocabulaires codifiés ou des écritures du geste connues. Cette pratique s’est aussi inscrite pour faire table rase, rejet des habitudes corporelles et de la technique apprise, intégration du geste quotidien, du geste banal ou anodin… de façon à faire émerger autre chose « le corps trouve une poétique propre dans sa texture, ses fluctuations, ses appuis. [ ] Ne plus manipuler un matériau préexistant mais donner naissance à ce matériau même » (Laurence Louppe, 1997)[10]. L’enjeu était aussi de tenter de proposer la danse en provoquant chez le spectateur une perception différente[11].
Observer les pratiques d’enseignement et constater
Un premier constat.
Comme dans toute activité artistique, parler de l’improvisation en milieu scolaire nécessiterait de la nommer au pluriel, car les pratiques diffèrent. L’improvisation a longtemps été considérée comme « une porte ouverte au divertissement, une grande notion de liberté » (Jowitt, 1995). Ce qui a conduit à ces pratiques de laisser faire, comme si l’activité allait de soi et d’elle-même, toute valeur était donnée à la spontanéité[12]. C’est pour une part ce que nous avons pu constater dans le cadre scolaire pendant quelques années. Des moments forts intéressants d’expression de l’enfant ou du jeune (plus difficilement de l’adolescent !) étaient produits mais ils conduisaient à des réponses systématiques et peu variables. Une forme de redondance et de stéréotypie de la danse de chaque élève devenaient repérables dans les réponses aux situations d’improvisation. La pratique semblait facile à aborder, la sollicitation de l’imaginaire était présente, les thèmes étaient proposés, mais les réponses évoluaient peu dans les pratiques de chaque jeune.
Autre constat.
Lorsqu’il y a contrainte, elle rend possible la recherche du différent, du nouveau, de l’inattendu, elle permet de s’éloigner du systématique et de l’habituel. L’impensé peut surgir. Le cadre rassure et il dérange. Il rend confiant et il déstabilise. C’est ainsi que des pratiques se sont affinées au cours des années, des propositions se sont affutées, des tâches plus précises ont été données. Les formations d’enseignants ou les enseignants passionnés et curieux (qui ont su rechercher quelques situations types) sont très souvent capables de « lancer » les situations d’improvisation, donner un cadre de départ ou une contrainte et laisser les élèves agir, répondre à cette demande formulée. Mais il ne suffit pas en improvisation de donner une situation de départ… c’est ce que nous avons pu constater.
Et le regard évaluateur, le regard qui va nourrir les propositions nouvelles pour transformer semble faire défaut pour trop d’enseignants sur le terrain. Une dynamique de mise en jeu de l’improvisation est bien présente, mais le regard évaluateur (des réponses des élèves) ne semble pas pouvoir être critique, ne semble pas conduire à de nouvelles propositions ou à des retours constructifs de la danse du jeune. Dans certains cas, si le regard de transmetteur permet d’identifier des manques, des insatisfactions, des redondances systématiques, l’enseignant ne sait à quels outils ou savoir-faire faire appel pour permettre la transformation, le déplacement et le progrès. Ce progrès recherché dans toute pratique scolaire, ce progrès nécessaire aussi à la pratique artistique.
Sans prétendre à chercher à tout évoquer, un troisième constat est nécessaire.
Dans un même temps, notre engagement dans la formation des enseignants, la coordination de l’équipe en charge du séminaire [13]interministériel de l’enseignement de spécialité danse au lycée, les bac art danse… nous ont permis de constater le glissement opéré dans les pensées et les savoirs des enseignants grâce à leur confrontation aux pratiques des artistes et bien entendu aux réflexions menées collectivement. Un apprentissage ne peut se faire en milieu scolaire sans ancrage aux pratiques sociales, culturelles artistiques qui sont celles du monde qui nous entoure. Les improvisateurs ont développé la mise en place de structures, de tâches, de partitions (qu’ils se nomment Simone Forti, Ann Halprin, Steve Paxton, Lisa Nelson, Mark Tompkins, et bien d’autres, et ce depuis une cinquantaine d’années…). Un chorégraphe tel Alwin Nikolaïs a formé au CNDC d’Angers de nombreux artistes qui ont su s’approprier les outils d’improvisation et de composition. On observe dans les projets scolaires en partenariat que la présence de l’artiste permet à l’élève d’accéder à des savoirs-faire, d’acquérir des outils. L’aventure avec l’artiste conduit ailleurs. L’artiste semble outillé différemment, il n’a pas seulement un regard expert[14].
Faire de tels constats nous a conduite à vouloir aller étudier de plus près les pratiques d’improvisation, celles portées par les enseignants, celles portées par les artistes intervenants en milieu scolaire, afin d’identifier plus finement et précisément où se trouvent les possibles comme les impossibles à inscrire une dimension éducative et artistique dans la pratique de l’improvisation.
Les observations et rencontres qui construisent notre terrain sont les suivantes : les artistes contactés sont intervenants dans le cadre de projets artistiques dans le premier degré et dans le cadre de l’enseignement d’option ou de spécialité au lycée, ils sont au nombre de quatre. Les enseignants sont professeurs des écoles en poste dans le premier degré pour deux d’entre eux et professeurs d’EPS en enseignement de spécialité arts danse au lycée pour deux autres.
Nous allons à présent revenir sur la perspective adoptée pour cette étude.
Perspective théorique (et choix méthodologiques)
Notre démarche de recherche et les analyses que nous réalisons s’inscrivent dans une anthropologie poïétique usant des outils méthodologiques de l’ethnographie classique (Copans, 1999)[15] comme d’outils provenant d’une clinique de l’activité (Clot, 2000)[16], ou de la recherche d’accès à l’expérience en première personne développée depuis plusieurs années par Pierre Vermersch[17].
Le cadre théorique est multiréférencé, nécessité ressentie de croiser les points de vue lorsqu’il s’agit d’étudier les pratiques de la danse. En premier lieu, il nous importe d’être au plus près d’une sorte d’écologie de la situation afin de recueillir les traces de l’activité du danseur ou chorégraphe et d’analyser des données issues du terrain, approche descriptive et ethnographique, elle valorise la compréhension des observations in situ, et tente de comprendre l’activité de ces artistes lorsqu’ils sont en activité professionnelle. Tout projet anthropologique est indissociable d’une méthode qui est celle de l’observation directe des comportements de l’autre à partir d’une relation humaine, d’une familiarité avec les groupes que l’on cherche à connaître et comprendre. Il ne s’agit alors pas seulement de se laisser imprégner par l’observation mais de construire un regard (Laplantine, 1987)[18].
Nous nous situons par ailleurs dans une perspective théorique où l’activité de transmission est située : elle se déroule dans un contexte particulier, forme d’écologie de la situation. Les actions des danseurs ne se révèlent et ne prennent sens que dans l’action située et contextualisée (Suchman, 1987)[19]. Comme dans toute situation sociale ou culturelle, les actes de parole sont des comportements indexicaux, c’est-à-dire qu’ils sont produits et adaptés au contexte spécifique de leur apparition (Javeau, 1998)[20], c’est pourquoi ils nous intéressent particulièrement, ils révèlent les choix du transmetteur. L’environnement est mouvant et dynamique. Nous tentons de saisir le détail des processus de transmission, au sein du rapport dialogique entre l’artiste ou l’enseignant et l’élève danseur. L’investigation scientifique que nous développons se centre sur une description fine de l’activité de transmission, visant ainsi à analyser les connaissances qui sont à l’œuvre et qui conduisent l’artiste à agir comme il le fait. Nous cherchons à saisir ce qui est au fondement d’une pensée actuelle de l’artiste ou de l’enseignant, à cet instant précis de son parcours et de son histoire : principes, conceptions, champs de références ou d’exploration. Nous savons par ailleurs que la situation dans laquelle s’inscrit l’activité ne se définit pas indépendamment de la signification qu’elle a pour l’acteur qui la vit. L’artiste ou l’enseignant mobilise des connaissances dans l’activité de transmission qu’il peut expliciter pour partie seulement, car pour une autre part celles-ci sont implicites et enchâssées dans des savoirs faire. Et cependant elles structurent de façon sous-jacente l’action de ces acteurs dans la situation professionnelle et artistique.
Ainsi les comportements que nous observons, l’activité réalisée telle que définie par Clot et Faïta (2001)[21], ne sont pas significatifs en eux-mêmes. Ce que nous voyons et entendons ne sont que des traces de l’activité réelle. « L’activité est une épreuve subjective où l’on se mesure à soi-même et aux autres tout en se mesurant au réel, pour avoir une chance de parvenir à réaliser ce qui est à faire. Les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités doivent être admises dans l’analyse » (Clot, 2001,p.18). Le passeur enseignant ou artiste produit des gestes, occupe des espaces, se déplace, crée des relations avec les élèves, lance l’activité, la relance, donne des consignes ou des tâches, met des dispositifs en place, fait des commentaires ou des remarques, etc. Ces actes, significatifs pour la personne qui les produit, sont pour nous seulement signes d’un sens caché, ou du moins non directement observable. Pour comprendre nous mettons alors en relation ce que nous voyons avec ce que cherche à faire l’artiste à ce moment-là très précisément. Nous tentons d’accéder au sens de son action dans la situation spécifique, d’ouvrir l’accès aux significations de ses actions en contexte.
Un certain nombre de données doivent donc nous être rendues accessibles et c’est pourquoi nous avons recours à d’autres outils méthodologiques que l’observation ethnographique.
Ces choix méthodologiques répondent au besoin d’accéder à ces informations pour nous chercheure, mais ils permettent de développer autrement la connaissance de leur métier par les enseignants ou artistes en situation de transmission, alors captifs d’une activité réflexive sur leurs propres façons de faire, d’être, de penser. Celui qui transmet aux élèves n’est pas seulement objet d’étude soumis à l’observation, mais il participe à la recherche dans le rapport dialogique avec le chercheur. Nous traitons donc sa propre analyse comme un élément qui vient nourrir une activité de théorisation de la danse en improvisation.
Choix méthodologiques
Nous sommes donc allée chercher des outils d’investigation qui visent à redonner la parole aux acteurs, et sont présents dans d’autres domaines des sciences humaines (analyse de l’activité en psychologie, en ergonomie, en ethnométhodologie). Les différents modes d’investigation et de recueil de données nous permettent ainsi de construire une approche où sont combinées plusieurs perspectives. D’une part il s’agit d’une construction de données à partir d’une extériorité de chercheur par rapport à l’objet d’étude : observations avec carnet de notes, enregistrements audio-visuels par caméra fixe et micro HF. D’autre part il s’agit de mettre en place des entretiens, pour recueillir des données à partir d’une démarche dialogique, où nous pouvons ainsi nous appuyer sur ce que disent les artistes et enseignants de leur propre activité. Sont ainsi générées des explications que les textes et les discours hors contexte n’évoquent pas. Nous avons précédemment précisé que nous travaillons sur des pratiques discursives et gestuelles situées qui apparaissent en cours d’action et s’actualisent dans les interactions.
Chronologiquement nous faisons l’entretien d’autoconfrontation simple, puis l’entretien d’explicitation et ensuite l’autoconfrontation croisée.
En quoi consistent ces différents entretiens ?
Les entretiens d’autoconfrontation se basent sur la rétroaction vidéo, procédé qui mobilise l’outil vidéo afin de provoquer des verbalisations sur l’activité vécue. Cette définition générique recouvre des pratiques relativement hétérogènes selon les objectifs recherchés et les modalités mises en place. La vidéo apparaît non seulement comme un moyen de faire revivre l’évènement vécu mais comme un support de ré-flexion c’est-à-dire de retour vers une situation vécue passée (Tochon, 1996)[22]. L’entretien d’autoconfrontation simple permet ainsi au transmetteur de commenter à notre intention l’image vidéo de sa propre activité. La confrontation à cette activité génère des explications que les textes et les discours hors contexte n’évoquent pas.
L’entretien d’explicitation. Les techniques d’explicitation ont été formalisées par Pierre Vermersch, chercheur au CNRS. Il s’agit pour le chercheur de guider l’autre vers une description très fine de ce qu’il a mis en œuvre au cours de la situation. Ce qui peut lui permettre d’expliciter son expérience et de rendre accessible son vécu. Dans notre étude il s’agit donc toujours de la situation de transmission où l’artiste ou l’enseignant proposent le travail en improvisation aux élèves. La situation d’évocation est recherchée, faire que s’exprime une parole incarnée d’expérience (Cazemajou, 2013)[23]. Peut ainsi être atteint un feuilleté de couches de vécu (sensoriel, émotionnel, déroulement procédural de l’action…). Cet entretien nécessite un savoir-faire spécifique. Ce qui nous intéresse, dans ce contexte de recherche, est cette possibilité d’être informée sur ce que fait le transmetteur, en le conduisant à s’interroger sur ses propres manières de faire, sur ce qu’il fait concrètement et sur le comment il le fait. C’est déjà pour partie ce que nous permet l’entretien d’autoconfrontation. Mais si l’entretien d’autoconfrontation s’appuie sur une trace du comportement puisque l’enregistrement audio et vidéo de l’activité permettent au transmetteur de se voir, l’entretien d’explicitation permet d’aller chercher ce qui est de l’ordre du pré-réfléchi, de l’implicite. Par ces différents outils méthodologiques nous cherchons à recueillir des données, complémentaires et affinées, provenant d’une attitude réflexive du transmetteur d’une part et d’un accès au récit de l’intimité du vécu.
L’autoconfrontation croisée (Clot, 2001)[24]. Il s’agit d’un dispositif méthodologique de recherche mis en place par l’équipe de Yves Clot au CNAM. Il consiste donc après avoir filmé des professionnels dans leur activité, d’avoir réalisé l’entretien d’auto-confrontation simple, de les mettre en situation de discussion avec leurs pairs sur ce qui est vu à partir du film. Comme pour l’entretien d’autoconfrontation simple cette méthodologie repose sur le principe de l’analyse des traces de l’activité réalisée par celui qui l’a réalisée, mais la présence d’un pair permet de rajouter une dimension d’analyse, de débat, de controverse entre professionnels, une forme de co-analyse est produite qui conduit l’autre à dire différemment, à dire davantage, à dire autre chose souvent.
Des résultats à venir
Ce détour par le cadre théorique et la méthodologie nous permet d’expliciter l’approche que nous mettons en place pour tenter de construire, co-construire avec les acteurs (artistes et enseignants), de nouvelles connaissances quant à la pratique de l’improvisation en milieu scolaire. L’étude est en cours et nous ne pouvons aujourd’hui livrer les résultats. L’hypothèse avancée, à savoir que l’intérêt et l’impact de la pratique de l’improvisation ne répondent à des objectifs de développement de la créativité et des savoir-faire en danse que lorsqu’elle s’accompagne des conditions nécessaires et favorables à l’acquisition d’outils et à la construction d’une compétence de jeune danseur est en bonne voie d’être confirmée. Et surtout nous sommes en chemin pour répondre à la question posée : à quelles conditions l’improvisation en danse est-elle une activité porteuse d’un enjeu éducatif fort en milieu scolaire ?
Notes
[1] Textes cadres des instructions officielles de l’école maternelle, du primaire, des collèges ou des lycées, mais également textes de compte-rendus de pratique…
[2] En tant que formatrice-expert « danse à l’école » depuis les années 90, en tant que responsable du séminaire interministériel de formation sur l’enseignement de spécialité danse au lycée de 2005 à 2011, nous avons eu une immersion importante dans le milieu scolaire et de nombreuses occasions d’observation des pratiques (d’enseignement ou de formation) des enseignants comme des artistes.
[3] René Passeron, La naissance d’Icare, éléments de poïétique générale, ae2cg Ed. et P.U de Valenciennes, 1996.
[4] Sally Banes, Terpsichore en baskets. Post-moderne dance, Paris, Chiron, Trad. Française, 2002.
[5] Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, éd.or.1893, p.701, 1981.
[6] Joëlle Vellet, La fulgurance de l’instant, conversations entre danse et musique, in Ontologies de la création en musique : l’instant. Sous la dir. de Christine Esclapez, l’Harmattan, pp.121-136, 2013.
[7] Geisha Fontaine, Les danses du temps, Centre National de la Danse, 2004, p.165.
[8] Tels Jacqueline Robinson, Karin Waehner ou Françoise et Dominique Dupuy…
[9] Susan Leigh Foster, Improviser l’autre : spontanéité et structure dans la danse expérimentale contemporaine, Revue Protée, danse et altérité, vol.29 n°2, pp.25-37, 2001.
[10] Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997.
[11] Patricia Kuypers, in De l’une à l’autre – Composer, apprendre et partager en mouvements, ouvrage collectif, Ed. Contredanse, 2010.
[12] Retrouver à ce propos les textes des années 1970-1980 dans le domaine de l’expression corporelle ou de l’éducation physique et sportive.
[13] Aux éditions Contredanse, Bruxelles, Belgique, dans les ouvrages traduits comme dans les articles de la revue Nouvelles de Danse une place importante est donné aux propos de ces artistes improvisateurs.
[14] Au delà des observations personnelles réalisées, voir à ce sujet les comptes-rendus d’expériences ainsi que les actes des formations nationales réalisés par Danse au Coeur, Centre des Ressources et des Cultures Chorégraphiques, Pôle National de Ressources en danse, Chartres (2000-2010 notamment)
[15] Jean Copans, L’enquête ethnologique de terrain, Paris, Nathan, Collection 128, 1999.
[16] Yves Clot, « Clinique de l’activité et pouvoir d’agir », Éducation Permanente n°146, 2001, p. 17-34.
Yves Clot et Daniel Faïta, Genre et style en analyse du travail. Concepts et méthodes, Travailler n°4, 2000, p.7-42.
[17] Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, Paris, ESF, 1994 et 2011.
[18] François Laplantine, Clefs pour l’anthropologie, Clefs Seghers, Paris, 1987.
[19] Lucy Suchman, Plans and situated actions: the problem of human/machine communication, Cambridge,
Cambridge University Press. 1987.
[20] Claude Javeau, Prendre le futile au sérieux, Editions du Cerf, Paris, 1998.
[21] Yves Clot différencie l’activité réalisée du réel de l’activité. Ce que fait le transmetteur est ce que l’on peut considérer comme l’activité réalisée, mais ce n’est que « l’actualisation d’une des activités réalisables dans la situation où elle voit le jour » (Clot, 2001, p17). Mais le réel de l’activité c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir, ce que l’on aurait voulu ou pu faire, ce que l’on pense pouvoir faire ailleurs. C’est encore ce que l’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qui est à refaire, ce qui est fait sans vouloir le faire, etc. Une conceptualisation nouvelle de l’activité est en jeu « le réalisé n’a plus le monopole du réel » (Clot, 2001, p.18).
[22] François V. Tochon, Rappel stimulé, objectivation clinique, réflexion partagée : fondements méthodologiques et applications pratiques de la rétroaction vidéo en recherche et en formation. Revue des sciences de l’éducation, 22(3), 1996, pp.467-502.
[23] Anne Cazemajou, Pauline ou la poupée qu’on bascule, Revue Expliciter/Greix 97, janvier 2013.
[24] Yves Clot, « Clinique de l’activité et pouvoir d’agir », Éducation Permanente n°146, 2001, p. 17-34.