Sarah Roshem
Citer cet article
Roshem, S. (2014). Takes care of you : Une performance participative. p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 1.
Résumé
Plus qu’une artiste, Sarah Roshem est artiste chercheuse. Elle conçoit sa pratique artistique comme le moyen de questionner notre perception et notre ressenti pour être transformé par l’expérience artistique. Elle développe pour cela son travail sous la forme d’une fiction artistique d’un laboratoire médical – SR Labo – dont la vocation est d’aider les gens à aller mieux. En posant des hypothèses et en les expérimentant auprès de spectateurs ou participants, elle souhaite démontrer que l’art peut être un moyen de nous améliorer. Dans cet article, elle présente « takes care of you SR», une performance participative réalisée en 2014 à la vitrine am où elle propose de réfléchir à l’hypothèse suivante : porter physiquement un message bienveillant permet-il d’entrer en empathie avec les gens et d’incarner ce message ? La méthode et les résultats de cette recherche sont exposés dans cet article dont la visée scientifique participe à la démarche artistique.
Mots-clés
Expérience sensible, expérience artistique, performance participative, care, prendre soin, relation, responsabilité, artiste entrepreneur, service, hospitalité, soins palliatifs, mondanité, interaction, travail, rôle, engagement, réelle présence, représentation.
Etre artiste chercheuse n’est pas qu’une façon d’articuler sa pratique artistique à des concepts théoriques. Plus qu’une posture didactique, c’est un titre que je revendique. Il parle de ma pratique et de mon engagement : l’esprit de curiosité et d’expérimentation stimulent et alimentent ma création. De la conception à sa réalisation, chaque projet est le prototype, réalisé ou simulé, permettant une expérience sensible [1] pour servir des enjeux perceptifs et cognitifs. Si je ne me sens pas tenue à une validation de résultat, il m’importe que ces œuvres aient une action effective ; qu’elles affectent, fassent bouger, changent notre perception… [2]
Depuis 2000, je travaille en tant qu’artiste sous le pseudonyme de SR Labo, une fiction artistique d’un laboratoire médical dont le but est de prendre soin des gens pour qu’ils aillent mieux : SR Labo takes care of you en est le slogan. Chaque intervention artistique me permet de questionner une nouvelle problématique et d’expérimenter sur les spectateurs ou participants ses effets. La performance participative, le dispositif immersif, les nouveaux médias sont pour moi des outils du champ de l’art que j’emploie à cette fin. L’espace d’exposition est l’espace de l’expérience où notre attention, notre ressenti, notre imagination sont mis au travail.
Je souhaite rendre compte de ma pratique d’artiste chercheuse en prenant comme cas pratique « Takes car of you SR », une performance participative qui s’est tenue durant le vernissage de l’exposition Business model / entreprises d’artistes organisée à la vitrine am par la commissaire d’exposition Isabelle de Maison Rouge le 28 janvier 2014 de 18 heure à 21 heures. Il s’agissait pour moi de présenter dans cette exposition SR Labo, au-delà de son label (marque, slogan, produit), au travers d’un service activé par cette performance permettant de détourner les conduites et les codes propres aux relations mondaines vers une relation humaine et sensible [3].
Cet article est le point final de l’œuvre « Takes car of you SR ». Il me permet de mener jusqu’à terme ma proposition d’artiste chercheuse en rendant compte de la démarche scientifique de ma posture artistique. Il permet également de mesurer la qualité d’une telle proposition et d’en être l’instrument de sa critique et de son amélioration. Nous exposerons pour cela le contexte de « Takes car of you SR », sa problématique, ses conditions d’exécution, l’analyse des résultats basée sur la séance d’échange post-performance, organisée le 7 février 2014 avec sept des dix performeurs et deux observatrices – ainsi que les conclusions et perspectives que cette expérience nous permet d’imaginer.
Introduction
Artiste chercheuse, je suis membre à Paris 1 Panthéon-Sorbonne de la ligne de recherche Art & Flux dirigée par Yann Toma [4] et Caroline Ibos [5] dont l’objectif est de mettre en relation les liens de l’art à la société et à l’économie et de faire connaitre la notion d’entreprises critiques artistes en répertoriant et analysant les démarches d’artistes dont l’œuvre se développe en se modelant au schéma de l’entreprise, au point de faire de ce modèle une œuvre d’art, un concept, une attitude.
Isabelle de Maison Rouge, membre d’Art & Flux, historienne et critique d’art, est la commissaire de l’exposition Business model. Souhaitant rendre compte de l’émergence de telles pratiques artistiques, elle a regroupé des artistes qui utilisent ce modèle de l’entreprise dans leur pratique artistique, soit comme une fiction critique, soit comme un modèle économique de l’artiste. Isabelle de Maison Rouge a conçu et réalisé cette exposition à la vitrine am [6], lieu d’exposition dédié à l’art contemporain et aux marques où sont rassemblées et présentées les entreprises artistes suivantes : Cloaca/Wim Delvoy, Micro-climat/Damien Beguet, Grore Images/Philippe Mairesse, IBK/Benjamin Sabatier, Jesus had a sister Production/Dana Wyse, Ouest-Lumière/ Yann Toma, Société Anonyme,inc/Marcel Duchamp, SoussantLtd/ SylvainSoussan, SR Labo/Sarah Roshem, That’s painting production/Bernard Brunon, Toiletpaper/Maurizio Cattelan.
J’appartiens à ces artistes dit artistes entrepreneurs ou entreprise artiste, dans la mesure où SR Labo emploie, pour définir son identité, des références à la réalité : son identité visuelle (label, logo, slogan), son secteur d’intervention comme « organisme de santé publique » et sa plateforme d’activité présentée sur le net (occultant la dimension artistique). SR Labo est une construction fictionnelle d’un monde référentiel médical et d’un monde alternatif possible grâce à l’art. Cette interrelation entre art et monde médical permet l’invention de formes d’expériences nouvelles grâce à des logiques croisées qui, dans l’action volontaire et le partage d’un univers sensible, peuvent être transformatrices de la réalité.
La proposition de SR Labo pour cette exposition était de ne pas s’en tenir à une présentation du laboratoire (son image de marque, ses produits labellisés, ses brochures) mais de mettre en situation son action en tant que « prestataire de service » qui peut aider grâce à ses interventions personnalisées – à un niveau individuel ou collectif – à se sentir mieux.
Nous avons donc proposé au commissaire d’exposition Isabelle de Maison Rouge de mettre en place durant le vernissage une performance participative dans laquelle des volontaires performeurs recrutés par nos soins, portant un t-shirt au slogan Takes care of you (le logo en copyright) interviendraient durant le vernissage en suivant un protocole donné pour être les porteurs de ce message.
L’hypothèse principale — porter un slogan sur soi peut nous conduire à être le véhicule de ce message [7] auprès des autres et permet également de faire l’expérience en soi de cette attention bienveillante envers autrui — fait partie d’un questionnement plus général sur l’éthique et les pratiques du care. Cette notion anglo-saxonne articule les questions morales du souci de l’autre et le soin en tant qu’activité humaine réparatrice.
Dans le cadre de la ligne de recherche Art & Flux, nous avons avec Caroline Ibos développer un axe de recherche sur cette relation qu’entretiennent certaines pratiques artistiques avec cette notion de care. « Dans cette perspective, l’art sera d’abord vu et compris dans sa dimension pragmatique et performative, non seulement en tant qu’il agit sur le monde et peut le transformer, en tant qu’il permet des expériences collectives et publiques mais aussi à partir de ses capacités heuristiques et épistémiques, en tant qu’il permet de voir ce qui n’était pas vu, de déplacer les frontières de la connaissance. » [8]
Cette dimension présente dans mes œuvres l’est également dans celle-ci : le volontaire–performeur, en devenant care-giver, suit le protocole lui assignant une conduite simple d’attention et de bienveillance dans ses relations.
Méthode
Pour tester cette hypothèse, nous avons envisagé un premier type d’action : celle de la performance prévue pour la vitrine am le soir du vernissage dans laquelle le groupe de volontaires performeurs porte un t-shirt bleu à slogan en suivant collectivement le protocole.
Une autre problématique s’est alors révélée : comment une conduite décalée des règles de conduite propres à un vernissage est-elle adaptable ? Comment la présence discrète et sensible des volontaires performeurs peut-elle agir lorsque la plupart des personnes sont en représentation ?
Nous avons également réalisé des t-shirts blancs du même type qui seront donnés à des personnes qui, en échange, devront suivre ce même protocole dans leur vie quotidienne. L’expérience individuelle, sans contexte précis, interroge la façon dont un individu, sans cadre, peut se conditionner à suivre une règle de conduite. La problématique est alors de savoir si cela transforme son rapport aux autres et s’il se sent changé par cette expérience. Cette deuxième action ne sera pas traitée ici car nous n’avons, pour le moment, pas conçu de retour d’expérience.
Les conseils donnés par le protocole sont élaborés en partie sur une expérience personnelle menée à la maison médicale Jeanne-Garnier en 2005 durant une formation de bénévolat [9] en soins palliatifs [10] : importance de l’ici et maintenant, être présent à l’autre dans un oubli de soi, l’attention bienveillante, ne pas répondre aux questions mais laisser la personne trouver ses réponses, partager avec le groupe son ressenti… Ceci fait partie de l’apprentissage et de la sensibilisation du bénévole en formation. Cette expérience a depuis influencé ma façon de voir et de vivre la relation aux autres.
Je souhaitais aussi donner une place à la notion d’hospitalité [11] : permettre à autrui de se sentir reçu et développer chez le volontaire une disposition à être accueillant plutôt qu’à faire quelque chose en rendant service (servir un verre par exemple).
Je voulais insister aussi sur l’importance, pour être présent à l’autre, de savoir prendre des temps pour soi : l’observation, le retrait, la disposition au bien-être personnel sont des moments nécessaires lorsqu’on se dispose à aller vers les autres.
Le protocole était ainsi constitué.
Il s’agit :
• de vous sentir porteurs et représentants actifs du message que vous arborez : takes care of you
• de rester soi-même (vous avez été choisis pour cette performance)
• de vous sentir disponibles aux autres et libres de prendre des temps pour vous ; des temps d’observation.
• d’être bien présents à la situation, à la rencontre, à soi, dans l’ici et maintenant, en laissant de côté vos préoccupations personnelles.
• de sentir en vous quelle est la bonne distance à prendre avec autrui lors d’un échange.
• si l’on vous interroge sur vous, sur le message que vous portez, il ne s’agit pas de répondre à la question que l’on vous pose mais d’interroger la personne sur ce que cela signifie pour elle. Ex : d’après vous ? Qu’imaginez vous ? Qu’en pensez vous ? …
• prendre soin ne signifie pas être au service des personnes : leur apporter un verre, leur tenir leur manteau…
• d’avoir le sens de l’hospitalité. Cet espace dans lequel vous êtes depuis 18 h est un peu le vôtre maintenant, il s’agit pour vous d’être en mesure d’accueillir l’arrivant, le nouveau, celui qui est un peu perdu, le solitaire…
• de vous interroger sur ce que cela change pour vous d’être dans cette situation de performance : Etes-vous différents ? Que ressentez-vous ? Est-ce ce que vous imaginiez ?
Vidéo
Dans l’exposition, nous présentions à l’entrée de la vitrine am une vidéo et un mannequin portant le t-shirt bleu des volontaires performeurs. Cette vidéo d’une minute a été réalisée pour être diffusée durant l’exposition et sert de référence à l’expérience. Conçue avec les codes d’une publicité événementielle, on y voit tour à tour quatre personnes (portant le t-shirt « takes care of you SR ») dans des environnements de bien-être, se tourner vers le spectateur avec un regard bienveillant. Pour chaque plan un slogan différent :
• si en prenant soin des autres, on apprenait ce que nous sommes vraiment
• en donnant de sa présence, on reçoit en retour
• en se rendant disponible, ouvert à la rencontre
• la bienveillance est un atout dont nous sommes tous capables
La vidéo labellisée SR Labo – son rythme lent, sans son, sa monochromie azur, les sourires des acteurs – diffuse en boucle le message et communique l’esprit du projet et de la performance.
[vimeo id=”110864481″]
Volontaires performeurs
Nous avons contacté pour cette performance des personnes de notre entourage relationnel, hommes et femmes qui ont un lien avec l’art. Nous avons pensé le recrutement en fonction des critères suivants : la performance peut être véhiculée par des personnes qui ont un profil d‘ouverture bienveillante, ou bien, la performance peut servir d’expérience à des personnes pour un travail sur soi. La performance peut être conduite par des personnes qui sont intéressées par le sujet performatif. Enfin, la performance devrait être proposée à des personnes de la ligne de recherche Art & Flux et plus précisément de l’axe de recherche art & care de manière à intégrer des sujets concernés et permettre une réflexion nourrie de cette expérience artistique.
Ceux qui ont décliné l’invitation l’ont fait pour des raisons de disponibilité, et plus généralement par gêne : « Je ne suis pas à l’aise », « Je ne me sens pas trop de le faire », « Ça me stresse un peu en fait, j’ai peur de faire l’inverse, les barrières personnelles, on les passe, ou pas… suis un grand timide dans l’esthétique relationnelle, je suis plus près de l’irrationnel ». J’ai dû rassurer et préciser pour certains que cette performance n’était en aucune mesure performative, ne nécessitait pas de tenir un rôle, au contraire, qu’il s’agissait de rester soi-même et de suivre sa volonté propre tout en étant sensible et réceptif aux autres et à ce que l’on ressentait. Ces précisions nécessaires ont permis à certains de se décider favorablement.
Dix volontaires ont répondu positivement : la commissaire d’exposition (I), deux membres d’art & care (artistes chercheurs) (A et D), une étudiante en M2 arts thérapies et chanteuse (E), un étudiant en M2 de l’UFR 04-Paris1 et ancien étudiant du cours de performance (C), un intermittent du spectacle (S), une coordinatrice de production (MA), deux femmes artistes plasticiennes, un producteur.
Le protocole est envoyé aux volontaires deux jours avant la performance. Une réunion d’équipe est prévue à 17 h 30 avant le vernissage.
Performance
Les volontaires sont ponctuels au rendez-vous. Le t-shirt enfilé, ils rejoignent le groupe pour se présenter (on utilisera le tutoiement pour tous) et écouter le rappel du protocole et le discuter. Les volontaires performeurs semblent être au clair avec le protocole et les 3 heures de présence au vernissage. Des questions émergent sur ce qu’ils ont à répondre si on les interroge : je rappelle l’importance de donner la parole à celui qui questionne pour qu’il trouve sa propre réponse…
La notion de groupe volontaires–performeurs est forte, il s’agit pour chacun de se considérer comme membre d’une équipe dont la vocation est commune et la façon de faire de chacun singulière en fonction de sa personnalité.
Nous remontons dans le lieu de l’exposition. Il est 18 heures et il commence à se remplir. Il s’agit pour les volontaires d’intégrer l’espace déjà investi par l’équipe du lieu et les premiers visiteurs. La performance commence.
La place que j’occupe durant cette performance n’est pas simple : être à la fois artiste présente dans l’exposition et observatrice de la performance n’a pas été une chose évidente [12]. La séance d’échanges organisée dix jours plus tard à la vitrine am est le moyen de rendre compte de cette expérience en me reportant sur ce que les volontaires performeurs racontent et analysent de leur expérience.
Sept performeurs participent à cet échange ainsi que deux observatrices invitées : Véronique Godé, journaliste indépendante, présente au vernissage et Caroline Ibos. Je propose que chacun puisse faire part de son expérience et raconte ce qu’il a vécu, les temps forts et ce qui lui semble poser les limites de la performance. Chacun prendra la parole, tout le monde pouvant intervenir durant l’échange. La parole sera confiée ensuite aux observatrices. Cette conversation enregistrée puis retranscrite m’a servi de support pour mes deux problématiques :
• Porter un message sur soi et devenir le véhicule de ce message. Qu’en est-il dans la performance ?
• Dans un environnement mondain introduire une réelle présence aux autres. Comment cela se joue-t-il ?
Résultats
1. Performeur : porteur du message
• Le temps long (3h) de la performance a été vécu comme un moyen de vivre une expérience ascendante (C), une façon d’incorporer au fur et à mesure de la performance ce rôle en s’oubliant (C) ; en oubliant son corps, ses besoins vitaux (E) jusqu’à sa fatigue comme dans « une sorte de transe » (la fatigue est fortement ressentie après la performance (E) et le lendemain (MA). Pour une autre, le démarrage a été un temps fort, grâce à la préparation et la mise en condition, les premiers contacts avec l’équipe stimulent et donnent envie d’échanger avec les autres personnes du vernissage. Dans la durée, la perte d’énergie peut rendre plus difficile de tenir une posture de bienveillance et d’aller voir les gens (MA).
Il s’agit pour le volontaire de se centrer non plus sur soi mais sur l’autre et sa mission. Cette implication de soi est vécue comme apaisante et permet d’oublier les enjeux que l’on mène pour sa propre identité (C). [13]
• L’échange est vécu comme possible avec les gens du vernissage. « On sentait que potentiellement on pouvait rencontrer tous les gens qui rentraient dans l’espace » (MA) Un échange qualifié de naturel et de réel par certains, assez vite convivial (A) ; un échange « antinaturel » (C), basé sur le jeu et le mystère (MA) pour d’autres ; voire surréaliste (VG), « cela donnait des choses intéressantes pas forcement logique » (D). Cela semble dû à la « dynamique fictionnelle » (D) de la performance et au « processus relationnel» engagé par le volontaire qui rend les gens sensibles à l’acte artistique dans la relation parlée (A).
• Les interactions avaient lieu plus facilement avec des gens qui savaient ou avaient remarqué (MA). Elles semblent pouvoir convenir, comme le propose Véronique Godé, aux personnes venues seules : « j’ai trouvé que c’était très agréable de savoir que vous étiez là si on avait un petit moment de vide ». Il semble majoritairement pour les femmes plus facile d’être en performance dans l’espace d’exposition plutôt qu’au bar, vécu comme un lieu de pause (espace en haut) où l’on se sent moins investi (I). A l’inverse les hommes semblent là haut dans un terrain plus favorable à la performance : plus de proximité des corps (D), de facilité à prendre au vol une conversation (C) [14]. Les interactions seraient plus faciles pour les femmes lorsqu’il y a plus d’espace et plus évidente pour les hommes dans une proximité de contact.
• Certains oublient qu’ils portent le t-shirt au bénéfice de l’attitude dans laquelle on se sent actif (E). Ce t-shirt permet à d’autres de s’inscrire dans leu rôle (renforcement) (I). Il peut être vécu comme un signe extérieur d’humilité, débarrassé des codes vestimentaires du vernissage (VG et A). Il peut être aussi un moyen de montrer patte blanche, rassurer (D) pour être légitimé (séducteur ? non performeur pour prendre soin des gens !). Pour Véronique Godé, les t-shirts ont un rôle très important : ils servent à l’identification des performeurs et permettent de se débarrasser des codes sociaux. Elle fait un parallèle avec Burning Man où les participants sont nus – départis des signes extérieurs de leur statut social – ce qui permet d’être dans un rapport plus authentique d’être à être [15].
• Cette « mission » (MA), ce « rôle » (I) ont pu être perçus comme un travail, car ce n’est pas si naturel d’être bienveillant et souriant (C). La notion de travail est évoquée pour parler du temps de la performance : se sentir en équipe pendant 3h permet de créer un sentiment de groupe au travail (C). Le terme de staff pour parler du groupe est employé (S). La notion d’équipe est reprise par tous : elle permet des échanges réconfortants ; dans le « hors jeu » de la pause (S), la connivence visuelle (I) — voir l’autre « comme un point d’accroche dans l’espace » ?— « donnait une aisance » (A). Savoir que l’on peut compter sur les autres en cas de détresse (C) est vécu comme un renforcement (C et S),
« Je suis en train de travailler » (D) est la réponse donnée par le volontaire pour n’être pas dérangé lors d’une relation avec une inconnue…
La grande ponctualité de tous les volontaires à notre rendez-vous de 17H30 peut s’interpréter comme le respect d’un horaire de travail. Ils sont également partis pour les premiers à 21h, heure de la fin programmée du vernissage.
2. Mondanité et naturelle présence
• Les volontaires performeurs ont tous un lien à l’art ; la façon dont un vernissage se déroule leur est familière. Si l’on se rend à un vernissage pour découvrir les œuvres présentées, se faire un jugement sur ce qui est exposé, on est aussi présent pour saluer des connaissances, se montrer ou encore rencontrer de nouveaux contacts. Comme le rappelle Caroline Ibos, « les personnes du vernissage étaient là dans un vernissage où elles jouaient à être dans un vernissage et elles étaient parfaitement dans leur rôle ».
• Dans leur posture inhabituelle, les volontaires expérimentent ce qu’offre « cette prestation en plus » ( C) : « En dépassant les question habituelles de qui on est, ce que l’on fait, la conversation démarre plus vite à un autre niveau de sens : c’était étonnant que les gens discutent autant, raconte des choses personnelles. A Paris dans le milieu artistique, c’est d’habitude plus long d’échanger » (A). En se montrant tel que l’on est, on donne la possibilité à l’autre de sortir du cadre du vernissage (D).
• C’est justement en pensant à l’autre que le volontaire à la sensation de permettre à la personne rencontrée d’approfondir sa relation à soi-même (C). C’est comme si l’on proposait de remettre du sens dans la relation et que l’on transmet cela grâce à la performance (S).
On peut alors comme le souligne Véronique Godé s’interroger grâce à cette performance sur ce qui fait que l’on rentre et comment l’on rentre en conversation, ce qui fait que l’on va aller vers quelqu’un sans raison. Pour elle : « Comme je vous ai trouvé sympathique (en direction de MA), je ne voulais pas rompre ce lien mais en même temps, comme on ne se connaissait pas et que l’on ne pouvait pas parler de l’œuvre, ça met dans un artifice qui crée une vraie relation empathique qui est très intéressante puisque l’on se pose nous-mêmes la question de ce qui fait que l’on va aller vers quelqu’un sans raison, sans finalement le protocole des questions habituelles : qu’est ce que tu fais là, qui t’a invité, tu connais qui… C’est dans ce déplacement que ça se joue. »
• Les volontaires performeurs vivent cette expérience artistique comme un processus artistique relationnel. L’œuvre passe par eux : « que l’œuvre soit étendue, ne soit pas stable, que l’on soit des choses mouvantes disparates au quatre coins de la pièce et que l’on puisse être partout, c’est ça qui a brusqué les choses » (C) [16]. « La performance est cet espace invisible entre l’actif et le passif » (D), elle permet ce « travail invisible » (VG) d’une « action discrète » (MA) qui peut donner l’impression que rien ne se passe et qui pourtant agit de façon sourde. La commissaire de l’exposition et volontaire performeuse Isabelle de Maison Rouge nous explique que les organisateurs ont eu l’impression « que les performeurs ne jouaient pas leur rôle ». Dans le public, il y a eu des gens aussi qui s’attendaient à une « vraie performance », une mise en spectacle. Il y a comme une déception. Isabelle de Maison Rouge pense qu’avec l’aide des médiatrices de l’exposition qui permettent une meilleure compréhension de l’exposition et des œuvres, « ces personnes se sont dit que oui, cette performance était plus subtile qu’ils le pensaient et plus intéressante » [17]. Il y a donc des degrés de réception qui ont eu lieu durant la soirée, nous dit-elle. Véronique Godé insiste dans ce sens : intéressée par l’idée que cette performance brouille les pistes de la relation, il lui semble évident que la teneur de celle-ci s’évalue après coup [18], lorsqu’elle nous revient en mémoire le lendemain et aussi à l’écoute des volontaires.
3. Limites
• Cette action était présentée comme « une performance discrète et sensible » sur la plaquette. Si certains ne l’ont trouvée pas assez persuasive, trop légère, effacée, diffuse…, d’autres témoignages des volontaires montrent qu’elle a suscité beaucoup de réactions négatives : de la méfiance vis à vis des volontaires accueillants et souriants (C), de la suspicion (écoute aux portes (S) volonté de séduire (MA et D)), de l’hostilité face à quelqu’un dont on se passerait bien et qui souhaite certainement nous aider (comme un vendeur dans une boutique) (I), de l’agressivité dans les regards des personnes qui se sentent épiées…
• Il semblerait en effet que cette performance donne au volontaire performeur – reconnaissable au port d’un T-shirt bleu ciel – un certain pouvoir ; la légitimité de regarder l’autre. Cet aspect déviant de la proposition originale est un détournement sur lequel il faut réfléchir : comment faire face à cela ? Comment être regardeur sans être voyeur ? Comment être perçu comme bienveillant et non épiant l’autre ?
Cette gêne du visiteur d’être observé se transforme en rejet qui met le volontaire face à la difficulté, mis à distance, d’être face à des murs, de se sentir seul et déambuler (S)… Le réconfort est heureusement permis par la réassurance du groupe.
4. les notions abordées
Caroline Ibos et Véronique Godé ont noté certaines notions travaillées par cette performance : le travail, le rôle et la responsabilité.
• La notion de travail est perçue au regard de ce qu’en disent les volontaires : l’épuisement physique après la performance, l’importance du collectif, le temps effectif passé, l’activité respective de chacun, le suivi du protocole, le fait d’être au service de la performance de l’artiste, pris dans sa mission… Pour Véronique Godé, cette performance pose la question de ce qui est un travail, qu’est ce qui fait que l’on se trouve dans un rôle au travail et comment on peut transgresser les règles de ce travail.
• Caroline Ibos aborde la question du rôle de façon plus analytique et critique en se référant à Erving Goffman (1922-1982) et en rappelant que dans chaque situation, on joue un rôle, on a un répertoire de fonction et on sait quel rôle puiser dans notre répertoire. On est donc tous des très bons acteurs. Caroline Ibos a le sentiment que les volontaires performeurs étaient dans une situation où ils n’avaient plus de répertoire, où il fallait inventer un rôle. Si les personnes du vernissage jouaient leur rôle d’être dans un vernissage les volontaires quant à eux n’avaient pas de rôle précis et devaient se comporter comme des acteurs qui devraient inventer leur propre répertoire. Si l’on ne sait pas quel est son rôle, cela peut être vécu comme un handicap, où devant chaque situation il va falloir faire face. C’est là qu’est peut être selon Caroline Ibos, l’ambivalence et la chose compliquée de cette performance.
• Caroline préfèrera à la notion de travail celle de responsabilité vis à vis d’autrui : dans la mesure où il n’y avait pas de « chose à faire », il fallait être dans une responsabilité morale vis à vis d’autrui pour prendre soin des gens (Takes care of you). Pour Caroline, être responsable d’autrui sans l’être concrètement est difficile : « Je pense qu’aucun d’entre vous ne peut être certain que vous avez réussi à ce que les gens se sentent bien. Et peut être même, vous avez dit à un certain moment, qu’« ils se sentent mal » : il y a comme ça une incertitude, un décalage entre la mission de responsabilité et puis des résultats qui pouvaient être un peu incertains. »
Véronique reprend à sa suite la notion de responsabilité sous l’éclairage de cette responsabilité du parent vis à vis de l’enfant : la fatigue, cette veille, cette espèce de mission, tout ce qui a trait à ce travail invisible qu’est cette responsabilité permanente à partir du moment où l’on est dans cet engagement vis à vis d’autrui.
Ces notions seront reprises par les participants qui discutent les pistes proposées.
Conclusion
L’expérience de cette performance et l’échange qui a suivi permettent de reprendre nos hypothèses et d’y répondre. A la question : porter un message sur un t-shirt implique-t-il la personne à se sentir porteuse du message ?, les volontaires performeurs répondent qu’il s’agit pour eux d’un signe extérieur de reconnaissance pour le public et pour le groupe, qui renforce le volontaire dans son « rôle » ; mais c’est avant tout la mise en condition et le temps long de la performance (3h) qui facilitent et incitent à se mettre dans cette attitude – voire dans ce travail – de care-giver. Car porter ce message et se mettre en posture de prendre soin d’autrui semblent être perçus comme un travail, quelque chose qui ne va pas de soi, qui implique que l’on se décentre pour se dévouer aux autres en s’oubliant. Le t-shirt ferait l’effet d’un masque qui nous cache (ce n’est plus nous) et nous permet d’être un autre (un autre en nous) qui se révèle dans le cadre précis de cette performance – au même titre que l’acteur est en représentation, jouant son rôle, sur la scène du théâtre.
A la question suivante : peut-on introduire quelque chose de l’ordre d’une réelle présence dans un environnement mondain, cela parait possible pour les volontaires performeurs, et de façon étonnement assez rapide. La conversation démarre plus vite à un autre niveau de sens. Le rôle du performeur étant d’inviter la personne à entrer en conversation dans un décalage avec le système de reconnaissance sociale habituel du vernissage – par le biais d’autres canaux, d’autres liens : « Ce qui fait que l’on va aller vers quelqu’un sans raison » (Godé). La fonction de la performance est de permettre au volontaire d’entrer en « relation fictionnelle » avec le public : la rencontre se fait alors à la fois plus de façon « naturelle » et « surréaliste », comme si la personne se sentait invitée à être elle même, naturelle et inventive : comme si l’on remettait du sens dans la relation et ceci grâce à la performance.
Cette question s’apparente à une mise en opposition traditionnelle de la présence et de la représentation, du naturel et de l’artificiel. C’est justement dans cette articulation inversée que la rencontre se produit : dans le champ du réel, les personnes d’un vernissage sont en représentation ; dans le champ de la fiction artistique, elles seraient invitées à être plus naturellement présentes à l’autre et à elles-mêmes.
Un dernier point est l’attente déçue de cette performance dont on espérait qu’elle crée l’événement, qu’elle anime la soirée, qu’elle soit spectaculaire ; à la place de cela, les volontaires, en toute discrétion, essaient d’établir une rencontre simplement naturelle à autrui et cela paraît douteux : les sourires bienveillants agressent, les regards qui tentent d’établir un contact sont perçus comme inquisiteurs : en essayant d’établir le lien, le volontaire performeur peut être mis à distance et rejeté… Alors qu’il invite à l’hospitalité, le volontaire doit faire face paradoxalement à cette hostilité.
La performance participative « takes care of you SR », si elle s’adresse au public du vernissage de l’exposition, est avant tout un moyen de faire vivre aux volontaires une expérience personnelle et relationnelle singulière. Comment se sent-on investi d’un rôle, d’une mission par le simple fait de porter un T-shirt de couleur à l’inscription si discrète qu’elle s’efface comme se dispersent les corps de ces volontaires dans cette marée humaine d’un événement mondain parisien ? Cet effort de présence nécessaire et presque absurde, sans rôle précis assigné – comme le faisait remarquer Caroline Ibos – est une façon de chercher en soi qui nous pouvons être dans une telle situation, trouver quelle part de nous se met au travail et nous aide à voir nos limites habituelles, à les dépasser en s’ajustant et faisant face aux situations rencontrées qui se renouvellent à chaque rencontre avec le public. Sommes-nous si différents de ce que nous sommes habituellement ? Les règles et le groupe nous permettent-ils de nous stimuler comme au travail ou de sublimer notre conduite vis-à-vis d’autrui ? Se sentir responsable de prendre soin d’autrui, le temps de la performance, est-il un apprentissage intéressant, valorisant, inquiétant ?
L’expérience menée montre l’implication de chaque volontaire performeur « à sa manière », selon sa sensibilité et sa puissance créative ; sa volonté d’accepter ou de pervertir les codes du protocole proposé.
Le résultat d’analyse que nous proposons n’est pas destiné à valider notre hypothèse mais à retenir ce qui émerge d’une telle expérience relationnelle et contextuelle. Les débats générés lors de l’échange post-performance font partie de l’œuvre au même titre que cet article. On pourra m’objecter qu’il manque à mes outils d’observation des témoignages de participants, des évaluations quantitatives… mais les limites de cette recherche scientifique sont relatives à ma volonté de ne pas circonscrire mon objet artistique pour qu’il demeure une œuvre en processus. L’analyse menée me permet en revanche de faire le point, de réfléchir aux expériences à venir et d’améliorer le dispositif : on pourrait imaginer par exemple sensibiliser le spectateur à la présence des volontaires par le biais d’informations pouvant être remises en mains propres (type prospectus) à l’entrée…
Pour l’heure, j’envisage une suite à ce travail. Nous avons invité les volontaires performeurs à éprouver les règles du bénévolat durant un vernissage parisien. Il me semble intéressant de reprendre l’idée pour la transposer dans un autre univers. J’aimerais pouvoir proposer une expérience de ce type avec des personnes âgées ou un public handicapé pour permettre à ce public d’être dans un rôle de responsabilité vis à vis d’autrui – en inversant les rôles de ceux qui prennent soin, nous pourrons découvrir en quoi le contact avec cette population peut être porteur de rencontres et de sens.
Pour finir, je souhaiterais remercier et dire combien j’ai trouvé précieuse cette expérience menée avec et grâce à tous ces participants (volontaires, visiteurs, observatrices, organisateurs). J’avais précisé aux volontaires qu’aucune vidéo ne serait faite de la performance dans la mesure où ce qui se vit dans la rencontre doit demeurer dans le secret. Chacun emporte et garde en mémoire une trace de cette expérience sensible et invisible.
Notes
[1] Je me réfère pour cela à l’œuvre du philosophe Jacques Rancière (Le partage du sensible, 2000) pour qui la pratique artistique actuelle et sa réception esthétique permet une expérience sensible du monde, partageable dans un sens collectif.
[2] Pour John Dewey « l’art lui même a pour fonction morale d’extirper les préjugés, de faire tomber les écailles qui empêchent l’œil de voir, de déchirer les voiles déposées par les habitudes et les traditions, de perfectionner la faculté de percevoir » (p. 520).
[3] L’Esthétique relationnelle énoncée par Nicolas Bourriaud dans la fin des années 90 – définit ce champ de pratique de l’art contemporain où « l’art est un état de rencontre », offre de modestes branchements mettant en contact des niveaux de réalité tenus éloignés ainsi que des nouveaux modèles de sociabilité. Dans un contexte de pensée plus générale, la question de la relation à autrui (Levinas,1971) de « l’intersubjectivité de notre monde » (Merleau Ponty, 1945, p. 406), de l’intersubjectivité psychologique comme co-construction d’un espace psychique commun (Kaes, 2008) … nous permettent d’envisager la création contemporaine dans cette dimension relationnelle et intersubjective.
[4] Yann Toma est artiste et professeur des Universités. Directeur de la ligne de recherche Art & Flux, il est président à vie de son entreprise artiste Ouest Lumière.
[5] Caroline Ibos, maître de conférence HDR en Science Politique (Université Renne2/Paris 3), est co-directrice de la ligne de recherche Art & Flux.
[6] La vitrine am est un espace d’exposition de l’Art en direct, une agence de communication spécialisée en conseil et stratégie, événementiel, production d’expositions, management et relations publiques installée 24 rue de Richelieu, Paris.
[7] Dans la fin des années 70, l’artiste Jenny Holzer employait déjà le t-shirt comme un mode de propagation de sa série Truismes permettant ainsi de communiquer et diffuser ses messages engagés et provocateurs dans la sphère sociale. Panneaux lumineux, projections, autocollants… un grands nombres de moyens étaient déployés dans l’espace urbain pour toucher un large public et encourager une fonction utilitaire de l’art.
[9] Nous employons le terme de volontaire pour parler des performeurs, en référence au terme anglo-saxon de Volonteers employé pour nommer les bénévoles.
[10] Dans le cadre d’un Master 2 arts thérapies à Paris V (2013-2014) j’ai effectué cette année un stage de formation à la maison médicale Jeanne-Garnier. Cette expérience forte et enrichissante a donc été menée en parallèle à cette performance.
[11] Cette notion d’hospitalité suscite de nouvelles explorations sur la scène artistique. Fin 2013 se tenait au Blaffer, le Musée d’art de l’Université de Houston, l’exposition Feast : Radical Hospitality in Contemporary Art où des artistes « orchestraient » des repas performances comme moyens de susciter de nouvelles rencontres et expériences artistiques partagées.
[12] Incubant un début de pneumopathie, j’avais la sensation physique d’être immergée, prise entre deux eaux et de suivre le courant sur lequel je ne pouvais avoir d’ascendant.
[13] Nous pouvons rapporter cela à l’expérience que nous avons en soins palliatifs : lorsque nous franchissons la porte d’un patient, nous sommes présents à l’autre, oubliant nos soucis et nos préoccupations du moment pour être avec la personne en « totale présence ».
[14] Cette distinction de genre est intéressante et demanderait à un niveau social et psychologique de s’y pencher. Nous retrouvons ici un des premiers débats sur le care abordé par Carol Guilligan dans son livre In a different voice (1982) qui montre la façon différente de penser et de parler des hommes et des femmes lorsqu’ils sont confrontés à des dilemmes éthiques. Selon Guilligan être dans le lien serait une attitude féminine et séparer une attitude masculine. En suivant son idée on pourrait comprendre la situation du bar facilitatrice de lien ; immersive et aidante pour les hommes.
[15] On peut faire ici un écho au travail de Vanessa Beecroft qui joue des codes vestimentaires comme des codes sociaux permettant la distinction et l’uniformisation des corps regroupés, montrant et effaçant les différences : dans ses performances lentes, la nudité offerte ne renvoie pas à cet état naturel du corps ; elle devient à son tour un uniforme porté (vb45, 2001) au même titre que les femmes noires habillées en habit de bonnes disposées sur un podium à la foire de Miami Bâle (vb58, 2005).
[16] Concevoir l’œuvre de façon ouverte est une façon actuelle d’aborder la création. L’œuvre de Thomas Hirschorn en est un exemple probant : sa façon de faire participer publics et intervenants dans un espace dédié à la création et à la réflexion me semble paradigmatique de cette approche contemporaine de l’œuvre. « Flamme éternelle » (Palais de Tokyo, 2014) témoigne de cette préoccupation de faire de l’œuvre un espace public et accessible en même temps qu’un atelier provisoire réactivant un protocole de « présence et production » : chacun peu ainsi librement circuler, intervenir, rencontrer… dans une simple présence aux autres et à l’espace. Un pompier, gardien de l’une des flammes éternelles, fut pour moi et mes enfants une rencontre marquante de ce lieu :j’avais alors le sentiment que nous faisions partie de l’œuvre.
[17] L’émergence de l’esthétique relationnelle s’inscrit selon Bourriaud dans un contexte d’appauvrissement des relations humaines causée en partie par ce que Guy Debord a nommé « la société du spectacle » (Guy Debord, 1967) où la relation n’est plus directement et simplement vécue mais devient spectaculaire. L’art peut vouloir pallier ce manque en créant « des espaces-temps relationnels, des expériences interhumaines qui s’essaient à se libérer des contraintes de l’idéologie de masse ; en quelque sorte, des lieux où s’élaborent une idéologie alternative, des modèles critiques, des moments de convivialité construite ». (p. 47).
[18] Mesurer la qualité d’une œuvre à la mémoire qu’elle nous laisse et au changement d’attitude qu’elle provoque dans nos expériences futures est une donnée non négligeable (cf. John Dewey).
Bibliographie
Dewey, John (1934). L’art comme expérience. Paris : Gallimard, Folio essais, 2012.
Bourriaud Nicolas (1998). Esthétique relationnelle. Paris : Presse du Réel, Dijon.
Debord, Guy (1967). La société du spectacle. Paris : Buchet/Chastel.
Gilligan, Carol (2008). Une voix différente. Paris : Flammarion, Champ essais.
Kaës, René, (2008), « Définitions et approches du concept de lien », Adolescence, 2008/3 n° 65, p. 763-780.
Levinas, Emmanuel (1971). Totalité et infini. Paris : Le Livre de Poche, 1992
Merleau-Ponty, Maurice (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard collection Tel, 1992.
Rancière, Jacques (2000). Le partage du sensible. Paris : La Fabrique.