Lumières de bohème de Carlos Martin

Irène Sadowska Guillon

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Une épopée esperpentique

Figure extravagante et pittoresque de la vie littéraire et de la bohême espagnole de la fin du XIXe s. et du début du XXe s., Ramon del Valle Inclan (1866 – 1936), romancier, poète et auteur de théâtre, a été à la fois précurseur de nouvelles formes dramatiques et inventeur d’une vision déformée, esperpentique de la réalité. En avance sur son temps son théâtre défie les normes dramatiques, les conventions et les codes de la scène, en brossant de grandes fresques épiques d’une époque, comme par exemple la saga familiale des Monténégro dans Comédies barbares ou en traçant, comme dans Lumières de bohème (1920), un portrait ironique, sarcastique de la société espagnole du début du XXe s. Très étrangement cette société dont les strates sont traversées par les protagonistes de la pièce, le poète aveugle Max Estrella et son compagnon Don Latino de Hispalis, reflète dans le miroir déformant de l’esperpento, à si tromper, la nôtre.

En attribuant la paternité de l’esperpento à Goya, Ramon del Valle Inclan définit cette esthétique dans Lumières de bohème comme « le reflet de la réalité dans un miroir concave ». Son personnage Max Estrella dit : « le sens tragique de la vie espagnole peut seulement se représenter avec une esthétique systématiquement déformée. Les images les plus belles dans un miroir concave sont absurdes. »

« L’Espagne – dira Valle Inclan par la bouche de Max – est une déformation grotesque de la civilisation européenne ». On pourrait dire la même chose aujourd’hui.

La mise en scène de Carlos Martin, dépouillée, ramenant au minimum les éléments et les effets scéniques, prend une dimension métaphorique et traduit, avec une pertinence rare, la distanciation par la déformation esperpentique de la réalité et la stylisation grotesque des personnages prélevés dans la vie réelle. Elle fait entendre dans le texte de Lumières de bohème, datant de quasi un siècle, les désordres de la société actuelle : corruption de la classe politique, détournement de fonds publics, chômage, mouvements protestataires, etc.…

Lumières de bohème raconte les deux derniers jours de la vie du poète aveugle Max Estrella, frustré de ne pas avoir été reconnu. Il quitte le matin sa maison, sa femme et sa fille, pour, en compagnie de son ami Don Latino, aller réclamer l’argent qu’on lui doit pour son roman. Ils échouent dans une taverne où ils se saoulent. Arrêtés en train de faire du tapage avec un groupe de modernistes ils sont conduits au commissariat puis en prison.

Ils en sortent grâce à l’intervention du rédacteur en chef du journal El Popular ils vont voir le ministre, ancien compagnon d’études de Max Estrella, pour demander réparation. Celui-ci s’esquive. Les deux protagonistes se retrouvent de nouveau dans un bar puis continuent leur périple en traversant les quartiers sordides de Madrid où Max rencontre une pléiade de personnages nocturnes, délinquants, prostituées, chômeurs, etc.

Le lendemain matin on le retrouvera mort devant la porte de sa maison. Alors qu’on enterre Max Don Latino se saoule dans un bar. On apprend à la fin que la femme et la fille de Max, laissées sans ressources, se sont suicidées. Valle Inclan met en scène le microcosme complet de la société depuis le lumpen des bas-fonds, des prolétaires mal payés, des policiers, des journalistes, des artistes, aux politiciens. Une trentaine de personnages turbulents, grotesques, caricaturés avec un humour féroce, parfois macabre. On est constamment dans une farce tragique ou une tragédie grotesque.

Dans la société décadente évoquée par Valle Inclan où triomphe la médiocrité, la corruption, le vol, l’exploitation des uns par les autres, la bêtise et la parodie de l’esprit religieux exacerbé, il n’y a pas de place pour les génies ni pour les travailleurs honnêtes. Pas de psychologie chez Valle Inclan, ses personnages, tous des figures emblématiques, symboliques, caricaturés, déformés, ont quelque chose des marionnettes. Même Max le poète aveugle qui paradoxalement seul voit la réalité avec lucidité, n’échappe pas au traitement déformant, caricatural : son sarcasme, sa révolte sont pathétiques, impuissants.

Les huit acteurs excellents, incarnant les nombreux personnages de la pièce, sont étonnants et fascinants dans leur registre du jeu du grotesque au tragique, du pathétique au dérisoire.

Carlos Martin concentre sa mise en scène dans un espace totalement dépouillé, mental, métaphorique, conçu par Tomas Ruata. Quatre panneaux mobiles créent les différents lieux. Ils sont recouverts d’un côté de plaques métallisées, de l’autre ils ont des barres avec des costumes suspendus que les acteurs utilisent dans le spectacle. Une référence à Brecht et au théâtre qui se fait à vue. Quelques éléments et objets apparaissent et disparaissent en scène : tables, chaises, bouteilles, verres,… À un moment trois tables réunies servent de catafalque dans la scène de l’enterrement de Max.

Un très beau travail des éclairages de Bucho Cariñena module l’espace, suggère les lieux.

La mise en scène est fidèle au texte, à son esprit, sans aucune actualisation ni transposition. Les costumes seuls traversent le XXe s. depuis les années 1930 jusqu’au short ou minijupe des prostituées.

La musique originale de Miguel Angel Remiro intégrée de façon intelligente dans la dramaturgie scénique, en marque les temps forts, par exemple les sonorités évoquant les manifestations, des tirs de fusils, ou la musique des processions de la Semaine Sainte dans la scène de l’enterrement de Max.

Carlos Martin traduit avec talent dans sa mise en scène la structure de l’écriture de Valle Inclan qui se réfère au cinéma : des changements rapides de scènes qui s’emboîtent, les mouvements des panneaux évoquant les mouvements de caméra, des gros plans… L’option de la mise en scène de distancier la pièce dans le temps et dans l’espace lui confère une dimension intemporelle en relevant de la sorte l’actualité de sa problématique. Ainsi, à travers la vision de l’époque que Valle Inclan passe au crible, voit-on la nôtre : le mundillo dérisoire intellectuel, artistique et culturel, politique, vide de sens.

Madrid de l’époque du Ministre du Gouvernement Maura, le peuple affamé, la révolte dans la rue, le mépris de la culture, n’évoquent-ils pas ce dont souffre notre société aujourd’hui ?

La mise en scène de Luces de bohemia proposée par Carlos Martin restant dans la tradition du « grand théâtre du monde » caldéronien non seulement témoigne de la modernité de l’œuvre de Ramon del Valle Inclan mais encore de l’acuité de sa vision de l’évolution de la société contemporaine.

Lumières de bohème de Ramon del Valle Inclan
mise en scène Carlos Martin au Teatro du Circulo de Bellas Artes à Madrid

en janvier 2015 et en tournée nationale durant la saison 2014 / 2015

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Carlos Martin, metteur en scène, a fondé en 1994 avec Maria Lopez Insausti, productrice et Alfonso Plou, dramaturge, le Teatro del Temple à Saragosse. Ce théâtre dispose aujourd’hui d’un lieu Teatro de las esquinas (deux salles, une salle de répétition, un restaurant). Le Teatro del Temple a constitué depuis 20 ans un répertoire de créations d’auteurs depuis Cervantès, Shakespeare, Lorca, Valle Inclan à Beckett et Jordi Galceran.

Actuellement plusieurs productions sont à l’affiche et en tournée : Luces de bohemia de Ramon del Valle Inclan, El buscon, El licenciado vidriera (Licencié de verre) de Cervantès, El arte de las putas (L’art des putes) de Nicolas Fernandez de Moratin et des spectacles tout public Casse-Noisettes et Peau d’âne.

www.teatrodeltemple.com


Biographie d’Irène Sadowska Guillon